CHAPITRE 31

DICEY


Je lutte pour ouvrir mes paupières gonflées de sommeil. Mes cils papillonnent pour éclaircir ma vision, tandis que mon cerveau s'évertue à chasser la brume qui l'empêche de penser avec clarté. Peu à peu, mes neurones se remettent en place. Vient d'abord le bruit paisible d'une respiration très proche, puis la chaleur d'une peau nue contre la mienne.

Quand je tente d'agiter le bout des doigts, je réalise qu'ils sont arrimés à une surface semblable à une sphère. Je redresse légèrement la tête et mon intuition se confirme : je suis farouchement accroché à l'un des seins de Veronica. Mon autre main se trouve sous les oreillers en travers de nos deux têtes posées sur mon bras.

La conclusion qui s'impose m'abasourdit : je me suis endormi dans le pieu d'une nana. C'est la première fois de ma vie que cela se produit. D'habitude, je baise puis je me casse. Logique.

Pourquoi ça ne l'est pas, cette fois ?

Hier soir, j'ai ressenti des trucs qui m'ont dépassé. L'orgasme qui m'a crucifié peu à peu m'a rappelé le shoot d'adrénaline auquel j'ai droit lorsque je pars en mission pour le MC. Jamais le sexe n'avait été aussi intense et ravageur. La tension qui existe entre Veronica et moi a un goût d'inédit auquel je n'aurais pas la force de renoncer, même si je le voulais.

Pourtant, une partie de moi n'a pas oublié ses doutes à son égard. J'ai bien compris qu'elle n'était pas envoyée par les Desert Eagles. Elle aurait pu mourir pendant cette fusillade, vu son placement. Si elle avait été leur complice, elle se serait tenue à un autre endroit. Et d'après les quelques recherches que j'ai effectuées sur son compte, elle n'est pas liée à la police non plus.

Son entourage se limite à une nana chelou qui ressemble à Vera de Scooby-Doo. Si les dessins animés n'étaient pas légion chez moi quand j'étais gamin, j'aimais beaucoup le programme mettant en scène ce trouillard de chien et sa bande. Aussi, impossible de ne pas distinguer la ressemblance.

Ses parents vivent loin et le seul endroit où elle se rend régulièrement, c'est Gary&Co : une maison d'édition. J'ai fouiné pour voir quel type de bouquins ils publient : il y a un peu de tout. Du thriller, du surnaturel, du polar, des trucs bien barbants, des témoignages. Aucun signé par Veronica. Au vu des livres qui remplissent ces étagères, je n'ai pas été surpris. Peut-être qu'elle a écrit un roman elle-même et qu'elle s'est récemment vu offrir un contrat. La connaissant, je l'imagine bien écrire un polar avec une enquêtrice sarcastique à souhait, à son image.

En dehors de ces éléments, elle a une vie classique et bien rangée. Rien qui ne puisse confirmer mon impression qu'elle est l'infiltrée d'un de nos ennemis. Alors je devrais sûrement lui faire confiance.

Je devrais... mais je n'y arrive pas complètement. Que me faudrait-il pour franchir cet obstacle ?

Une respiration plus profonde attire mon attention. Veronica se réveille doucement, se frottant les yeux pour s'ancrer à la réalité. Elle semble si vulnérable, nue dans ces draps, contre mon corps.

— J'ai fait un cauchemar horrible, geint-elle. J'ai rêvé que je couchais avec toi. Au secours !

— Tu m'attaques dès le matin ? ricané-je en la serrant plus fort contre moi.

Elle gigote pour se retourner et me faire face.

— On ne gagne pas la guerre en enchaînant les trêves, Darcy !

Je secoue la tête, amusé. Elle-même ne peut dissimuler le sourire au coin de ses lèvres. Si Veronica est sublime chaque fois qu'elle prend le temps de se préparer pour que rien ne dépasse, elle est jolie au réveil. Ses cheveux partent un peu dans tous les sens et la marque de l'oreiller s'étend sur son front et sa tempe.

— Qu'est-ce qui te fait rire ?

— Rien.

— Si, je vois bien ton sourire moqueur, là, souligne-t-elle.

Ses doigts glissent sur mon torse vers mes côtes pour me chatouiller. Je tente de résister pour lui faire croire que ça ne marche pas mais elle persiste et je craque.

— OK OK, m'écrié-je entre deux fous rires arrachés. C'est toi.

— C'est moi, quoi ?

— Qui me fait rire.

— Pourquoi ?

— J'ai pas l'habitude de te voir tirer à trois épingles.

Elle hausse un sourcil.

— L'expression, c'est à quatre ép...

En plein milieu de sa phrase, elle comprend l'ironie de la mienne et s'offusque :

— Tu vas regretter ça, Darcy !

Veronica disparaît sous le drap pour chatouiller chacune de mes zones sensibles. J'ai beau serrer les dents de toutes mes forces pour ne pas lui donner satisfaction, je finis par ployer et rire à gorge déployée. Je ne me suis pas senti à l'aise et libéré depuis longtemps. Cette facette taciturne que j'expose au monde extérieur n'est pas simplement un masque. C'est surtout l'expression du gouffre obscur qui existe en moi. Il n'y a pas que lui, mais il possède l'avantage sur les autres.

Avec Veronica, la situation se modifie. Tant de lumière émane d'elle qu'elle parvient à illuminer les abysses que je refuse de lui montrer. Je suis pourtant certain qu'elle les perçoit derrière mes prunelles. Elle a cette façon de me regarder qui ne trompe pas : elle pose les yeux sur moi et me voit vraiment. Je ne suis pas juste un élément du décor, un meuble ou un objet sur lequel on passe sans y prêter attention. Elle fait de moi le centre de son attention, chaque fois que ses iris émeraude sont braqués dans ma direction.

Aucun mot ne saurait décrire avec justesse à quel point ce simple geste applique du baume sur mes nombreuses plaies.

Cela explique sûrement pourquoi quand je la tiens dans mes bras, je ressens au fond de mes tripes, l'envie de la protéger des dangers du monde. Si j'ai fait rempart de mon corps pendant la fusillade, cela n'avait rien d'une volonté consciente. Mes muscles se sont activés d'eux-mêmes, je n'ai pas réfléchi. Mon subconscient a pris le relais et il ne ment pas.

Envers et contre tout, cette femme m'insuffle le besoin de devenir son bouclier.

Je finis par me défendre en lui attrapant les poignets pour l'empêcher de m'assaillir davantage. La lutte se prolonge un bon moment, tandis qu'elle essaie de s'échapper de ma solide étreinte. Sans succès.

— C'est pas juste !

— Qu'est-ce qui n'est pas juste ?

— Tu m'as prise par surprise ! Sinon, je t'aurais maîtrisé en deux temps trois mouvements.

J'arque un sourcil, goguenard.

— Laisse-moi rire !

— Parfaitement, Darcy ! Tu as eu de la chance, c'est tout.

— C'est toi qui m'as pris par surprise pour me torturer !

— Te torturer ? Ça s'appelle des chatouilles, dans ma langue.

— Ça reste une forme de torture.

Nos regards s'affrontent vaillamment. Dressé au-dessus de Veronica, je lâche un peu de lest : grossière erreur. Elle en profite pour me faire basculer sur le flanc et se positionner à califourchon sur mon torse. Vaincu, je me laisse volontiers maîtriser. Ce n'est pas tous les jours que mon agresseur s'avère être un canon pareil. La fenêtre de son lit donnant derrière elle, je l'observe à contrejour. Baignée dans un halo de lumière, elle ressemble à un ange avec ses longs cheveux blonds qui tombent à l'orée de sa poitrine.

Mais moi, je sais qu'elle est le diable.

— Tu te rappelles quand tu m'as posé des questions l'autre fois ?

— Quand je suis venu chez toi ?

— Quand tu m'as stalké jusqu'à chez moi, nuance-t-elle.

Nous nous bagarrons sur le terme sélectionné jusqu'à ce que je capitule. Inutile de me battre sur le sujet, il faut admettre qu'elle n'a pas tort.

— J'ai répondu à ton petit interrogatoire. Je t'ai parlé de ma famille.

— Vaguement.

— Tu ne m'as pas parlé de la tienne.

Une stalactite tombe dans ma cage thoracique et me perfore le cœur. Ma gorge se serre, j'ai l'impression d'étouffer.

— Si je t'avoue un secret, tu m'en dis un aussi, me propose-t-elle.

Elle penche son visage sur le mien. Nos nez se caressent, sa chevelure forme une pluie dorée qui entoure ma tête. Je me sens presque... à l'abri.

Sans attendre ma réponse, elle murmure :

— Les gens me pensent forte, déterminée, sûre de moi. Ce n'est pas faux, d'une certaine manière. Je ne joue pas un rôle, je suis vraiment comme ça. Seulement... je ne suis pas sans faille non plus.

Elle se mordille la lèvre, cherchant ses mots. Je devine la difficulté que cette révélation représente et la simple idée de devoir lui rendre la pareille me tord les boyaux. Je n'en aurai pas le courage...

— Tout ce que j'entreprends... je me cache derrière l'ambition, mais c'est faux. Je... j'ai toujours été invisible aux yeux de ma mère. De mon père aussi, mais c'est un peu différent. Il ne donnait pas l'impression que je n'étais rien. Il a juste toujours été passionné par son travail et investi pour ses clients. Parfois, il nous arrivait d'avoir de rares moments de complicité. Ça me manque un peu...

Je lui caresse la joue pour l'encourager à poursuivre.

— Ça fait des mois que je ne lui ai pas parlé. Je sais qu'il croule sous le taf et que pour lui, il doit avoir l'impression qu'on s'est appelé hier.

— Et ta mère ?

— Elle, c'est plus compliqué. Je crois qu'elle n'aurait jamais voulu m'avoir.

Sa voix s'est étranglée sur la fin de la phrase. Mon cœur se comprime. Comment pourrait-on regretter d'avoir donné la vie à une femme aussi hors du commun ?

Je ne sais pas exactement ce que j'entends par là, mais il est clair que Veronica ne ressemble pas aux autres. Elle est unique en son genre, à bien des égards. Tant dans son talent pour me faire sortir de mes gonds que pour me faire tomber sous son charme. Elle pratique une sorcellerie dont elle seule détient la clef du mystère.

— Déjà petite, elle ne s'occupait pas de moi. J'ai enchaîné les nounous, car mes parents bougeaient beaucoup. Mon père voulait tester plusieurs endroits pour implanter son cabinet d'avocat et ma mère travaille à distance dans le digital. Elle ne jure que par l'argent et la réalisation professionnelle. Je ne sais pas vraiment si elle aime mon père ou si elle l'admire juste. Elle l'exhibe comme un trophée partout où ils passent.

Un rictus déforme ses traits d'ordinaire si doux.

— Moi, elle ne m'a jamais exhibée. Au contraire, elle ne parle de moi à personne. Quand j'étais ado et que je rencontrais des amis à mes parents, par hasard ou en coup de vent, ils s'étonnaient de découvrir qu'ils avaient une fille.

Mes lèvres s'entrouvrent sous le choc de cette révélation. Ma propre enfance n'a pas été rose, mais je n'arrive pas à rester insensible à la situation de Veronica. Je me mets à sa place et imagine ce que j'aurais ressenti si je m'étais senti aussi... invisible. Insignifiant.

J'ai ressenti beaucoup de choses quand j'étais gamin, mais pas celles-ci. J'aurais tout donné pour détenir le talent de disparaître.

Veronica se laisse tomber à mon côté, puis se prend à jouer avec les nombreux bracelets qui habillent mes poignets. Un vent de panique se lève. J'ai peur qu'elle découvre ce qui se cache dessous, mais je n'ose pas l'arrêter dans ses gestes. Attirer son attention reviendrait à piquer sa curiosité et elle ne me lâcherait pas. La seule solution reste de prier pour qu'elle ne les décale pas suffisamment pour voir ma peau meurtrie.

— Il m'aura fallu du temps et de nombreuses expériences pour comprendre, reprend-elle.

— Comprendre quoi ?

Elle se mordille de nouveau la lèvre.

— Tout ce que j'entreprends dans la vie n'a rien à voir avec mes envies mais le besoin incontrôlable d'attirer l'attention de ma mère. Je la hais à un point que tu ne peux pas imaginer et pourtant, j'essaie sans arrêt de l'appeler. D'avoir de ses nouvelles. J'ai l'impression de lui devoir quelque chose. J'ai peur de la décevoir toute ma vie. J'aimerais qu'une fois... rien qu'une fois, elle soit fière de moi. Ou au moins qu'elle reconnaisse que j'ai du talent.

— Tu parles du roman que tu écris ?

Ses yeux s'écarquillent et elle blêmit à vue d'œil.

— C... comment tu sais ça ?

La chair de poule recouvre ses bras. Pourquoi se met-elle dans tous ses états ? Je sais qu'elle n'en a parlé à personne, mais il n'y a pas de quoi avoir honte. C'est un projet qui devrait faire sa fierté, justement.

— Je te l'ai dit, La Corvée : je ne te fais pas confiance. Alors je me suis renseigné sur toi. Je ne suis pas étonné de savoir que tu écris. T'as beau lire un peu de tout, je suis sûre que t'es branchée polar derrière ton clavier. Peut-être même avec des histoires bien glauques...

Veronica déglutit puis retrouve son état normal. Je m'attendais à ce qu'elle me tombe dessus pour avoir fouillé dans sa vie. Après tout, ce n'est pas très sain comme comportement mais je n'ai jamais prétendu être un modèle de vertu. Et j'ai eu la franchise de le lui dire avant même de me renseigner.

— Pas la peine de me cuisiner, je ne dirai rien tant que je n'aurai pas bouclé mon manuscrit, me dit-elle.

— C'est ton premier roman ?

Elle semble hésiter.

— J'en ai quelques-uns sous le coude, mais rien dont je sois satisfaite.

J'opine doucement du chef.

— L'écriture, c'est pour elle ?

— À la base, c'est pour moi. Enfin, je crois... mais je mentirais si je prétendais que le succès que j'espère n'a rien avoir avec ma mère. Je me dis que si je deviens une autrice célèbre, elle n'aura pas d'autre choix que de reconnaître mon talent. Je ne serai plus invisible à ses yeux.

Son ton a changé.

— Tu n'as pas l'air d'y croire.

Un rire sans joie lui échappe.

— J'y ai cru dur comme fer. Plus le temps passe, moins j'arrive à m'en convaincre. J'aurai beau être canonisée par l'église, je resterai insuffisante.

Ne trouvant pas les mots pour la rassurer, je me contente d'entortiller une mèche de ses cheveux autour de mon index. Parler n'a jamais été mon point fort et si je me suis amélioré avec les années, je conserverai à vie un train de retard sur les autres. Parfois, l'adrénaline ou l'excitation prend le dessus et tout coule de source sans que j'aie besoin d'y réfléchir. La plupart du temps, les pensées se bousculent dans ma tête, incapables de trouver le moyen d'en sortir.

Tu es suffisante pour moi.

Cinq termes d'une simplicité affligeante. Pourquoi est-ce si difficile de les sortir de ma bouche ? Mes lèvres se meuvent plusieurs fois, en vain.

Je m'étonne moi-même de penser ça après la manière dont j'ai traité Veronica ces derniers mois. Toute cette colère, cette guéguerre ridicule, ces échanges acides, pour en arriver à coucher ensemble. C'est fou comme il est facile de se mentir à soi-même en se cachant derrière de faux-semblants plutôt que d'assumer ce qu'on ressent vraiment.

— Et toi ? murmure Veronica. Ta famille ? Pire ou mieux ?


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