CHAPITRE 29


VERONICA


Dans le calme troublant du Golden Ghoul, je prépare mon quatrième cocktail depuis le début de mon service. À ce stade, dire que je suis embauchée pour faire la potiche derrière le bar ne serait même pas une hyperbole – figure de style que j'affectionne, n'en déplaise à Gary et ses « annotations ».

L'établissement est comme neuf, à croire qu'aucune fusillade n'a eu lieu trois semaines plus tôt. Pour autant, les clients ne reviennent pas en masse. Quelques nouveaux visages ont eu le cran de se montrer, se disant sûrement que la foudre ne frappe jamais deux fois au même endroit. Mais ils restent une faible minorité. La situation est critique pour les affaires.

Tania récupère mollement le plateau que je lui tends, puis s'avance d'un pas lent en direction d'une machine à sous proche de la sortie, pour servir un homme en costard bon marché. Personne n'ose s'enfoncer trop profondément dans la salle, de peur d'être coincé si un autre incident survenait. C'est idiot... les Desert Eagles sont précisément entrés par l'endroit où les gens se pensent en sécurité. Se trouver près de la porte est une chose, encore faut-il l'atteindre avant de manger une balle entre les deux yeux.

Un frisson me secoue.

Je pensais que mon sentiment d'hypervigilance diminuerait au fil des jours. J'ai l'impression que rien n'a changé depuis la tuerie de masse.

Huit.

C'est le nombre de victimes qui ont laissé la vie, Arès compris. Je ne parle même pas des blessés et des traumatisés, dont je fais partie. J'ai beau travailler sur moi-même et en parler régulièrement avec Sam, je n'arrive pas à me débarrasser de la peur au creux de mon ventre. Elle me conseille de fuir le MC, je refuse. Je n'ai pas envie de partir d'ici.

La fusillade n'est en rien représentative de mon expérience. Elle est juste un fragment de noir dans une toile de gris.

Et puis, Hawk a augmenté la sécurité autour du bâtiment, ainsi qu'à l'intérieur du Golden Ghoul. Quatre agents sont postés à différents endroits, tandis que d'autres patrouillent à l'extérieur. Je n'ose pas imaginer la somme que le président a dû débourser pour convaincre ces personnes d'accepter le job vu la prise de risque. Au moins, ça permet de sécuriser les employés et les clients qui reviennent timidement.

Hawk, qui achève sa conversation avec Delta, passe près du bar. Je l'interpelle et lui dis :

— Je crois que j'ai une idée.

Le cure-dents avec lequel il joue virevolte entre ses lèvres.

— À propos de ?

— Du manque de clientèle. Je crois qu'il faudrait lancer une journée spéciale, avec boissons offertes et mises doublées.

Le président m'observe un instant, puis ricane.

— Tu te la joues marketing, maintenant ?

— C'est juste une idée comme ça. Histoire de pas avoir l'impression d'être payée à rien glander.

Hawk se frotte l'arrière du crâne, pensif.

— J'y ai déjà pensé, admet-il. Il faut que je prenne ça en main.

La mort d'Arès a durement affecté tout le MC. Les priorités ont été bouleversées, la motivation aussi. L'atmosphère est pesante depuis des semaines. Je n'ai pas osé intervenir plus tôt, de peur de braquer quelqu'un mais la machine ne peut pas rester au ralenti aussi longtemps. Je ne prends plus aucun plaisir à servir ici.

Même si, rappelons-le, ce job n'est censé être qu'une couverture. J'ai fini par l'apprécier, ce que j'ai compris à force de me lever avec la hâte de venir au taf, même sans penser à mon roman. Mon manuscrit avance bien, mais j'émets des réserves. Je n'éprouve plus le même enthousiasme à l'écrire et j'ai davantage l'impression de poursuivre par pure habitude d'aller au bout des projets que j'entreprends.

Je suis perdue.

Le prés' quitte le casino en direction de son bureau. J'entame le rinçage des verres, puis je commence à les essuyer lorsque Eiffel s'installe sur un tabouret haut.

— Qu'est-ce que je te mets ?

— D'habitude, c'est moi qui dis ça, raille-t-il.

Je secoue la tête, amusée.

— Un gin tonic.

Profitant de tout le temps dont je dispose, je le sers avec lenteur. J'ai l'impression que les aiguilles de l'horloge sont figées.

— Je peux être honnête avec toi ? me demande soudain le français.

— Tu ne l'as pas toujours été ?

— Tu m'as compris.

Je souris.

— J'aime trop t'embêter pour louper une occasion.

— Et je te le rends bien, admet-il.

Je pivote pour ranger les verres sur l'étagère derrière moi. En reprenant ma position initiale, je découvre l'air soucieux du biker. C'est rare de le voir aussi sombre, lui qui irradie de lumière, d'ordinaire. Enfin, sa facette publique irradie de lumière. Je me demande toujours quelle est sa part d'ombre, au fond.

« Bloodlust. A whole spectrum from the most curious being to the cruelest one. »

La phrase peinte dans le garage du MC me hante. J'y songe régulièrement, me demandant à quel échelon du spectre se situe chacun des spectres.

— Je suis inquiet pour Dicey.

Vaste sujet.

— Il n'a pas dit un mot depuis l'enterrement d'Arès.

— Ce mutisme ne lui ressemble pas ?

Depuis que je l'ai rencontré, j'ai bien compris que la parole n'était pas son activité préférée. Aussi, je n'ai pas été surprise de le voir se renfermer sur lui-même après la mort de son frère. Je crois qu'il se sent coupable de ne pas avoir été plus efficace pendant la fusillade. Je m'en veux d'avoir moi-même été un fardeau pour lui.

S'il n'avait pas eu à me protéger, peut-être aurait-il pu se retrouver avec Arès dans cette ruelle et le sauver ?

Non ! Je ne peux pas penser comme ça. Avec des « si » et des « mais », le monde est malléable à souhait.

— Si. Seulement, d'habitude, j'arrive à l'en sortir. Là, j'ai beau essayer de plaisanter ou de la jouer plus sérieux, rien n'y fait. Il passe des heures assis dans son coin, à lancer frénétiquement son dé. Il ne veut plus jouer au Black Jack, il monte sa bécane seulement pour venir ici. Il n'a plus l'air de prendre plaisir à rien...

La voix d'Eiffel s'est éraillée sur l'ultime phrase. Son inquiétude pour son frère me touche. Moi aussi, je me fais du souci pour Dicey. Le truc... c'est que notre relation est tellement étrange que je n'ai pas osé aller le voir pour prendre des nouvelles. Je me suis imaginée plusieurs fois le faire, pour finir par en conclure qu'il m'enverrait bouler.

— Tu as peur qu'il fasse une connerie ? osé-je incertaine.

Eiffel hésite, puis opine du chef.

— Je ne sais pas quoi, exactement. Enfin, j'ai ma petite idée. Je trouve juste étonnant qu'il n'ait pas encore agi.

Sans avoir besoin de nommer ce dont nous parlons, je comprends.

— Tu penses qu'il veut se venger en solitaire ?

Eiffel plisse les yeux.

— T'es trop maligne pour ton propre bien. Tu sais ça ?

— On me l'a déjà dit.

Nous sourions de concert, puis la conversation revient au sérieux.

— Je ne sais pas ce que tu évoques à Dicey, reprend le biker. Mais tu ne le laisses pas indifférent, c'est une certitude. Tu lui fais ressentir quelque chose, que ce soit de la colère, du désir, de la frustration. Peu importe, je n'ai pas besoin de savoir. Juste... à ce stade, je crois que tu es la seule capable de le faire sortir de sa léthargie.

La chair de poule se dresse sur mes bras partiellement dénudés.

— Parle-lui, s'il te plaît...

— Pour lui dire quoi ?

Ma question peut paraître sotte, mais je ne saurais même pas comment engager la discussion.

— Ce que tu veux. N'importe quoi... juste, parle-lui !

Eiffel vide son gin tonic d'un trait puis m'adresse un bref sourire avant de s'éloigner en direction du garage.

Durant le reste de mon service, je me repasse ses mots en boucle dans la tête. Il a raison, je dois intervenir. Rien ne garantit que je réussirai, mais je dois bien ça à Dicey. Après tout, sans lui, je serais peut-être six pieds sous terre. Au pire, je risque quoi ? De me prendre une bonne rebuffade dans les règles de l'art.

J'ai l'habitude. Mon ego s'en remettra. Et s'il a besoin d'un coup de main, j'achèterai un pot de Ben&Jerry's à la cookie dough. Ou deux.

Est-ce normal d'avoir envie qu'il m'envoie chier, à présent ? Ce n'est pas tous les jours que l'occasion de s'envoyer une glace entière pour une bonne raison se présente.

Natalie débarque essoufflée, les joues rouges, la frange dans un état pas possible. Si elle avait le projet de ressembler à Titeuf, elle est bien partie.

— Une horreur le trafic en ville, aujourd'hui, maugrée-t-elle. Je vais me changer et je te relaie Veronica.

— Prends ton temps, je ne suis pas pressée.

Oh ça non. Maintenant que j'ai décidé de parler à Dicey, une boule s'est logée dans mon ventre. Stress, appréhension, peur. Un cocktail qui ne figure pas sur la carte du Golden Ghoul que je pourrais néanmoins servir à tours de bras sans jamais épuiser les stocks.

Une fois mon service terminé, je n'emprunte pas la sortie vers le parking où j'ai fini par consentir à me garer au bout d'un moment. Ma paire d'escarpins me ronge les orteils et je bénirais presque la douleur de m'offrir une distraction, lorsque j'arrive dans l'espace dédié aux engins motorisés.

Scar et Delta en grande conversation près d'une volée d'outils ne remarquent pas mon arrivée. Eiffel en revanche, accroupi près de sa bécane, m'adresse un léger hochement de tête pour m'encourager.

Seul, installé sur le tabouret où je l'ai aperçu pour la toute première fois, Dicey joue avec son dé. Il me fait penser à un automate programmé pour répéter sans cesse le même geste. Un cycle infernal duquel il semble lui-même prisonnier. S'il rumine sa vengeance en envisageant toutes les possibilités pour y parvenir sans jamais trouver de solution, il va y laisser la raison.

Je prends une grande inspiration pour calmer mon trouble, glisse mes mains dans les poches arrière de mon jean pour ne pas montrer que je tremble, puis je le rejoins à grandes enjambées. Mes talons ont beau claquer sur le sol, ils n'attirent pas son attention.

Quitte à y aller, autant sortir l'artillerie lourde.

— Darcy ! l'interpelé-je à mi-chemin vers lui.

Arrivée à son niveau, je me colle contre la tablette sur laquelle il jette le dé dans l'attente d'une réponse qui ne vient pas.

Si mêmes mes grosses fesses n'arrivent plus à capter ton regard, je ne sais plus quoi faire, mon gars !

— Tu trouves pas que j'ai pris du cul ?

Pas de réaction.

— Paraît que Hawk et Libertine se sont envoyés en l'air sur cette tablette, l'autre jour.

Pas de réaction.

— Ils ont joui tellement fort que la peinture du mur a craquelé.

Pas de réaction.

— Paraît même que Scar les a rejoints. Natalie, aussi.

Pas de réaction.

— Et puis moi, d'ailleurs. C'était le feu ! On pensait recommencer ce soir dans ta piaule. Ça te dérange pas ?

Pas de réaction.

— Hmm, t'as pas l'air très partouze, toi.

À court d'idée, je ne sais plus quelle connerie inventer pour sortir Dicey de sa transe. Il persiste à faire rouler les faces, sans même tenir compte des points qui apparaissent. Le quatre aurait-il perdu ses pouvoirs magiques ?

D'ailleurs, ne pas savoir à quoi correspond ce chiffre qui obsède tant le biker attise toujours ma curiosité. Des réponses seraient les bienvenues.

Alors que je jette un œil en direction d'Eiffel pour émettre un signal de détresse, une ampoule s'allume au-dessus de ma tête. Ouais, comme dans les dessins animés.

— Eiffel m'a invitée à dîner ce soir, murmuré-je insidieusement. Ça ne te dérange pas, j'espère ?

Enfin, la réaction tant attendue se produit. Dicey tourne lentement la tête vers moi. Les nuages qui voilent ses prunelles noisette s'estompent, lui permettant de revenir à la réalité. Je ne lui laisse pas le temps de parler que j'enchaîne :

— J'étais sûre que ça te ferait réagir. C'est faux bien sûr ! Par contre, toi et moi, on dîne ensemble. Rendez-vous chez moi à vingt heures !

Je me décolle de la tablette, prête à reprendre la direction du couloir pour traverser le bâtiment et rejoindre ma voiture, quand je tourne la tête vers le brun ténébreux et ajoute :

— T'avise même pas de refuser ! Je n'ai pas eu l'occasion de te remercier de m'avoir sauvé la vie. Je peux au moins passer derrière les fourneaux pour toi, nan ? J'espère que t'aime le cassoulet en boîte, parce que je n'ai aucun talent en cuisine. Allez, à toute !

Avant de reprendre ma trajectoire, j'ai le temps d'apercevoir l'ombre d'un sourire guetter au coin de ses lèvres. Mon petit numéro a fonctionné. Je devrais me sentir fière de moi et soulagée. Pourtant, c'est davantage de peur que j'éprouve. Car la conclusion de cette conversation corrobore les propos d'Eiffel : Dicey ressent quelque chose pour moi.

Reste à découvrir quoi.

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