CHAPITRE 32
DICEY
Mes lèvres se soudent. La blonde semble le remarquer, car du coin de l'œil, son regard se braque sur moi. Elle recule pour blottir son dos contre mon torse, puis s'empare de l'une de mes mains pour tracer des cercles dans ma paume. Elle reste silencieuse un long moment, pour une pipelette de son genre.
Finalement, elle revient à la charge.
— Je ne connais même pas ton vrai prénom. J'imagine que tu ne t'appelles pas Dicey.
— Si.
— Évidemment... mais ce n'est pas ton nom de naissance, je veux dire.
— Peu importe. Je suis Dicey, maintenant.
Les cercles s'intensifient. Les ongles de Veronica sillonnent ma peau, m'arrachant une sueur froide. Des flashs me vrillent le crâne.
Veines.
Poignet.
Entaille.
Je tire brusquement sur ma main, ce qui la surprend.
— T... tout va bien ?
Je hoche aussitôt la tête pour éviter qu'elle insiste. Une partie de moi aimerait lui rendre la pareille, en me confiant comme elle l'a fait. Seulement... ce n'est pas dans ma nature. Je n'ai jamais eu l'habitude. C'est trop difficile et surtout... cela m'effraie, bien que je ne le reconnaîtrai jamais à voix haute.
— Tu ne veux ni me parler de ta famille, ni de ton prénom, résume-t-elle. C'est OK, c'est ton choix. J'aimerais quand même savoir des trucs sur toi. Parfois, j'ai l'impression de te cerner et à d'autres moments, je me rappelle que tu restes un mystère.
— Que veux-tu que je te dise ? Ma couleur préférée ? L'endroit où j'aimerais partir en vacances ? raillé-je.
Ces questions me rappellent un speed dating de mauvais goût. Je laisse ça à ceux à qui ça correspond. J'imagine très bien Eiffel affectionner ce genre de discussion. Il aime beaucoup trop faire connaissance avant de coucher. Et vu son palmarès, il doit connaître « en détail » un paquet de gens.
— Je sais déjà tout ça. Ta couleur préférée c'est le noir.
Dans le mille. Suis-je si transparent ?
— Et l'endroit où tu rêves d'aller, c'est Alféa.
— Alféa ?
— Ça évidemment, tu ne le dis à personne. Tu dois te contenter de la Tour Nuage...
À quel moment la conversation a pris une tournure que je ne maîtrise plus ? Veronica parlerait mandarin que je ne verrais pas la différence.
Puis soudain, une idée me vient en tête.
— Ce ne serait pas encore tes conneries de Lynx ?
— Dans le mille, Darcy ! Et c'est Winx, pas Lynx.
Hilare, Veronica se pince les lèvres pour contenir son hilarité alors que je songe à la tête du personnage dont elle m'a attribué le prénom. Sans parler de la réaction d'Eiffel et Libertine. Les deux me chambrent sur le sujet dès qu'ils en ont l'occasion. Je trouve d'ailleurs étonnant que l'info n'ait pas fait le tour du MC. Sans doute gardent-ils cette munition sous le coude pour la sortir au moment opportun.
Les ordures !
— J'ai une surprise pour toi, me dit-elle subitement.
— Une surprise ?
— Hmm. Ferme les yeux !
Peu rassuré, je décide d'obéir malgré tout après qu'elle s'est retournée pour me faire face. Les secondes s'écoulent, rien ne se passe. Veronica n'a pas bougé d'un cil, le matelas étant resté parfaitement stable. D'ailleurs, sa respiration régulière ne semble ni plus proche, ni plus éloignée.
Quel mauvais coup prépare-t-elle, encore ?
Lassé, je finis par rouvrir les paupières, découvrant la blonde les yeux plissés comme si elle essayait d'activer un mode longue-vue ou verre grossissant.
— Tu fais quoi, là ?
— J'observais ton tatouage. C'est la première fois que j'ai l'occasion de le regarder en détail. J'ai bien remarqué que tous les spectres en avaient un. Au début je croyais à une tache, parce que je l'apercevais uniquement lorsque vous cligniez des yeux. Finalement, j'ai compris que c'était de l'encre.
La fouine. Elle m'a roulé dans la farine pour obtenir ce qu'elle désirait. Je ne peux toutefois rien lui dire, après avoir moi-même fouillé dans sa vie sans lui demander son avis.
— D'ailleurs, tu n'as que trois tatouages, souligne-t-elle. Celui sur ta paupière et ces flèches qui partent de tes pectoraux en direction de tes épaules. Pourquoi ?
La sensation d'une aiguille dans ma chair me donne envie de me scier la langue avec les incisives jusqu'à me vider de mon sang.
Si cette réponse me paraît claire, je la garde pour moi. Réaliser ces trois tatouages a été une véritable torture pour moi, mais j'ai été prêt à accepter ces concessions.
— Un secret, Veronica. Je te dois un secret, admets-je bon joueur. Choisis bien !
Elle se mordille longuement la lèvre, avant de dire :
— Le neuf sur ta paupière, murmure-t-elle.
— Je n'ai pas choisi ce tatouage. Je l'ai reçu.
— En entrant dans le MC ?
J'acquiesce. Aisé de le déduire puisque nous en possédons tous un.
— J'ai cru remarquer que vous n'aviez pas tous le même chiffre, même si c'est dur de s'en rendre compte quand chacun a les yeux ouverts. Comment ça se fait ?
— En entrant chez les Bloodlust Spectrum, on est soumis à un rite initiatique, lui révélé-je.
Ma difficulté à accorder ma confiance à Veronica est toujours là, mais je ne vois pas d'autre manière d'apprendre que d'essayer. Et si elle me trahit... je préfère ne pas y penser.
— Ce que je te dis là, tu ne dois jamais le répéter à personne. Même pas à Vera.
Veronica fronce les sourcils.
— Vera ? Je ne connais pas de Ve...
Puis soudain, elle éclate d'un rire franc. Sa gorge s'élève tandis que de ses lèvres s'échappe la mélodie la plus enivrante que j'ai entendue. Après ses gémissements quand je la fais jouir, bien sûr. Pourquoi ces détails aussi insignifiants concernant les autres m'apparaissent avec autant d'importance et d'acuité quand il s'agit d'elle ?
— Sam, finit-elle par articuler entre deux gloussements. Ma meilleure amie. Toi aussi tu trouves qu'elle ressemble à Vera.
— C'est son sosie !
— Pour quelqu'un qui n'est pas très dessin animé, t'as eu le nez fin. Winx c'est non, mais Scooby-Doo c'est OK ?
— J'ai dit un secret, Veronica.
— Ah parce que ta culture cinématographique, si on peut appeler ça comme ça, est un secret ?
— Tout est secret chez moi. Imagine-toi des dizaines et des dizaines de coffres-forts. Chaque clef se mérite !
— Tu comptes vraiment me faire languir, hein ?
— Ça me semble le mot juste, pour quelqu'un qui aime parler plus que tout. Ta langue doit être usée, à force.
Veronica m'adresse un regard grivois, puis admet :
— Si je n'étais pas passionnée par ton récit sur ton tatouage, je te prouverais le contraire. Cette langue peut obtenir une clef quand elle veut.
Un frisson me parcourt l'échine.
— T'as l'air bien sûre de toi !
— On m'appelle Miss Chupa Chups, dans le milieu.
Incapable de résister à ses conneries, je me prends à pouffer. Qui a décidé de donner un humour aussi décapant à cette nana ? Comme si elle ne disposait pas de suffisamment d'atouts pour mener les gens à la baguette.
— Plus sérieusement, reprend-elle en se concentrant. Ça consiste en quoi, cette initiation ?
— Ça je ne peux pas te le dire.
— Je croyais que j'avais gagné mon accès à ce secret.
— Il y a des vérités qui m'appartiennent, d'autres non.
— Dis-moi à quoi correspond ce chiffre, alors. Pourquoi neuf ? J'aurais plutôt pensé à un quatre, pour toi.
— Mon obsession pour mon dé n'a rien à voir avec les Bloodlust Spectrum.
Elle fronce ses jolis sourcils, curieuse. J'ai peur d'en avoir trop dit, mais elle ne creuse pas dans cette direction.
— Ça date d'avant, alors, murmure-t-elle simplement. Bon, et ce neuf ?
— Tu ne lâches rien, toi, hein ?
— Jamais ! Sauf quelques verres et une bouteille, à l'occasion.
Un sourire me gagne. Je n'ai jamais connu de nana aussi maladroite qu'elle. Pourtant, ce défaut fait son charme. Sa moue boudeuse quand elle réalise qu'elle a encore fait une bêtise ne me laisse pas insensible.
— Tu sais pourquoi on s'appelle les Bloodlust Spectrum ?
Veronica semble réfléchir un moment, avant de réciter distraitement :
— « La soif de sang. Un spectre entier qui sépare l'être plus curieux du plus cruel ». C'est ce qui est écrit sur un mur du garage.
J'opine du chef.
— Chacun de nous est entré dans cette famille avec sa propre histoire et aucune d'elle n'a été rose. Chacun à notre manière, nous avons subi les pires vices de l'humanité. J'ai... j'ai vu la mort dans les yeux, Veronica.
La peau de ses bras se couvre de chair de poule. Plus bas, j'ajoute :
— Et ce n'est pas elle qui me terrifiait le plus.
Je prends une inspiration, puis poursuis :
— La soif de sang est la condition pour rentrer chez les spectres.
— Au... au sens littéral ou figuré ?
Ses pupilles sont dilatées. Elle craint la réponse. L'étonnement ou la terreur l'accable, quand je réponds :
— Les deux.
Veronica déglutit. Seuls quelques centimètres nous séparent, pourtant, je ne l'ai jamais sentie aussi loin de moi. Elle me paraît à des milliers de kilomètres.
— Est-ce que tu as... peur de moi ?
Ma voix a faibli sur la fin. Ses lèvres s'entrouvrent plusieurs fois. Finalement, elle articule :
— Je ne suis pas sûre...
Une main glacée s'enfonce dans mon ventre et me retourne les organes. La machine est lancée, à présent. Elle voulait savoir, autant terminer.
— Au terme de l'initiation, les membres de la famille se réunissent pour attribuer un chiffre de un à dix, au nouveau spectre.
— Un le plus curieux, dix le plus cruel ?
— Si on veut. La réalité est un peu plus floue que ça. Disons que plus le chiffre est important et plus l'âme du biker a été souillée.
— Et toi... tu es un neuf.
— Je suis un neuf.
Veronica me fixe droit dans les yeux. Depuis que je lui ai posé ma dernière question, elle ne m'a plus lâché, comme si elle se testait elle-même pour trouver la vérité au fond d'elle.
Après ce qui me semble une éternité de silence, elle se tortille sur le matelas pour se rapprocher de moi. Ses seins s'appuient contre mes pectoraux, ses mains m'attrapent les joues. Elle dépose un baiser aérien sur le bout de mes lèvres, puis se niche dans mon cou. Sa voix n'est plus qu'un souffle, quand elle me dit :
— Ma réponse est non.
— Non ?
— Non, je n'ai pas peur de toi.
Mon cœur s'arrête. Une onde de chaleur naît au creux de mon ventre et converge vers ma poitrine. Je referme mes bras sur Veronica et la serre, sûrement un peu trop fort.
— Merci de m'avoir partagé ton secret, murmure-t-elle. Je saurai m'en montrer digne.
Je l'espère. À mon tour, je butine son cou avec la douceur frénétique d'un critique culinaire effrayé de ne pas réussir à garder intact dans sa mémoire, la plus exquise saveur qu'il lui ait été donnée de découvrir.
— Pourquoi tu t'es renfermé sur toi-même, ces dernières semaines ?
Elle doit commencer à me connaître, puisqu'elle n'attend pas la réponse qui ne viendra jamais. Au lieu de quoi, elle enchaîne elle-même :
— Arès ?
— Arès.
L'image de mon frère, ensanglanté dans cette ruelle est gravée sous mes paupières. Chaque fois que je ferme les yeux, je revis sa mort. Les autres ne doivent pas en mener plus large. C'est juste que mon truc à moi, c'est le mutisme. Je n'ai jamais choisi de perdre la parole dans les moments les plus difficiles. L'enfant en moi a toujours subi ce mécanisme de défense.
Savoir que les aigles ont réussi à en réchapper me file le feu au bide. Soi-disant les flics les ont interrogés : tu parles ! Pas un seul ne s'est retrouvé derrière les barreaux.
Cela fait trois putain de semaines que je rumine mes envies de vengeance en cherchant le meilleur angle.
— Je sais à quoi tu penses, me dit Veronica. Tu veux te venger.
Je marque un temps d'arrêt. Peut-elle lire dans les pensées ?
— Vu notre conversation à l'hôpital, ton attitude étrange et ce que tu viens de m'avouer sur l'origine des Bloodlust Spectrum, pas besoin d'être Einstein pour additionner deux et deux.
Veronica roule sur elle-même, entraînant le drap avec elle. Je me retrouve partiellement dénudé, de corps et d'esprit. Personne ne parvient jamais à me cerner. Comment me suis-je retrouvé dans une telle situation, à laisser autant de clefs de compréhension à cette fille ?
— Pourquoi tu ne l'as pas fait ?
J'hésite. Puis-je vraiment me confier à Veronica, alors que je n'ai parlé de rien à ma propre famille ? Ils me dissuaderaient d'intervenir, jugeant trop dangereux de se lancer dans une vengeance non planifiée. Mais ça fait déjà trois semaines et le prés' ne bouge pas son cul. Malgré tout le respect que je dois à Hawk, je ne peux pas rester les bras croisés.
Pour Arès.
— J'attends le bon moment.
L'arbre qui cache la forêt. Mon plan est déjà prêt dans ma tête : il reste un élément sur lequel je n'arrive pas à statuer et sans cela, je ne peux le mettre à exécution. J'ai beau retourner le problème dans tous les sens, mon plan n'est pas réalisable seul. Je pourrais demander à Eiffel de m'aider, mais il irait de suite parler à Hawk. Pas pour le plaisir de me balancer, juste parce qu'il serait convaincu de me protéger.
Ça m'enrage de ne pas trouver de solution...
— Tu sais, je passe mon temps à regarder par-dessus mon épaule depuis la fusillade. Je me sens comme un animal effarouché, impuissant. Je déteste ce sentiment de vulnérabilité, je me hais de ne pas réussir à reprendre le dessus. Au moindre bruit, je sursaute. Au moindre signe louche, je me raidis.
Veronica ferme les yeux.
— On me dit de laisser du temps passer, mais ça ne suffit pas. Le temps ne me rendra jamais ce que j'ai perdu. Je veux retrouver ma sérénité d'esprit. Je ne veux plus être la proie, Dicey ! Et si pour cela je dois devenir le prédateur, qu'il en soit ainsi !
— Dicey... venant de toi, je ne m'y ferai jamais.
— Le sujet est sérieux.
Je plisse les yeux, l'observant avec attention. Elle doit sentir le poids de mon regard, car ses paupières closes tressautent à plusieurs reprises.
— Je sais.
Quand elle ouvre les yeux, une détermination nouvelle emplit ses iris. Avant même qu'elle ouvre la bouche, je la stoppe :
— Pas question !
— Tu ne sais même pas ce que je vais te demander !
— Tu veux m'aider à venger la mort d'Arès. Ma réponse est non !
— Pourquoi ?
— Les histoires de bikers se règlent entre bikers.
Je m'apprête à ajouter que ses motivations n'ont rien à voir avec l'honneur de mon frère tombé au combat. Mais au fond, ça ne les rend pas moins valables. Rien ne peut justifier ce que je compte faire.
— J'ai peur, Dicey. OK ? Je ne veux pas me sentir aussi faible et impuissante pour le reste de ma vie.
Les cicatrices sous mes bracelets irradient de chaleur, me rappelant comment je me sentais lorsque j'étais gamin. Ce mutisme contre lequel je n'arrivais pas à lutter, les appels au secours qui restaient coincés dans ma gorge. Mieux que personne, je sais ce que ressent Veronica. Et pour m'en sortir, il n'y a eu qu'une solution : la vengeance.
De ma soif de sang est née ma résilience. Le nier serait hypocrite.
— S'il te plaît, implore Veronica la mine grave. Laisse-moi t'aider... et libère-moi de mes chaînes.
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