CHAPITRE 28

DICEY

Chaque pas que je pose dans cette allée bordée d'arbres et de stèles me déchire le cœur. Tel un automate, j'avance sans réfléchir. La vie n'a pas toujours été tendre avec moi, mais je la découvre une nouvelle fois plus cruelle que jamais. Et dans toute son ironie, elle nous a privés d'un de nos frères, faisant de nous des spectres errant sans but ni motivation.

À mes côtés, Eiffel marche le dos si droit qu'il me donne l'impression de n'être qu'un pantin articulé. Au fond, peut-être est-ce ce que nous sommes. Quelqu'un là-haut, dans le ciel, tire nos ficelles sans même que nous ne nous en rendions compte.

Il m'arrive parfois de me sentir invincible, à force d'enchaîner les missions dangereuses sans jamais accueillir dans mes bras la Grande Faucheuse. Des blessures, j'en ai accumulées, certaines plus difficiles à guérir que d'autres. Jamais pourtant, je n'ai glissé au bord du précipice pour finir au fond du ravin.

La mort d'Arès m'a fait l'effet d'une gifle. Ma mère ne m'en a donné qu'une seule quand j'étais gamin, mais elle m'a marqué pour l'éternité. Je ne me suis jamais senti aussi minable et humilié. Ce sentiment, j'espérais n'avoir jamais à l'éprouver à nouveau.

Quelle naïveté...

Face à la douleur d'avoir perdu un membre de ma famille, je me rappelle combien je suis humain et stupide. Stupide de laisser l'adrénaline m'embobiner quand je tiens un flingue et que je commande les opérations du MC. Non, je ne suis pas invincible. Aucun de nous ne l'est et j'ai honte d'avoir eu besoin de cette douleur crucifiante pour m'en rappeler.

Je me promets de ne plus jamais avoir l'imbécilité de me penser invulnérable. La prochaine fois que j'irai au-devant du danger, j'accepterai la présence de la mort, tapie dans l'ombre. Je ne l'ignorerai pas, je la saluerai comme on salue un vieil ami sur le quai d'un train qui siffle le départ.

— Tu tiens le coup ?

Je tourne la tête vers Eiffel. Il semble dévasté, bien plus mal en point que moi. Et pourtant, il trouve la force de s'inquiéter à mon sujet. Je pose la main sur son épaule et serre de toutes mes forces. Je ne suis pas doué avec les mots, encore moins dans des moments difficiles comme celui-là. Alors je me contente de dire :

— Je ne t'abandonnerai jamais.

Eiffel se pince les lèvres, essayant de retenir les larmes qui s'évadent malgré tout de ses paupières fébriles. Il s'arrête subitement, laissant le cortège s'éloigner de nous. Les grimaces qui déforment ses traits en disent long sur la souffrance contre laquelle il lutte. Il trouve le moyen de redresser la tête. Le bleu de ses prunelles ne m'aura jamais paru aussi pur qu'inondé de perles salines.

— Moi non plus, mon frère, murmure-t-il. Moi non plus.

Il s'avance d'un pas vers moi et m'enlace. Bien que mal à l'aise avec les marques d'affection, je me laisse aller et le serre à mon tour. Cette étreinte me rappelle combien ma famille compte pour moi. Je dois profiter d'eux autant que je le peux, jusqu'à mon dernier souffle.

Nous reprenons la marche en accélérant la cadence afin de retrouver le cortège, constitué uniquement de mes frères et soeurs. Hawk et Libertine marchent en tête de liste, près du prêtre, seule présence étrangère au milieu des mausolées. Delta, Hook et Hunter se déplacent de front, les épaules voûtées. Scar paraît plus cadavérique que jamais, alors qu'il avance seul dans son coin.

Une fois parvenus à l'édifice dont les grosses lettres en relief dans la pierre indiquent « Bloodlust Spectrum », nous nous arrêtons. Le prés' ouvre les portes afin que nous pénétrions à l'intérieur. Malgré le manque d'espace, nous nous massons afin de dire adieu à Arès dont le corps a été placé dans le caveau central avant notre arrivée.

Le prêtre prononce des paroles que je n'écoute pas. Hawk croit fermement en Dieu et tient à ce que chaque cérémonie soit officiée par un de ses représentants. Bien que je ne partage pas sa foi, j'ai pris l'habitude de la présence des hommes d'église. Je les considère comme des guides, des ambassadeurs. Les seuls capables de délivrer un ultime message à celui qui s'en va.

Qui s'en est allé.

J'ai toujours du mal à croire que c'est vrai. Il y a quelques jours, son rire résonnait encore sur les parties en tôle du garage. L'idée même de ne plus jamais entendre ce son me prend à la gorge. Je ne sais plus comment déglutir, à peine comment respirer.

Le prêtre nous indique d'un signe que nous pouvons prendre le relais. Hawk le remercie puis le congédie. La fin de la cérémonie ne peut se dérouler qu'entre nous. Les prospects qui souhaitaient lui dire au revoir l'ont fait au funérarium. Bien qu'ils le connaissaient depuis moins longtemps, Connor, Eliott, Tom et Maxwell ont été très affectés par sa disparition. Leur état m'a confirmé qu'ils étaient de solides recrues pour devenir un jour des spectres.

Une fois seuls en famille, le prés' se place à l'extrémité du caveau fermé.

— Mes frères et sœurs, aujourd'hui j'ai le cœur lourd. Je ne suis pas un expert en long discours, alors je ferai simple : Arès n'est pas mort. Il a été assassiné par l'ennemi. Et si je ne doute pas qu'il refuserait qu'on prenne des risques inutiles, j'entends son cri depuis l'autre côté. Il me galvanise et je peux vous assurer une chose : ce crime ne restera pas impuni.

Ma poitrine m'oppresse.

— Les spectres n'ont jamais été des idiots de premier choix. Contrairement à d'autres MC de têtes brûlées qui frappent d'abord et posent les questions ensuite, nous sommes réfléchis. La vengeance est un plat qui se mange froid. Alors on prendra tout le temps qu'il nous faudra pour méditer sur la meilleure manière de faire payer aux Desert Eagles. Mais je vous en fais la promesse : que ce soit dans deux mois ou dans deux ans, le karma viendra réclamer son dû.

À court de souffle, il achève :

— Pour Arès.

Des murmures désordonnés s'élèvent à l'intérieur du mausolée, alors que mes frères et sœurs reprennent :

— Pour Arès.

J'aimerais prononcer ces deux mots aussi, mais mes lèvres semblent cousues. Le prés' contourne le caveau pour s'approcher du calice en cuivre aux reliures damasquinées. Il sort le couteau. Pas n'importe lequel : celui réservé aux rituels officiels du MC. Puis il s'entaille l'intérieur de la paume. Il imbibe le pouce de son autre main de sang, puis tamponne le tatouage affichant « 7 » sur sa paupière gauche.

Ensuite, il verse le sang accumulé dans sa paume dans le calice, en murmurant :

— Ta mission est achevée, mon frère. Reçois mon sang en offrande, pour apaiser ta soif.

Tour à tour, nous imitons ces gestes. Quand vient enfin mon tour, ma main tremble sur le manche du couteau. Mes yeux restent rivés aux bracelets qui dissimulent mon poignet, comme chaque fois que je dois effectuer ce geste. Des flashs du passé me reviennent en pleine figure, mais je les ignore du mieux que je peux.

Une fois l'incision au creux de ma main faite, je marque mon tatouage puis je presse le poing au-dessus de la coupe.

— Ta mission est achevée, mon frère, lâché-je dans un souffle. Reçois mon sang en offrande, pour apaiser ta soif.

La mienne s'intensifie de ton départ et seul le talion saura l'étancher. Si la vengeance est un plat qui se mange froid, je te le jure, mon frère : l'ennemi se brûlera la langue.


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