CHAPITRE 34
VERONICA
Qui eut cru que le carré brun à la Uma Thurman version Pulp Fiction me rendrait justice ? J'ai un peu l'impression d'être une prostituée russe qui fréquente la mafia, mais à part ça, j'aime bien. Je me sens dangereuse... et c'est exactement ce dont j'ai besoin pour juguler la peur que je ressens. Son intensité est telle qu'elle pousse contre chacun de mes organes dans des directions différentes.
Si Dicey n'avait pas le regard braqué sur moi, je me plierais sûrement en deux pour limiter cette horrible sensation.
— Tu es certaine que tu te sens de le faire ?
— Pour la soixante dix-huitième fois, Darcy : oui. Je suis sûre de moi !
Appuyé contre sa bécane, le biker m'observe de ses prunelles noisette. Elles paraissent presque cacao dans la pénombre de la nuit. Le réverbère de cette ruelle clignote un peu trop à mon goût. Amateurs d'ambiance lugubre et autres agressions, soyez les bienvenus...
— On répète le plan, m'ordonne-t-il.
Telle la bonne élève que je suis, je repasse en détail chaque étape qui m'attend. Cela n'arrête pas de tourner en boucle dans ma tête, impossible d'oublier.
— Tu ne prends aucun risque inconsidéré, insiste Dicey lorsque j'ai achevé ma tirade. Tu t'en tiens au plan ! Si t'as un problème, tu presses ce bouton.
Il me tend un petit objet rond qui ressemble presque à un ornement de chemise. En réalité, il s'agit d'un traceur capable d'envoyer une alerte sur le téléphone de Dicey.
— Vous utilisez ça quand vous partez en mission, avec les spectres ?
Dicey incline la tête sur le côté, l'air de dire « tu crois vraiment que je vais te parler de ça ? », et conserve le silence.
— Une simple pression suffira. En cas de danger, je débarque direct !
— Et tu feras quoi ? Tu te battras à un contre vingt ? Je vais gérer, OK ? Déstresse-toi ! Qu'est-ce qui t'inquiète vraiment ?
Son regard trouve le mien et ce que j'y lis me heurte. Serait-il possible... que l'idée qu'il m'arrive un truc l'écorche vif ?
— Que tu renonces avant d'aller jusqu'au bout, tranche-t-il.
Un grand froid m'envahit. Au temps pour moi, j'ai sûrement mal interprété la lueur dans ses prunelles. Je suis vraiment la reine des idiotes, à sans arrêt prendre mes rêves pour des réalités. Dicey et moi avons eu beau coucher ensemble, ça n'a l'air de rien représenter pour lui, si ce n'est un cessez-le-feu. Nos piques sont toujours présentes, mais davantage à la manière d'un jeu. Il n'y a plus cette hargne qui nous anime.
Il faut croire que nous ne sommes pas tout à fait sur la même longueur d'ondes. Car pour moi, le moment que nous avons partagé représentait quelque chose. Je ne sais pas quel mot poser dessus, mais ça n'avait rien à voir avec ce que mes plans culs m'ont fait ressentir.
Tant pis ! Cela me laisse le champ libre pour boucler mon roman et ne rien regretter. Autant rester indifférente à ce biker.
Pourquoi ai-je mal à la poitrine ?
— Je ne renoncerai pas, assuré-je.
— Je ne vais pas l'inviter à jouer à la belote, Veronica !
Mon prénom dans sa bouche me fait frémir.
— J'ai bien compris ! Tu vas lui régler son compte.
Dicey expire bruyamment. Il se décolle de sa moto pour s'approcher de moi. Là, il abaisse son regard dans le mien. Je bénis mes talons de me permettre de ne pas avoir à lever la tête au point de m'en dévisser le cou.
— Pas de métaphore, murmure-t-il. Dis-le !
Face à mon silence, Dicey me caresse la joue du bout de son pouce.
— Je veux t'entendre le dire.
Je déglutis, la gorge nouée. Les mots sont bien là. Je n'ai aucun doute sur ce qui va se produire, pourtant, j'ai du mal à les ancrer dans la réalité. Je ferme les yeux pour rassembler mes forces, puis articule :
— Tu vas le tuer.
Dicey acquiesce avec douceur.
— Je vais le tuer.
Un frisson d'horreur se déploie le long de mon épine dorsale. Les termes sont dits. Pourtant, je ne crois pas mesurer pleinement ce qui va se passer. Cela reste abstrait pour moi. Je n'ai jamais contribué à l'assassinat d'une personne, de près ou de loin.
Pourrais-je résister à l'assaut de la culpabilité ? Après tout, ma cible n'a rien d'un équivalent de Mère Teresa. C'est une ordure qui a sûrement buté plus de gens que j'en ai embrassés dans ma vie. Il est l'un des responsables de mes terreurs nocturnes, de ma paralysie diurne, de l'hypervigilance dont je n'arrive pas à me débarrasser. Si je veux reprendre le contrôle de ma vie, je dois aller au-devant du danger. Prendre le taureau par les cornes.
Devenir le chasseur.
— Je ne me dégonflerai pas ! affirmé-je.
Pas après tout ce que j'ai dû faire pour convaincre Dicey. Il aura fallu que je le travaille au corps cinq jours durant pour qu'il finisse par céder. Sans une personne pour assurer mon rôle, il ne pouvait pas mettre son plan à exécution. Et comme il ne tient pas à ce que ses frères et sœurs soient au courant, puisqu'ils le dissuaderaient d'y aller comme un bourrin, il a besoin de moi.
Prête à passer à l'action je tourne les talons lorsque la main de Dicey se referme autour de mon poignet. Il m'attire brutalement à lui, mon corps se pressant contre son torse musclé. Son souffle tiède me caresse le bout du nez alors qu'il observe mon menton dans un silence oppressant.
— Je...
Son regard se reporte partout sauf dans le mien. Le voir chercher ses mots le rend si craquant, lui qui paraît toujours abrupt.
— Fais gaffe !
— Je respecterai ton plan, ne t'en fais pas.
Il secoue la tête.
— T'as pas compris !
Je fronce les sourcils. Ses lèvres s'entrouvrent tandis qu'à nouveau, une véritable lutte semble se jouer dans sa tête. Après un long moment, il finit par dire :
— Fais gaffe à toi !
Quand je comprends enfin que c'est sa manière d'exprimer son inquiétude à mon égard, ma bouche forme un « o » de surprise. Finalement, je ne m'étais pas trompée tout à l'heure. Étourdie par mes pensées divergentes, je reste coite. La bouche de Dicey s'écrase sur la mienne avec une ardeur qui m'envoie une onde de chaleur des pieds à la tête.
Je passe les bras autour de son cou et approfondis le baiser. Ses mains glissent sur mes hanches dans un geste possessif que j'ai toujours détesté chez les mecs... mais qui pour une fois, allume en moi la mèche d'un désir aux multiples nuances.
Dicey me lâche soudain et murmure :
— Le brun te rend jolie. Le blond inoubliable.
Mon cœur bat fort, beaucoup trop fort... Message reçu : dès la mission terminée, je m'empresse de jeter cette perruque.
Le souffle court, je m'écarte de Dicey et m'éloigne sur le trottoir, sans un regard en arrière. Le bar dans lequel se réunissent les Desert Eagles se trouve à environ trois cents mètres. Histoire de ne pas me faire griller avant d'y entrer, il était préférable que j'arrive quelques rues plus loin.
Raptor Den.
Rien que le nom affiché sur la pancarte en bois bouffé par les mites me donne froid dans le dos. Armée de mon sourire le plus séduisant, j'ajuste mon décolleté pour mettre en avant mes seins. Me présenter comme un bout de viande face à ces vieux mecs me file la gerbe. Pourtant, rien ne sera plus efficace pour éloigner les soupçons. Ces types doivent être cons comme des bites, autant me servir du meilleur bouclier possible.
Devant Dicey, j'ai remonté le tissu de mon haut pour ne rien laisser paraître de ma petite stratégie. Il m'aurait sûrement défendu de porter ça dans un tel endroit, ce qui aurait déclenché une lutte insensée entre la féministe en moi qui se moque éperdument de l'avis d'un homme et la femme séduite qui se serait montrée ravie de le voir un peu jaloux. Cette dichotomie est absurde. Pourquoi le cerveau est-il aussi mal fichu, parfois ?
En entrant dans l'établissement, une odeur mêlée de rance et de vinasse m'agresse les narines. De vieilles enceintes balancent un son grésillant. Sûrement du metal ou du hard rock. Je ne m'y connais tellement pas que je ne fais pas la différence.
La moitié des regards se braquent sur moi alors que je longe le bar. Certaines nanas me jugent, des mecs me reluquent. L'indifférence des autres me donne l'espoir qu'on finira par se désintéresser complètement de moi.
Un premier relou vient à ma rencontre, une bière à la main. La quarantaine, plutôt pas mal si on aime le genre prof d'histoire qui pue de la gueule dès huit heures le matin. Un œil plus grand que l'autre, il m'avise comme une charogne.
— Salut poupée !
Poupée, sérieux ? Il est resté coincé trente ans en arrière ?
— Salut beau mâle !
OK, pause ! Ça sort d'où, ça ? On avait dit naturelle, Veronica ! Naturelle !!
Heureusement, le biker ne semble pas y prêter attention puisqu'il m'adresse un sourire graveleux. Sa dentition est aussi pourrie que mon manuel sur la seconde guerre mondiale. Je sais que les hors-la-loi n'ont pas de couverture santé, mais avec le fric qu'il doit brasser illégalement, ce type pourrait se payer un dentiste.
— Tu viens d'où comme ça ?
Tandis que je le baratine en récitant les phrases toutes faites que Dicey m'a obligée à apprendre – et m'a fait réciter jusqu'à ce que je les sorte sans bégayer – j'observe sa veste en cuir sans manches. La forme ressemble à celle que tous les bikers portent. En revanche, à la place de l'habituel logo des Bloodlust Spectrum, j'en découvre un complètement différent.
Un aigle entoure de ses ailes majestueuses un globe derrière lequel sont croisés deux pistolets. Des Desert Eagles, sans aucun doute. En faisant quelques recherches sur le MC, après avoir entendu leur nom la première fois, j'ai découvert que leur appellation désignait aussi des armes à feu.
— Je t'offre un verre, poupée ?
Si tu m'appelles poupée encore une fois, je t'enfonce mon talon aiguille au fond du rectum, c'est clair ?!
— Avec plaisir, réponds-je en souriant de toutes mes dents pour contenir un haut-le-cœur.
Les miennes ne sont pas pourries, autant les afficher. Dans la foule oppressante du bar, je remarque que plus personne ne me prête attention. Le simulacre de prof d'histoire se faufile pour commander au comptoir. À mon avis, il en a pour un moment.
Quand une jolie rousse si peu vêtue qu'elle semble sortir de la douche se frotte contre lui, il semble oublier mon existence.
Super !
Heureusement que je me suis servie de lui juste pour ne pas me jeter aussitôt sur ma cible. Cela aurait paru louche. Maintenant que je me suis fondue dans la masse, la voie est libre. Je fouine dans tous les sens, distribuant des clins d'œil avec générosité, sans toutefois trop insister histoire de ne pas être interrompue cinquante fois.
Mon regard scanne les avant-bras de tous les bikers que je croise, dédaignant les brebis qui ne se gênent pas pour m'adresser toutes sortes de grimaces.
Durant la fusillade, l'ennemi portait une cagoule. Quand j'ai demandé à Dicey comment il comptait identifier celui qui a donné la mort à Arès, il a fini par m'avouer qu'il portait un tatouage bien spécifique. Un serpent enroulé autour d'une colombe. Sauf que dans ce scénario, la colombe à la gueule grande ouverte, comme un prédateur, et s'apprête à bouffer le serpent.
Il a essayé de me le reproduire sur une feuille. Après quelques moqueries que je n'ai pu retenir, il a fini par croiser les bras sur la poitrine et faire la gueule. M'excuser sans retomber dans mes éclats de rire aura été une épreuve, mais j'y serai parvenue. Malgré le dessin éclaté au sol de mon acolyte, je pense être capable de le recon...
Bingo !
Installé seul à une table, un mec un peu louche se balade sur son portable. Une bière vide posée devant lui, il ne prête pas attention au reste du monde. L'encre qui parsème son épiderme ne laisse place à aucun doute : c'est exactement comme me l'a décrit Dicey. C'est grâce à la description de Hunter, qu'il s'est lancé dans sa tentative de dessin qui m'aura fait glousser davantage qu'un dindon. Autant dire que c'était sport. Note à moi-même : ne jamais choisir Dicey comme partenaire pour un Pictionary.
Conclusion : j'ai trouvé ma cible.
Sûre de moi, je vais à sa rencontre sans ignorer le danger qu'il peut représenter. J'ai aperçu tout type de profil dans ce bar, des faibles, des mystérieux, des féroces. Je ne peux m'empêcher de repenser au spectre de la soif de sang. Même chez les Desert Eagles, il existerait tout un panel de notation. Je me demande quel chiffre porterait l'assassin d'Arès, s'il faisait partie des Bloodlust Spectrum.
Le numéro neuf de Dicey me hante. Je n'arrête pas de me demander ce qu'il a pu commettre pour en arriver là. Je sais déjà qu'il a tué des gens et si parfois ça me donne envie de fuir, la balance retrouve un équilibre par mon objectif de vie. Et le désir que j'éprouve pour ce mec... il serait hypocrite de ma part de prétendre le contraire. L'attirance que je ressens voile la peur que je devrais pleinement ressentir.
— Salut !
Le type relève les yeux vers moi une demi-seconde, puis se désintéresse pour retourner sur son téléphone.
OK ! Il va me donner du fil à retordre, celui-là !
— T'aimes pas les brunes ? l'interrogé-je en me penchant sur la table.
Là, il a une vision imprenable sur mon balcon. Qu'il en profite, je donne rarement autant de ma personne.
— Tant que t'as une chatte, moi, ta couleur de cheveux, je m'en bas les couilles.
Un effort m'est nécessaire pour ne pas écarquiller les yeux. Des mois à bosser avec des bikers et j'arrive encore à m'étonner de ce genre de propos.
Ressaisis-toi, ma grande !
Je me glisse sur la banquette, à côté de ma cible, tout en lui demandant son nom.
— Ralf !
— Lindsay !
Il rit. Ai-je dit un truc drôle ?
— Tes cheveux, ton nom... économise ta salive. T'es un réceptacle à foutre, t'as pas besoin de te vendre. Je finis ma bière et je te tringle !
Ma salive passe dans le mauvais tuyau et je me retrouve à toussoter pour faire passer la sensation, tandis que Ralf vide sa bière.
— Attends-moi dans les chiottes, je te rejoins dans deux min' !
C'est le moment, Veronica ! Prends sur toi et adopte l'attitude qui convient...
— J'ai hâte de sentir ton gros braquemart entre mes escalopes, susurré-je. Mais ces chiottes me dégoûtent. Je préfère encore que tu me baises dans l'allée, derrière.
Ralf me jauge un moment. J'ai l'impression que la vérité est écrite sur mon front, que je suis venue uniquement pour l'attirer dans un traquenard, que je ne suis rien de plus que la serveuse du Golden Ghoul, celle-là même qui a cru mourir le jour de la fusillade et qui réalise, dans le feu de l'action, que vaincre sa peur n'est pas aussi facile qu'elle le croyait.
Au fond de moi, l'envie d'avorter ce plan me titille. Je pourrais prendre mes jambes à mon cou et me casser loin d'ici. Pourquoi faire ? Mon avenir est plus noir qu'un tunnel. Je ne sais pas où je vais, à peine qui je suis...
Avec cette perruque brune, ces lentilles de contact bleues et ce maquillage outrancier, je ne me suis pas reconnue dans le miroir avant de partir. C'est le but recherché, je sais... Après maintes négociations, Dicey a ajouté dans les conditions non négociables que je me grime afin de n'être jamais reconnue par la suite. Je ne m'y suis pas opposée, n'ayant aucune envie de subir des représailles.
— L'allée, ça me va ! tranche Ralf.
Il vide sa bière d'un trait, puis m'attrape violemment le bras. S'il avait voulu le disloquer de mon corps, il ne s'y serait pas pris autrement. Tous mes muscles se verrouillent, mes organes se contractent. Le doute m'envahit.
Et si Dicey n'était pas là, dans cette ruelle ? Et s'il me laissait livrée à mon sort rien que pour me faire payer mon insolence ? Ou s'il lui était arrivé quelque chose ?
Ralf m'agresserait en toute impunité. La bile remonte le long de mon œsophage. Je ne peux pas laisser ça se produire... alors je fais appel à ma mémoire pour ramener sur le devant de la scène, tous mes cours de self-défense. J'ai appris à parer n'importe quelle situation, encore faut-il ne pas se laisser paralyser par la panique.
Nous fendons la foule jusqu'à atteindre la porte menant à la petite ruelle derrière le Raptor Den. Celle-ci s'avère en tout point similaire à la modélisation en trois dimensions sur Google Maps. Durant notre préparation, Dicey m'a montré à quoi elle ressemblait et quelles étaient les deux issues possibles, si jamais la situation tournait mal.
Les gonds pivotent, l'obscurité nous avale. Il me faut quelques secondes pour m'y habituer, tandis que Ralf me balance contre un mur tel un vulgaire déchet. Il plonge dans mon cou et me malaxe les seins comme s'il cherchait à me les concasser. Le dégoût irradie dans toutes mes cellules alors que mon regard virevolte dans tous les sens à la recherche de Dicey.
Quand je réalise qu'il n'y a que Ralf et moi dans cette allée lugubre, mon pire cauchemar prend vie.
Dicey m'a abandonnée et cet homme va me violer.
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