CHAPITRE 25

DICEY


Sur le qui-vive, j'attends le signe de Hook qui secoue ses jumelles pour m'inviter à bouger. Lorsque je me déplace, les tirs cessent quelques instants, suffisamment pour que je puisse atteindre la machine à sous que je visais. Libertine tire de manière saccadée derrière la Roulette, se cachant entre chaque balle.

De ma nouvelle position, j'aperçois le prés' qui a pratiquement atteint l'autre bout du casino. À sa gauche, je reconnais Eiffel, désormais armé et qui ne semble pas avoir la moindre blessure. Un soulagement intense m'envahit.

Mon frère va bien.

Gonflé à bloc, je serre mon gun dans ma main droite, prêt à faire feu à la moindre occasion. La préméditation des aigles leur permet de bénéficier d'un énorme avantage sur nous : ils se sont pointés avec un arsenal à toute épreuve. Sous le coude, je n'ai trouvé que deux armes de poing dont l'une que j'ai refilée à Libertine.

Hawk refuse que nous conservions des armes lourdes ici, au cas où les flics pointeraient leur nez pour une perquisition. C'est arrivé plusieurs fois déjà et heureusement pour nous, la prudence de notre prés' nous a toujours permis de nous en sortir indemnes. Seulement, il va falloir trouver un moyen de nous équiper mieux que ça en toutes circonstances, si les Desert Eagles en sont au point de venir nous menacer chez nous en pleine soirée. Surtout si les mecs embauchés par Hawk sont aussi inefficaces pour défendre le QG.

Tandis que je m'interroge sur le meilleur angle d'attaque pour éviter le carnage et mettre nos ennemis hors d'état de nuire, tout s'accélère.

Hawk, Eiffel, Scar et Delta foncent dans le tas comme un seul homme tout en hurlant à la mort. Je m'apprête à les suivre lorsque, dans le même temps, Libertine qui a contourné l'espace à quatre pattes, tombe nez à nez sur un aigle. Le gaillard, pas très grand mais d'apparence robuste, la tient en joue. Elle a juste le temps de donner un coup dans son poignet pour dévier la balle qui visait sa poitrine.

Son épaule accuse un mouvement de recul amplifié par l'écho de son cri. N'écoutant que mon instinct, je m'élance dans sa direction et canarde son agresseur. À cette distance difficile d'être précis : je loupe mes trois premières balles, mais elles suffisent à l'éloigner. Juste avant qu'il disparaisse derrière une colonne, ma quatrième l'atteint au mollet.

Je jette un œil sur ma droite : la zone est dégagée. Le conflit a dû se décaler à l'extérieur, puisque je n'entends plus rien. La cohue a poussé tous les clients à fuir. Seuls quelques corps jonchent le sol à plusieurs endroits de la salle.

En trois grandes enjambées, j'arrive au niveau de Libertine et m'accroupis pour m'assurer que sa blessure n'est pas mortelle.

— J'ai pas prévu de crever aujourd'hui, lâche-t-elle alors que j'inspecte son épaule.

— La balle n'est pas ressortie. T'es bonne pour un tour à l'hosto !

— Pas avant d'avoir plumé la colombe qui m'a fait ça !

L'appellation me tire un sourire. Je tends la main pour l'aider à se relever mais elle la refuse, préférant se débrouiller seule. Libertine dans toute sa splendeur. Comme si un morceau de plomb n'était pas logé dans son épaule dégoulinant de sang, elle s'élance vers l'extérieur. Je l'imite au pas de course et me retrouve aveuglé par les phares des voitures de police.

— Eh merde ! V'la les poulets ! Y a pas encore assez de volatiles à se faire, ici ? grogne la vice-prés'.

Elle avise le flingue dans sa main et m'adresse un regard lourd de sens.

— On dira que c'était ceux des aigles !

— Et nos empreintes ?

— Dans le feu de l'action on a ramassé les armes qu'on a trouvées pour se défendre, déclaré-je.

— T'aurais fait un bon avocat, si t'avais pas été un branle-bite à l'école !

Je hausse les épaules, puis tout en désignant l'insigne de notre MC, je réponds :

— J'aime autant être de ce côté de la barrière.

Libertine me sourit tandis que les flics sortent de leurs bagnoles, armés jusqu'aux dents. Nous posons nos guns à terre puis plaçons nos mains bien en évidence pour montrer que nous ne représentons aucun danger. Les menottes nous sont passées dans un premier temps, mais la lumière ne tarde pas à être faite sur la situation.

Plusieurs clients du casino ont appelé le 911 pour signaler une fusillade. Bien que les autorités ne puissent pas nous blairer, ils ont suffisamment de jugeote pour comprendre que nous ne sommes pas à l'origine d'un bain de sang dans notre propre QG. Cela n'aurait aucun sens !

Tandis qu'une jeunette prend nos dépositions, je ne peux m'empêcher de balayer les environs du parking du regard. Où sont passés les autres ? Et l'ennemi ? J'enrage de ne pas m'être trouvé au bon endroit. Enfin, si je n'avais pas été taper l'embrouille à Veronica, je serais resté à la table de Black Jack et je n'aurais peut-être pas eu autant de chance qu'Eiffel.

— Vous avez un permis ?

À l'aide de son crayon, elle désigne les armes placées sous enveloppes scellées, posées près d'elle.

— Elles ne sont pas à nous.

— Bien sûr ! Elles sont apparues ici du Saint Esprit ?

— Si vous partez du principe que le Saint Esprit est à l'origine de la fusillade, alors oui.

La flic m'avise, un sourcil en accent circonflexe.

— Pas besoin d'être insolent !

— Le sarcasme est puni par la loi, maintenant ?

— Non, mais l'outrage à agent, oui !

— La susceptibilité est un critère d'embauche ?

Libertine ricane puis se décide à intervenir pour en rajouter une couche :

— Probablement, et dans l'ordre des priorités, on le retrouve avant la présence d'esprit et l'efficacité.

— Bouclez là ou je vous fais coffrer !

Je me contente de secouer la tête d'un air désapprobateur, attendant la prochaine question. Visiblement, nous sommes toujours sur la même puisque la flic revient à la charge.

— Vous ne m'avez pas répondu pour les armes. Vous avez un permis ?

— Deux plus deux, c'est trop compliqué pour vous ? raillé-je. À votre avis, on a été fusillé avec quoi ? Des pistolets à eau ? Voilà d'où viennent les armes que vous avez récupérées. On s'est contenté de les ramasser dans le feu de l'action pour se défendre.

La bleue agite frénétiquement son stylo sur le bloc-notes. Libertine pâlit à vue d'œil, bien que je ne l'aie pas entendue se plaindre une seule fois depuis son cri. Elle appuie fermement un morceau de tissu sur la plaie de son épaule pour limiter l'écoulement du sang. Je l'inciterais bien à se concentrer là-dessus, mais elle va m'envoyer chier.

La flic semble enfin remarquer que ma sœur n'est pas dans son état normal, puisqu'elle tourne la tête et lui demande :

— Tout va bien, madame ?

Oh non ! Pas le mot qui fâche...

— Madame ? répète Libertine d'une voix qui ne laisse place à aucune contradiction. J'ai l'air d'une dame ?

Désarçonnée malgré le tempérament dont elle a fait preuve depuis le début, l'officière ne sait pas quoi dire.

— Oui... enfin non... enfin, vous n'avez pas l'air d'un homme non plus...

Elle redresse le dos, puis ajoute :

— Comment voulez-vous que je m'adresse à vous ?

— La bouche fermée et loin de mon club ! persifle Libertine.

Le ton monte mais un collègue de la flic finit par désamorcer le conflit. Personne n'a envie de se mettre les Bloodlust Spectrum à dos, à la Nouvelle-Orléans. Personne sauf la dernière recrue qui visiblement, ne nous connaît pas encore.

Une fois libérés de cette obligation, les flics passent à Veronica et Tania. Connor suivi d'Eliott et Tom arrivent après la fumée des cierges. Libertine explique deux trois trucs au premier et lui demande de prendre les commandes le temps qu'on cherche les autres.

Les pompiers ont déjà commencé à s'occuper des blessés. Libertine les esquive tout autant que moi. Ma plaie n'est que superficielle et j'ai d'autres priorités. Nous contournons le bâtiment ensemble pour suivre quelques traces de sang au sol qui ne me rassurent pas. Après avoir traversé la route, j'entends des voix résonner dans une ruelle non loin.

Libertine et moi échangeons un regard concerné, puis accélérons l'allure. Juste avant d'entrer dans la ruelle, nous jetons un œil prudent. En apercevant seulement les nôtres, nous hâtons le pas jusqu'à eux. La chair de poule s'étend dans mes bras quand j'aperçois le prés' à genoux près d'un corps ensanglanté.

Mon ouïe s'éteint. Le monde autour n'existe plus. Mes yeux sont rivés sur le corps d'un de mes frères que je refuse de reconnaître. Mon cerveau ne s'intéresse pas aux trois autres debout autour. Les identifier reviendrait à savoir qui est l'homme à terre.

N'importe lequel me briserait. Pourtant, une petite voix au fond de ma tête murmure insidieusement « pas Eiffel, pas Eiffel, pas Eiffel ». Suis-je un monstre si je considère que le moins douloureux serait Scar ? Je ne devrais pas penser ainsi. Il est mon frère, au même titre que les autres. Seulement, je ne peux pas m'empêcher d'avoir noué des liens plus forts avec certains qu'avec d'autres.

Quand on me bouscule, je reviens à moi. Deux pompiers portant une civière se précipitent vers ma famille. Je retrouve alors la sensation de mes jambes puis décide d'aller au-delà de la peur. J'ai besoin de savoir.

Libertine se trouve déjà là-bas. Il ne me reste que cinquante mètres à faire. Chaque pas me demande l'énergie de soulever une montagne.

Une tête se tourne dans ma direction. Eiffel. Le soulagement m'envahit. À ses côtés se trouvent Hunter et Scar. Ce qui ne laisse plus qu'un candidat à terre.

Arès.

Une pointe s'enfonce dans ma poitrine. Au fil des années, j'ai enterré plusieurs de mes frères. Depuis un an et demi, ce n'était plus arrivé. Hawk a complètement changé de stratégie, optant pour la préservation. Les Desert Eagles en ont profité pour gagner du terrain dans la lutte qui nous oppose. Eux ne semblent pas lassés de dire adieu à leurs membres.

Il faut dire qu'ils sont bien plus nombreux que nous, ce qui peut poser problème lors de certaines opérations. Une organisation minutieuse nous est nécessaire à chaque fois pour mener à bien nos projets.

Là, je me revois deux ans en arrière, quand Titan s'est fait égorgé. Scar était là, en qualité de prospect. Sa réactivité a permis au prés' de s'en tirer, mais pas à notre frère disparu. C'est d'ailleurs là que le plus hargneux de la famille a chopé la balafre qui lui a valu son surnom. Son acte héroïque lui aura aussi permis de devenir membre à part entière des Bloodlust Spectrum.

Mon cœur loupe un battement quand je découvre qu'Arès respire encore. Ses lèvres bougent, tandis que les pompiers s'attèlent aux premiers soins.

— Il... il va s'en sortir ?

Eiffel pose la main sur mon épaule et la presse fortement. Sans qu'il ait besoin d'utiliser des mots, son incertitude passe à travers son geste.

Quand les pompiers soulèvent la civière, le regard d'Arès s'accroche au mien. Le feu de joie que j'y lis d'habitude n'est plus qu'une flammèche menacée par un orage. Il agite faiblement les doigts, comme pour me faire signe.

Ébranlée par une certitude contre laquelle lutter demeure vain, mon âme chancelle.

Il ne survivra pas.


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