CHAPITRE 26

VERONICA


— J'espère que tu as pris tes cliques et tes claques ! Bye bye le moto club...

Je soupire en changeant le téléphone d'oreille.

— C'est plus compliqué que ça, Sam...

— Je ne vois pas en quoi ça l'est. T'as envie de passer l'arme à gauche ?

— S'il te plaît, ne me parle plus d'armes pendant quelques jours.

Ce simple mot me renvoie des flashs de la nuit passée, durant laquelle j'ai bien cru que je ne survivrais pas. Quand j'ai compris qu'il s'agissait d'une fusillade, je me suis mise à prier le Ciel alors que je me considère athée. Si mon corps a immédiatement compris le danger, m'envoyant des signaux on ne peut plus clairs, ça a été plus long pour mon esprit.

Après que Dicey m'a protégée et que nous nous sommes réfugiés derrière le bar, l'angoisse est montée progressivement. Chaque cri de peur, de douleur, chaque coup de feu, chaque tremblement du bois contre mon dos, a intensifié la terreur qui s'écoulait dans mes veines. Si j'avais été seule là où je me trouvais, si le grand brun n'avait pas décidé de venir me demander des comptes, j'aurais été criblée de balles.

M'occuper de la blessure du biker est la seule chose qui a pu me distraire de la réalité malsaine dans laquelle je me suis retrouvée plongée. Sam m'avait bien prévenue que ces gens n'étaient pas des enfants de chœur. Et je le savais. Pourtant, j'ai choisi d'ignorer les mises en garde. J'ai mis les deux pieds dans un piège en toute connaissance de cause, tout ça pour un putain de roman. Pour effleurer du bout des doigts, un succès qui estomperait l'invisibilité chronique dont je suis victime aux yeux de ma mère.

Le jeu en vaut-il vraiment la chandelle ? Si je meurs, à quoi tout cela aura-t-il servi ? Où est ma mère et où sera-t-elle quand il faudra fleurir ma tombe ?

Un frisson d'horreur me frôle l'échine.

— J'espère que tu m'en aurais parlé, si ça n'avait pas été partout aux infos.

— Évidemment !

Vu l'état psychologique dans lequel je suis, il ne me reste plus que ça : parler pour exorciser.

— J'aurais peut-être eu besoin d'un peu de temps pour accuser le coup avant ça.

L'événement a inondé les infos locales. Avant Sam, c'est Gary qui m'a appelée pour savoir si j'allais bien. Ou si son investissement n'avait pas péri sous la pluie d'un M16. Avec mon éditeur, je ne sais jamais s'il s'inquiète vraiment pour moi ou s'il donne bien le change. À aucun moment il n'a évoqué le roman, la discussion s'est concentrée uniquement sur mon intégrité physique et morale.

Néanmoins, il reste un businessman. Je n'ai pas pu m'empêcher de penser que son coup de fil était intéressé.

— Tu sais, V... ce que je vais te dire est un peu dur. Et peut-être que tu trouveras ça déplacé. Mais tu es mon amie, je ne peux pas garder ça pour moi.

Mes doigts se crispent autour de mon téléphone alors que j'arrive devant les portes coulissantes de l'East Jefferson General Hospital. Je me range sur le côté le temps d'achever ma conversation.

— Ta mère ne vaut pas tout le mal que tu te donnes pour attirer son attention.

Ses mots me heurtent à la manière d'un uppercut.

— Je n'ai jamais dit que je faisais ça pour elle, Sam.

Mes réflexions sur ma famille et mon rapport déséquilibré avec la femme qui m'a mise au monde restent dans ma tête. Je n'ai jamais réussi à trouver la force d'exprimer à voix haute à quel point cette déchirure dans mon cœur a conditionné la femme que je suis devenue.

Comment l'a-t-elle compris ?

— Je suis ton amie, Veronica. Tu n'as pas besoin de parler pour que je te comprenne.

Ma poitrine se serre, comme compressée dans un étau.

— Je dois raccrocher, murmuré-je. On se voit très vite, OK ?

Sam me dit de prendre soin de moi, puis la communication s'interrompt. Une grande inspiration plus tard, je m'engage dans le hall de l'hôpital.

Après la nuit horrible que j'ai passée, sans réussir à fermer l'œil, sans entendre un coup de feu ou un cri de détresse, j'ai bien cru que je passerais ma journée roulée dans le canapé, dans un vieux jogging moche. Sauf que je ne possède pas de vieux jogging moche. Et finalement, malgré le manque de sommeil, en sortant de la douche ce matin, je n'ai pas eu envie de me planquer sous la chaleur de ma couette.

J'ai eu envie d'effacer les traces du drame de la veille. J'ai commencé par camoufler l'éraflure sur ma pommette, puis j'ai appliqué un fond de teint capable de masquer mon aspect cadavérique. Si je n'ai pas laissé la vie pendant la fusillade, la déconnexion entre mon esprit et mon corps me suggère parfois l'inverse.

Comme si mon âme avait été projetée en dehors de mon enveloppe, sous l'impact de toute cette violence.

Puis un geste en entraînant un autre, je me suis entièrement maquillée et coiffée. Ce rituel m'a toujours permis de me sentir bien, depuis que je suis ado. « Ah Veronica, toujours tirée à quatre épingles ! ». Je ne compte plus le nombre de fois que j'ai entendu cette phrase. J'ai besoin de prendre du temps pour moi, de me faire jolie. Ça m'aide à me sentir mieux.

C'est ainsi qu'en dépit de la situation, mes talons résonnent dans les couloirs de l'hôpital. J'ai enfilé une chemise en satin crème avec un nœud en lacet à l'orée de ma poitrine et un jean noir qui tombe parfaitement sur mes chevilles.

Qu'a dit la nana de l'accueil déjà ? Chambre 208 ? Ou était-ce 228 ? Bon sang ! Mes neurones sont complètement grillés. Je n'arrive pas à m'empêcher de ressasser. Si seulement il y avait un bouton pour éteindre tout cela...

Au deuxième étage, je traverse un couloir avant de tourner à droite, guidée par les panneaux. Mes interrogations fanent lorsque j'aperçois les Bloodlust Spectrum camper près d'une porte. Hook, Hunter et Delta sont assis sur les sièges, tandis que Libertine et Hawk parlent un peu plus loin, les bras croisés. Aucune trace de Scar et Eiffel qui doivent être partis au ravitaillement, ou fumer une clope.

Seul assis par terre, le dos contre le mur, Dicey joue avec son dé. Il le prend puis le lance sur le linoléum affreux qui habille le sol, encore et encore. Il semble prisonnier d'une transe qu'il n'arrive pas à briser.

Instinctivement, je tente de réduire le choc de mes talons pour éviter d'attirer l'attention sur moi. Je me retrouve pratiquement à marcher sur la pointe des pieds, ce qui n'est pas évident avec ces escarpins qui me broient le bout des orteils. Surtout le petit qui se retrouve concassé comme une noix de pécan sans avoir rien demandé à personne.

Au niveau de Dicey, je m'arrête et m'assieds à ses côtés. Personne ne semble avoir remarqué ma présence, pas même lui. Quand les autorités ont pris ma déposition, j'ai vu les spectres revenir sur le parking du Golden Ghoul les traits tirés, après que des ambulances sont passées. J'ai vite compris que la lutte avait mal tourné. Je les ai comptés, au nombre de huit. Puis j'ai compris...

Arès.

J'ai eu plusieurs fois l'occasion de discuter avec lui depuis ma prise de poste en tant que barmaid. Il a toujours été avenant avec moi. Un peu bourru dans son genre, plutôt direct dans ses paroles et avec un avis tranché sur beaucoup de choses. J'évite simplement de le contredire quand je ne suis pas d'accord, ne voyant pas l'intérêt de me lancer dans un débat inutile.

En dehors de ça, il est cool. Un inconnu pourrait le croire de mauvaise humeur parce qu'il donne l'impression d'être ronchon en permanence. En fait, il s'agit juste de son visage au repos. Il suffit d'échanger un peu avec lui pour se rendre compte qu'il est sympa.

— Comment tu te sens ?

Je reconnais à peine ma voix. C'est un souffle étranglé qui a forcé le barrage de mes lèvres. Dicey ne réagit pas. Il continue de lancer son dé. Il a à peine le temps d'observer quelle face s'affiche qu'il le lance de nouveau.

Sortir ce biker de son mutisme me semble mission impossible. Quand Dicey refuse de parler, rien ne le fait ployer. Alors je décide de combler le silence moi-même.

— J'ai eu peur, si peur... Mais je tenais à te remercier. Sans toi, je ne me serais sûrement pas tenue dans ce couloir maintenant. Je serais restée tétanisée par la peur, je me serais pris une rafale de balles et je... je me serais noyée dans mon sang.

Ma gorge se noue. L'image m'effraie tant que j'en ferme les paupières.

— Je suis désolée pour Arès. J'espère qu'il va s'en sortir...

Sans avoir aucune nouvelle de son état, je devine qu'il n'est ni mort ni tiré d'affaire, à en juger par la présence de ses frères et sœurs ici. Ils doivent attendre des nouvelles. Peut-être se fait-il opérer ? Si seulement je savais quelle était l'étendue de ses blessures...

— C'est un solide, reprends-je. Un roc ! Il est capable de se réveiller en pleine opération pour engueuler le chirurgien s'il tient mal son scalpel.

Une première fissure apparaît dans le masque de Dicey. Un mince sourire qui étire ses lèvres. S'il y a bien une chose qu'Arès adore par-dessus tout, c'est reprendre les autres à table. Il n'est pas du genre à faire des manières mais il ne supporte pas qu'on tienne ses couverts n'importe comment. Je l'ai découvert en arrivant au garage un matin, juste avant de prendre mon poste. Delta était en train de manger une salade et visiblement, pas comme il faut, car il s'est surtout mangé une soufflante.

En même temps, Arès est le dieu de la guerre dans la mythologie grecque. J'imagine que son surnom n'a pas été choisi au hasard.

— Si on entend crier au bloc, c'est rien, c'est juste lui qui remet deux trois trucs au point avant que la chirurgie reprenne.

Le sourire de Dicey s'élargit. Puis fane aussitôt, comme une fleur subitement privée de soleil. Je pose la main sur son avant-bras. La dichotomie entre la chaleur de ma paume et le froid polaire de sa peau m'inflige un électrochoc me rappelant combien nous sommes différents, lui et moi. Des opposés, même.

Pas étonnant que nous ayons passé notre temps à nous écharper depuis notre rencontre. Pourtant là, ce n'est plus de l'agacement que Dicey m'évoque. La gratitude a balayé le reste, suivie de près par l'inquiétude. Il va mal et j'aimerais l'aider, comme il m'a aidée hier.

— Parle-moi, s'il te plaît, murmuré-je. Dis quelque chose, n'importe quoi.

Dicey attrape finalement son dé et le retient captif de ses doigts fuselés. Son regard s'accroche au mien, brut et abrupt. Ses iris me paraissent presque marron, leur éclat naturellement noisette englouti par un puits de ténèbres.

— Ça fait des heures qu'il est sur le billard...

Sa voix semble plus rauque que d'habitude, plus éraillée aussi. Il n'a pas dû prononcer le moindre mot depuis la découverte de l'état de son frère.

— Vous n'avez eu aucune nouvelle ?

Dicey secoue la tête.

— Le prés' en a demandé, je crois.

Apparemment, il n'en a pas obtenues. Je maintiens la pression de mes doigts sur l'épiderme du biker. Celui-ci finit par poser son autre main sur la mienne, son dé formant un ultime rempart entre nous.

— Comment ça se passe, au MC ?

— Les prospects font tourner la machine.

J'opine doucement du chef, imaginant Connor – et non pas Casey – en charge. Il y a un sacré chantier là-bas pour remettre tout en ordre. Il faut effacer le sang qui a imbibé la moquette, retirer les bris de verre, faire remplacer les vitres, vérifier le matériel etc.

Sans parler de la peur que va inspirer le Golden Ghoul au public. La fréquentation et par conséquent le chiffre d'affaires risque de chuter. Si je suis toujours convaincue que le casino n'est qu'une façade et non pas ce qui rapporte vraiment l'argent, cela pose quand même un problème : s'il n'y a plus de clients, les bikers ne pourront plus laver leur argent sale.

C'est marrant, cette pensée me traverse de manière purement factuelle. Je n'y porte aucun jugement, comme si cela ne me dérangeait pas. En fait, je ne me suis jamais interrogée sur ce que je pensais de ce genre d'activités. Je me suis pointée chez les Bloodlust Spectrum avec la seule intention d'écrire leur histoire de l'intérieur. Je cherche des faits, du croustillant. Pas à tester les limites de ce que je peux ou non accepter.

Peu à peu, je me suis attachée à ces motards. Ils restent obscurs à ma compréhension à bien des égards, ne partageant avec moi que ce qu'ils veulent. Je ne sais pas ce qui se dit durant leurs conseils de famille, ni quels types d'opérations ils mènent dans l'ombre. Malgré mes nombreuses tentatives d'investigations, ils restent extrêmement prudents, ce qui explique sûrement pourquoi ils ne sont pas derrière les barreaux ou pourquoi je n'avance pas plus vite sur mon texte.

Toutefois, là, dans ce couloir d'hôpital, je me fiche de mon roman. Je me fiche de savoir si les spectres sont des hors-la-loi, s'ils vendent de la drogue et s'entretuent avec d'autres criminels. Ce que je vois, c'est qu'ils se sont faits attaquer sur leur propre territoire, alors qu'ils vaquaient à leurs occupations. Des innocents sont morts dans leur casino. J'aurais pu faire partie des victimes les moins chanceuses...

Inconsciemment, je me sens inclue dans ce MC. Je me sens en empathie avec eux. Je partage leur inquiétude au sujet d'Arès mais aussi leur envie de vengeance. Il n'est pas nécessaire de leur poser la question, je le sens. L'odeur du karma se propage tout autour d'eux comme une onde malsaine. Moi aussi, j'ai besoin de représailles. De faire payer aux monstres qui ont fait ça. De les tenir sous ma coupe pour inverser le rapport de force. Oublier que j'ai été la proie pour devenir à mon tour le chasseur.

J'ai besoin de leur faire payer pour reprendre le contrôle et me délester de la peur qui s'écoule dans mes veines à la manière d'un venin létal.

— Et Libertine, des nouvelles ?

— Ils l'ont installée dans une chambre un peu plus loin. Elle s'en tire avec un plâtre.

Une grimace me tord le visage.

— Elle doit être ravie...

— Je ne lui donne pas une demi-heure à la sortie de l'hosto pour le couper elle-même et s'en débarrasser.

J'imagine sans mal la dangereuse rousse attraper n'importe quel instrument tranchant passant à sa portée pour se retirer ce qu'elle considère sûrement comme des menottes. Elle tient à sa liberté – dans tous les sens du terme – plus que quiconque et n'y renoncera sous aucun prétexte. Pas même pour sa santé.

— Tu m'étonnes...

— Elle a essayé de venir ici, attendre avec nous pour avoir des nouvelles d'Arès.

Pour une fois que Dicey se sent l'humeur de parler, je fais en sorte de ne pas l'interrompre et de rebondir seulement lorsqu'il laisse un blanc. La machine est difficile à lancer mais je suis contente de voir qu'il se livre un peu plus.

— Les médecins sont venus la ramener dans sa chambre.

— À plusieurs, j'imagine ?

— Trois.

Nos regards se croisent et nous sourions de concert. Cette femme est un mystère entier pour moi. Depuis le premier jour, quand j'ai découvert qu'elle évoluait parmi tous ces hommes, elle m'a intriguée. Je l'ai découverte farouche, autoritaire, déterminée, volontaire mais aussi séductrice. À la soirée « retour de plage », je me rappelle l'avoir vue partager une danse sulfureuse avec un grand gaillard à la barbe de hipster.

Il y a l'air d'avoir tellement de facettes à sa personnalité qu'en de rares occasions, j'ai l'impression de la cerner et la plupart du temps, sa personnalité m'échappe comme une brise qu'on essaierait de retenir dans la paume de sa main.

— Ils ont fini par la sédater. Elle sera sûrement plus calme au réveil.

— Oui, l'espace de cinq minutes, sûrement...

— Et encore !

À nouveau, notre hilarité se mêle. C'est étrange de parler calmement avec Dicey, après avoir connu la tempête pendant des semaines et des semaines. Étrange... mais apaisant. Je n'ai plus envie de me battre avec lui. Surtout depuis qu'il s'est interposé pour me protéger. Tout a basculé dans mon cerveau.

— J'ai besoin de prendre l'air, lâche-t-il d'un coup d'un seul.

Il se lève et tend ses longs bras pour s'étirer le haut du corps. Son tee-shirt maculé de poussière et de sang se soulève à la lisière de son nombril, me laissant tout le loisir d'admirer la ligne de poils qui en découle pour se perdre à l'orée de son jean. Ses abdominaux creusent de profonds sillons dans la chair de son torse et se déplacent vers la gauche puis vers la droite, en rythme avec ses mouvements.

Hypnotisée par la somptuosité de son corps, j'en oublie un instant mes angoisses. Il n'y a plus que lui à travers mes yeux. Sa grâce brute et sauvage irradie à m'en aveugler. Dicey est beau. Non : il est magnifique. Dans son attitude froide et arrogante, dans sa désinvolture et l'éloquence de son silence, dans son allure fallacieuse d'homme insensible.

— Je te suis !

Je me redresse tant bien que mal avec mes talons, puis lui emboîte le pas. Une main tendue n'aurait pas été de refus mais il ne faut pas rêver : Dicey n'est pas devenu un gentleman du jour au lendemain. Il est juste moins désagréable avec moi et ça me suffit.

Nous nous engageons dans l'escalier central pour gagner le rez-de-chaussée puis traversons les portes automatiques pour rejoindre l'extérieur. Le vent sur mon visage semble différent d'avant. Je le ressens avec davantage d'acuité, consciente de la beauté de la nature. Faut-il passer si près de la mort pour se rendre compte de ce que nous possédons ?

Dicey sort un paquet de clopes de sa poche et s'en allume une, après m'avoir proposé de me joindre à lui. Je décline d'un geste de la main. Une fois le cylindre embrasé, il tire une longue taffe qui le revigore. Le soupir de soulagement qui suit trouve son écho dans ma poitrine.

— Combien de temps doit durer l'opération ? demandé-je d'une voix douce.

Il hausse les épaules.

— Les médecins n'en savent rien. Ils ont attendu mille ans avant de commencer... si ça se trouve, ils ont perdu un temps précieux.

Il glisse le tube orange entre ses lèvres d'un geste malaisé et tremblant, comme si la bouffée suivante allait le maintenir en vie.

— Il fallait que son état soit stable, j'imagine, interviens-je.

— Un délire avec son cœur, je crois. J'ai pas vraiment écouté...

Sa détresse me broie de l'intérieur. C'est fou comme son image a changé à mes yeux ces dernières heures. Il aura suffi d'un événement, aussi traumatique soit-il, pour rebattre toutes les cartes. N'est-ce pas hallucinant de se rappeler combien la vie est fragile et ne tient qu'à un fil ? Même les émotions les plus vives peuvent être balayées comme une brindille par un coup du destin.

— Trois balles dans la poitrine, articule Dicey. Trois putains de balles dans la poitrine. Quand je retrouverai l'enfoiré qui lui a fait ça, je le ferai payer !

La détermination qui brille dans ses yeux m'affirme que ce ne sont pas des paroles en l'air. Cela ressemble davantage à une promesse à lui-même.

— Il ne méritait pas ça, murmuré-je. Personne ne mérite ça.

— Arès est un bon gars ! renchérit Dicey. On peut toujours compter sur lui. Il n'a pas peur du danger ou de se salir les mains pour la famille.

Un rire mêlé de joie et de douleur le secoue.

— Il est le premier à avoir voté pour moi, quand le prés' a soumis mon nom au vote pour choisir notre nouveau sergent d'armes.

Le précédent a dû laisser la vie au cours d'une mission dont j'ignore la teneur. De peur de couper à Dicey l'envie de parler, je ne pose aucune question. Réfréner ma curiosité est un exercice difficile pour une fouine dans mon genre. La seule chose capable de contrebalancer la démangeaison chronique que je ressentirais en temps normal, c'est mon soulagement de voir le motard se laisser aller à des pensées positives.

Lui qui économise sa salive la plupart du temps a besoin de parler, comme tout le monde. Je me sens privilégiée d'être celle qui a la chance de l'écouter.

— Certains ne pariaient pas un dollar sur moi ! Sûrement parce que je suis jeune...

— Laisse-moi deviner, Scar ?

— Pas que, mais oui. Il y a eu aussi Hunter, Titan et Thunder.

Les deux derniers noms m'étant parfaitement inconnus, je devine qu'ils ne sont plus de ce monde. À moins qu'ils aient quitté le club ? Est-ce vraiment possible de renoncer à son appartenance à un groupe dont les liens sont aussi solides ? J'en doute. Une fois entré dans le cercle, plus personne ne peut en sortir.

— La majorité a suffi à me faire élire, après une sacrée leçon de morale d'Arès sur l'importance d'avoir des tripes et des burnes, et le désintérêt total qu'on devrait éprouver pour l'âge d'une personne. Ce qui compte, c'est la détermination, pas le nombre de bougies que tu as soufflées sur ton gâteau.

Dicey déglutit.

— Cette leçon m'a marqué à vie. Quand j'ai peur de ne pas être à la hauteur, je repense aux mots qu'il a prononcés ce jour-là.

« Peur de ne pas être à la hauteur ». Si on m'avait dit que Dicey s'ouvrirait sur ses propres faiblesses, je n'y aurais jamais cru. Découvrir cette vulnérabilité le rend plus humain. Même si c'est un criminel, même s'il a commis des forfaits qui me glaceraient le sang et me tiendraient éveillée la nuit, son humanité se trouve toujours là, emmurée derrière les ténèbres qu'il affiche au grand jour.

Maintenant que je l'ai aperçue, je ne compte pas la lâcher. Au fond de moi brûle l'envie ardente de m'y accrocher jusqu'à l'apprivoiser.

Et peut-être découvrir, en son sein, le reflet d'un désir que je ne parviens plus à étouffer.


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