CHAPITRE 33
VERONICA
Écouteurs enfoncés dans les oreilles, j'accepte l'appel entrant de Gary tout en m'acharnant sur ma machine à café. Bon sang ! Pourquoi a-t-elle décidé de faire un caprice ce matin ?
— SEN-SA-TIO-NNEL !
— Bonjour à toi aussi, Gary.
— Excuse-moi ! Je suis tellement enthousiasmé par notre projet que j'en oublie la politesse. Bonjour Veronica, ma chère autrice aux doigts en or.
— Tu ne disais pas ça il y a quelques mois, quand je t'ai remis mon précédent manuscrit.
Oui, je l'ai toujours en travers de la gorge. On n'efface pas un an et demi de travail acharné comme ça. Même à grand renfort de quarante mille dollars d'avance sur droits pour mon nouveau texte. Argent qui, soit dit en passant, a été gentiment stocké sur un de mes livrets. Je n'ose pas y toucher.
Ce n'est pourtant pas la liste d'objets à remplacer qui manque, à commencer par cette maudite cafetière et le vase sur le guéridon. Mon ordinateur portable commence un peu à faire la gueule, heureusement mon fixe est plus récent. Une tablette pourrait m'aider à compléter ma panoplie en bossant plus efficacement. La juxtaposition d'écrans m'éviterait de faire des retours sans arrêt.
Et puis, le verre de ma table basse est de plus en plus rayé. Quand je l'ai achetée, je me suis doutée que ça ne tiendrait pas dans le temps. De là à déjà devoir lui trouver un substitut...
Quarante mille dollars dormants. Pourquoi je refuse d'y toucher ? Ils sont à moi, après tout. Pourtant, une sorte de méfiance m'en éloigne.
— Les nouveaux chapitres sont supers ! J'ai trouvé plusieurs passages superflus, je te proposerai de couper. La trajectoire globale est toujours la bonne, tu maintiens le rythme, on est en haleine.
Ma tasse de café enfin pleine et fumante m'inspire un réconfort automatique. Je souffle longuement dessus avant de la porter à mes lèvres.
— Juste...
C'était trop beau pour être vrai.
— ... je me demandais où tu en étais concernant les trous que tu as laissés dans le texte pour y revenir plus tard.
— Ce sont les détails qui me manquent, Gary. Je veux des données précises, je ne peux pas faire dans l'approximation.
— Je sais ça. Ma question, c'était de savoir si ça avance, tes recherches.
Oui et non. Difficile de répondre. À la fois je me suis rapprochée de Dicey – mon cœur s'emballe à cette simple pensée – et je serai sûrement en passe de lui soutirer les infos que je cherche. Et d'un autre... mon manque d'honnêteté à son égard me ronge. Tant qu'il était désagréable, je jugulais ma culpabilité. Désormais, j'ai l'impression de lui planter un couteau dans le dos.
Inconsciemment, je n'ai pas envie de me servir des infos qu'il me confie. J'aurais l'impression de salir notre lien. Après tout, je n'ai jamais eu l'intention de coucher avec un des bikers pour obtenir ce que je désire. Cela s'est rajouté sans que je le contrôle. Je n'ai pas besoin d'utiliser ça pour parvenir à mes fins.
Mon récit dépeint l'histoire d'un MC, pas celle d'un biker en particulier. Les secrets de Dicey n'apparaîtront pas dans mes lignes.
— Hmm.
— Hmm ?
— Oui, hmm.
Gary soupire à l'autre bout du fil, tandis que l'hésitation me broie les intestins. Ai-je vraiment envie d'aller au bout de ce projet ? De trahir ces gens qui m'ont accueillie et tendu la main, en dépit de toutes les horreurs que le grand public raconte sur eux ? Ils ne sont pas les monstres qu'on prétend. Oui, ils vivent dans un monde où la violence et le sang règnent en maître. Et si ça me terrifie, j'ai compris que je ne crains pas ce que les Bloodlust Spectrum pourraient me faire mais ce qui pourrait leur arriver.
Enfin, sauf s'ils découvraient mon noir dessein. Là, je serais en droit de trembler de la tête aux pieds...
Un frisson me parcourt en me rappelant que Dicey sait que j'écris. En fouillant dans ma vie, il est remonté jusqu'à Gary&Co et heureusement pour moi, il pense que je viens juste de signer un premier contrat. Loin de se douter que j'écris sur sa famille en insider, il pense que je suis autrice de fiction...
J'ai eu la trouille de ma vie lorsqu'il a mis le sujet sur la table. J'ai brodé comme j'ai pu pour me sortir de ce mauvais pas. Son cerveau a été tellement focalisé sur le fait que je puisse être une infiltrée des aigles ou une flic sous couverture, qu'à aucun moment en découvrant mon véritable métier, il n'a pensé que je pouvais lui nuire.
Je devrais être soulagée. Pourtant, la culpabilité m'étouffe.
— J'ai confiance en toi, assure Gary visiblement soulagé d'avoir soupirer un bon coup. Tu vas y arriver. Et... j'ai une nouvelle pour toi.
Personne ne dit jamais « j'ai une nouvelle pour toi ». Normalement, on précise avec un adjectif la tournure que va prendre la suite de la conversation.
— Bonne ou mauvaise ?
Gary ménage le suspense, puis répond :
— Une nouvelle qui va changer ta vie, Veronica !
La main tremblante, j'appuie sur le bouton + de mes écouteurs pour augmenter le volume. Ai-je bien entendu ce qu'il a dit ?
— Netflix a racheté les droits de ton roman. Il sera adapté pour une diffusion à l'internationale, un à deux ans après la sortie en librairie.
Ma gorge se serre.
— Q... Quoi ?
Gary rit de bon cœur.
— Je sais, tu ne dois pas en revenir. J'ai rencontré plusieurs producteurs sans t'en parler ces dernières semaines. Je t'avais bien dit que je défendrais ton projet bec et ongles, pas vrai ?
Ce qui explique sa généreuse proposition de quarante mille dollars. Il sait pertinemment qu'ils seront rentabilisés.
— Veronica c'est formidable ! Ta carrière va prendre un tournant, tout le monde connaîtra ton nom. Enfin, ton pseudo. Sauf si tu décides de changer, c'est encore possible jusqu'à la dernière minute. Ne te prends pas la tête pour ça, concentre-toi sur le texte !
— T... tu as déjà signé ?
Le contrat qui me lie à Gary&Co est une cession de droits de tous les formats possibles de mon œuvre. Autrement dit, je n'ai pas le pouvoir d'arrêter le processus, que je le désire ou non. Cette décision ne m'appartient simplement pas. Même si je m'y opposais, mon éditeur serait légalement en droit de signer ce qu'il veut.
— Effectivement, on a signé un premier accord. Ce n'est pas définitif. Les négociations sont ouvertes. Ne t'en fais pas, j'ai déjà dit que tu serais scénariste sur le projet. Ils n'ont pas l'air opposé à cette décision mais tu serais en binôme avec quelqu'un de chez eux.
Gary a tout réalisé dans les règles de l'art. Il se bat corps et âme pour ce projet. C'est ce que j'ai toujours espéré de lui. Alors pourquoi me sens-je en demi-teinte ?
— Veronica, tu vas devenir une célébrité. Le monde entier sera obligé de reconnaître ton talent. Et tu le mérites !
Ces mots me font autant de bien que de mal. Je vais devenir une célébrité... les larmes m'embuent les yeux. Est-ce enfin suffisant pour que ma mère daigne me regarder sans me donner l'impression d'avoir honte de moi ?
Je m'en veux de songer encore à elle... pourtant, il n'y a qu'un moyen de le savoir.
— Merci Gary ! Je suis un peu sous le choc mais je suis heureuse. On peut se rappeler ?
— Bien sûr, prends le temps de digérer. Et félicitations, Veronica ! Ce n'est que le début de ton immense carrière.
Une fois la communication coupée, je saisis mon téléphone pour appeler ma mère. Chaque sonnerie est un battement de cœur douloureux. La boule au ventre, je redoute d'enfin entendre sa voix après tous ces mois. Je l'aurais presque oubliée...
Quand je tombe sur son répondeur, un déclic se fait. Je serre les poings, envahie par la rage. Je ne devrais pas m'évertuer à rendre ma mère fière, à vouloir vivre dans son regard.
Elle se moque de moi, je suis vraiment la reine des idiotes. Depuis le temps que Sam me répète que je ne devrais pas gaspiller mon temps pour cette personne... j'ai toujours su qu'elle avait raison. Seulement, ma naïveté d'enfant délaissé avait l'espoir de changer la donne.
Cet espoir vient de se réduire à néant.
Je prends une inspiration, puis prends ma décision : je vais le finir, ce putain de roman. Pas pour entendre les mots « je suis fière de toi, ma fille » mais pour prendre de haut cette femme qui ne m'a jamais considérée en lui prouvant que je vaux bien mieux que ce qu'elle croit. Et lorsque je me tiendrai face à elle, au sommet de ma gloire et qu'elle me suppliera de lui pardonner, je refuserai.
Ce jour-là seulement, je pourrai aller de l'avant.
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