CHAPITRE 3


VERONICA


Assise en terrasse, je sirote tranquillement un cocktail. Le zeste de citron accentue savamment l'arôme d'orange, mais je déplore l'arrière-goût d'échec qui ne me quitte plus.

Si je suis sortie du bureau de Gary avec un élan de détermination, celui-ci est rapidement retombé comme un soufflé. Mes méninges tournent en boucle sur mon manuscrit refusé.

— Un an et demi, Sam ! Tu te rends compte ?!

— Mieux que personne, je crois.

Sam redresse ses lunettes rectangulaires aux bords arrondis puis ajoute :

— À chaque fois que tu intègres un milieu dangereux, tu te coupes du monde. C'est à peine si je t'ai vue pendant cette période.

— Tu exagères ! Je t'ai envoyé des messages, quand même.

— Un tous les trente-six du mois, ouais !

Je soupire. Elle n'a pas tort : c'est toujours le même cinéma. L'excitation d'un nouveau projet m'entraîne dans des contrées sombres qui peuvent s'avérer dangereuses. Si je suis prête à risquer mon intégrité physique et morale, je refuse de mettre celles de mes proches en jeu. Non pas que ces derniers se bousculent au portillon : mon entourage se résume à Sam, ma meilleure amie et Gary mon éditeur.

Mes parents doivent réviser leur texte pour le tournage des Quatre Fantastiques, puisqu'ils tiennent le rôle de l'Homme Invisible dans ma vie depuis toujours.

— T'as raison, admets-je. C'est juste que... c'est risqué, tout ça. Je ne voudrais pas qu'il t'arrive une tuile.

— Veronica ! Je passe ma vie entre mon appartement miteux et la bibliothèque.

Sam y travaille depuis quatre ans maintenant. Elle y passe également la majorité de son temps libre. L'expression rat de bibliothèque a été inventée pour elle.

Pour ne rien gâcher, son look ressemble à s'y méprendre à celui de Véra dans Scooby-Doo. Depuis que je le lui ai fait remarquer, elle a eu l'audace de cultiver la ressemblance en s'achetant le même pull orange et la jupe qui complète la tenue. À tout moment, je me tiens prête à ce que Fred et Sammy nous rejoignent.

D'ailleurs, je n'ai pas oublié la promesse que je lui ai faite : me grimer en Daphné à Halloween pour faire du porte à porte avec elle. Je pensais que nous avions passé l'âge, visiblement, ma pote en a décidé autrement.

— Le pire qu'il puisse m'arriver, c'est de me faire agresser par un nuage de poussière au rayon « Littératures médiévales européennes ».

— Rien que le nom me donne la migraine.

Sam éclate de rire.

— Parfois, je me demande ce qui nous relie, toutes les deux.

Si nous aimons autant la lecture l'une que l'autre, nos genres favoris ne pourraient pas être plus différents.

— Notre vie sentimentale d'un vide abyssal ?

Sam fait la moue puis lève son cocktail.

— Buvons à ça !

J'aspire une nouvelle gorgée de mon Sex on the Beach puis repose le verre un peu brutalement sur la table.

— Il me faut une nouvelle idée. Et brillante, avec ça !

— Des pistes ?

Je secoue la tête.

— Ça fait trois jours que je me creuse la tête, depuis ma discussion avec Gary. Rien ne m'est venu.

— Tu finiras par trouver, j'en suis certaine.

— Si possible, avant de finir à la rue, ça m'arrangerait...

Sam se marre. On ne dirait pas comme ça, mais soixante-douze heures consacrées uniquement à trouver l'idée du siècle, c'est épuisant. Enfin, on peut retirer mes quelques heures de sommeil, mais je ne vis plus que pour ça. Je ne lis plus, je ne regarde plus de séries. À certains moments, je me dis pourtant que l'inspiration pourrait s'y trouver. À d'autres, je me rappelle que je recherche de l'original, du sensationnel.

Enfin, selon les mots de Gary : « du cul, de la violence, de l'inédit ». Je doute que ce soit dans la découverte d'autres œuvres que je trouverai mon bonheur. Non ! Il faut que ça me vienne sans l'aide de personne, comme une évidence.

Ça a fonctionné pour mon tout premier récit : une immersion dans l'enfer des fast-foods pour les employés. L'idée en elle-même paraît bateau, mais le thème qui parle à tout le monde a permis au roman de se vendre dans tout le pays. Mon atout est ma plume sarcastique, Gary me l'a dit dès le début. Il a tout misé là-dessus.

Il faut croire que cette fois, ce n'est plus suffisant.

— Toi qui passe tes journées le nez dans les bouquins, il n'y a rien qui te vienne à l'esprit ?

Sam secoue la tête.

— Rien qui ressemble à ce que tu écris, en tout cas. Je crois que tu es la seule à pouvoir choisir un sujet. J'imagine que tu cherches à nouveau une immersion dans un univers que tu ne connais pas ?

J'acquiesce.

— Avec « du cul, de la violence, de l'inédit », cité-je en mimant des guillemets. Autant te dire que Mcdo, KFC et Burger King, je peux oublier.

— La prostitution correspond exactement à tes termes.

— Oui, mais selon Gary, mon angle d'attaque n'est pas le plus pertinent.

Un peu agacée après être partie de son bureau, j'ai fini par l'appeler le lendemain pour demander plus de détails. Il m'a avoué qu'un sujet pareil vendrait davantage s'il était raconté par une prostituée elle-même.

Et comme je n'ai ni l'intention de vendre mon corps, ni celle de devenir prête-plume en laissant quelqu'un d'autre s'arroger les mérites de mon œuvre, je suis coincée.

— En fast-food, je me suis fait employer pour vivre le calvaire des gens. Ça, ça lui a plu. Pour la prostitution, je me suis contentée d'observer et de recueillir des témoignages.

— Je te proposerais bien d'infiltrer le milieu des bibliothèques, mais je te garantis pas le grand frisson.

Nos regards se croisent et nous éclatons de rire.

— Ça me fait du bien de te voir.

— Moi aussi. Promets-moi de ne pas me laisser de côté quand tu trouveras ton idée révolutionnaire. OK ? Je veux suivre l'aventure. Je vis par procuration à travers toi, je te rappelle.

Sam plaisante, mais je n'ai pas le cœur à rire. Parfois, j'aimerais la pousser pour qu'elle sorte de sa zone de confort et rencontre quelqu'un. Elle affirme que les livres la comblent et qu'elle ne changerait son quotidien pour rien au monde.

Au fond, je suis certaine que la peur la paralyse. De peur de la bloquer, je ne sais pas comment m'y prendre pour l'aider.

Sam s'apprête à prendre la parole lorsque le vrombissement d'une moto se rapproche. Celle-ci passe à la vitesse de l'éclair derrière ma pote, créant un tourbillon d'air qui affole ma chevelure.

— Ça va pas recommencer ! pesté-je.

J'écarte mes mèches comme le rideau d'une scène de théâtre pour y voir quelque chose.

— Foutus bikers ! On ne peut pas être tranquille cinq minutes, dans cette ville.

Tout le monde sait que la Nouvelle-Orléans est un territoire que se partagent les Bloodlust Spectrum et les Desert Eagles. Pour vivre « paisiblement », l'idéal est de fermer les yeux sur toute activité qui paraît louche.

Néanmoins, les nuisances sonores commencent à me taper sur le système. En m'installant ici, je pensais profiter du doux son du jazz, pas de celui des moteurs débridés d'une bande de criminels qui devraient tous séjourner derrière les barreaux, mais qui par je-ne-sais quel tour de force, parviennent à profiter quotidiennement de la lumière du jour.

À croire que la loi du plus fort n'a jamais disparu. Elle attend, tapie dans l'ombre, prête à reprendre le dessus chaque fois que l'humanité cède à ses pulsions les plus animales.

— C'est clair, renchérit Sam en essayant de redonner une forme potable à son carré.

Alors qu'une deuxième, puis une troisième moto passent juste derrière nous, avec si peu de distance que la jupe de Sam menace d'être taillée en bikini, je frappe du poing sur la table.

— Du calme, me glisse ma pote. Va pas nous attirer des ennuis ! C'est pas des bandits du bac à sable, ces mecs-là. Les seules assises qu'ils connaissent, ce sont celles du tribunal...

— Je sais, soupiré-je en retrouvant mon calme.

— Remarque, eux ne doivent pas s'ennuyer dans leur vie.

— J'imagine..., réponds-je distraitement le menton calé dans la main.

Une seconde passe, puis une deuxième. Et soudain, la lumière fut !

— C'est ça ! m'exclamé-je. Meuf, t'es un génie !

Sam réajuste ses lunettes puis me répond :

— Je n'en doute pas. Juste... j'ai dit quoi ?

Trop occupée à fouiller dans mon sac en quête de mon téléphone, j'en oublie de lui répondre. Une rapide recherche dans mon répertoire me permet de mettre la main sur un numéro que je n'ai jamais supprimé. Bénie soit l'opportuniste en moi qui conserve tout !

Tandis que la communication s'établit, je me penche vers Sam et lui murmure, sur le ton de la confidence :

— J'ai trouvé le sujet de mon prochain roman.


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