CHAPITRE 24
DICEY
Accroupi au bout du comptoir, j'attends mon moment pour sortir de ma cachette et me mêler aux festivités. Les balles pleuvent à intervalles irréguliers, m'empêchant de trouver un interstice qui me permette de bouger sans me faire trouer la peau au passage.
Libertine a complètement quitté mon champ de vision, tandis que Scar et Delta s'apprêtent à faire de même.
— Cinq ! s'écrie le prés'.
Je marque un temps d'arrêt pour visualiser dans ma tête cinq ennemis qui nous prennent en chasse. Ils sont peut-être plus nombreux que nous le croyons. Et si certains passaient par l'autre côté du bâtiment ?
Hunter et Hook bossaient sur leur bécane au garage. J'espère qu'ils auront senti l'embrouille venir... le sang a suffisamment coulé dans ce MC. Nous savions tous à quoi nous nous engagions en devenant des spectres. Chacun à notre manière, notre passé nous a prédestiné à finir ici.
Seulement, je ne veux plus essuyer de pertes. Je ne veux plus dire adieu à l'un de mes frères. Je ne veux plus être privé de l'un de mes repères.
Eiffel.
Où est-t-il ? Quand la fusillade a commencé, il devait encore être installé au Black Jack. J'espère qu'il aura trouvé un endroit pour se couvrir. D'autant que lui non plus n'est pas armé...
Mes pensées se bousculent dans tous les sens, il faut que je les clarifie. Je ferme les yeux quelques secondes pour inspirer profondément, ignorant le regard insistant de Veronica à mes côtés. Elle semble un peu moins apeurée que lorsque le danger s'est déclaré, mais peut-être n'est-ce qu'une façade. Découvrir ce fragment de vulnérabilité en elle a heurté quelque chose en moi. Je ne sais pas exactement quoi, juste que sa détresse ne me laisse pas indifférent.
Un gun. Il me faut absolument un gun...
Sauf que j'ai beau attendre, je ne sortirai pas de ma planque si je n'ai pas de quoi tirer quelques balles. Hawk ne cache-t-il pas quelques armes ici ? Il me semble l'avoir entendu en parler au cours d'un conseil de famille. Je ne devais écouter qu'à moitié, sûrement distrait par les conneries d'Eiffel.
Le petit coffre-fort sous l'étagère n'est qu'un leurre destiné à attirer l'attention d'une personne mal intentionnée afin qu'elle ne trouve pas ce qu'elle cherche.
Puis soudain, je me rappelle ! Derrière la crédence légèrement décalée dans l'angle, se trouve du contreplaqué mal fixé. Volontairement mal fixé. Je dégage la finition anthracite puis m'acharne sur le morceau de bois, sans réussir à l'arracher. Merde ! Les vis ont été enfoncées trop fort. Mon regard furète tout autour de moi à la recherche d'un outil pour retirer l'une d'elles.
Évidemment, derrière un bar à cocktail, il n'y a qu'un seul couteau et la lame est trop grande pour faire l'affaire. Pas de fourchette, je me lance alors en quête d'une cuillère. Les deux extrémités me trahissent puisqu'elles n'entrent pas dans le pas de vis.
— Eh merde !
Les coups de feu diminuent mais sont toujours bien présents. Je ne peux pas faire attendre mes frères et sœurs !
— Tu cherches quoi ? me demande La Corvée.
L'idée de l'ignorer m'effleure l'esprit, mais dans le brouhaha et l'effervescence, ma bouche se meut d'elle-même.
— Un flingue ! Il faut juste que je dégage ces putains de vis !
Veronica connaît mieux le matériel qui se trouve ici que moi. Je lui laisse quelques secondes pour réfléchir. Elle finit par secouer la tête.
— Y a rien qui fera l'affaire.
Le découragement m'envahit quand une lueur s'allume dans ses iris.
— À moins que...
Elle observe sa main, puis me dit :
— Pousse-toi !
Au vu de l'urgence, j'ignore le fait qu'elle me donne un ordre et me décale. À genoux devant la planche de contreplaqué, elle enfonce l'ongle de son index dans le pas de vis, puis s'efforce d'effectuer une rotation. Le mouvement s'annonce compliqué à première vue, mais une fois un premier tour effectué, le reste suit avec plus de facilité.
Mon cœur s'emballe d'excitation.
— Bien joué, La Corvée !
Elle s'apprête à s'attaquer à la deuxième vis, quand je l'écarte d'un geste du bras.
— Une suffira ! Pas le temps pour la délicatesse !
J'attrape l'extrémité du contreplaqué dont la fixation vient de subir un revers de médaille puis je tire brutalement dessus pour l'arracher.
Bingo !
Juste derrière, je trouve deux colts. Je les sors et croise le regard de Veronica qui semble m'interroger. La peur a refait surface et l'idée de détenir une arme lui apporterait sûrement l'espoir d'une solution à ses problèmes.
— Même pas en rêve, La Corvée ! Tu risquerais de te faire mal.
Je conserve les deux flingues pour moi puis risque un œil derrière le comptoir. Hawk semble gagner du terrain en évoluant de machine à sous en machine à sous pour se rapprocher du camp ennemi. Libertine est couchée sur le flanc derrière la table de la roulette. Elle a laissé son flingue derrière elle.
Je comprends alors qu'elle est à court de munitions et ça risque de mal finir si un ennemi tombe sur elle. Jusque-là, je n'en aperçois pas un. Ces lâches de Desert Eagles se contentent de sortir leurs bras pour nous canarder avec de la grosse artillerie.
Pour attirer l'attention de la vice-prés', je m'écrie sur un air mélodieux :
— JE, JE !
Celle-ci tourne la tête dans ma direction. En rythme, je fais glisser l'un de mes guns au sol jusqu'à elle, tandis que ses lèvres bougent silencieusement :
— Suis Libertine !
Malgré le péril de la situation, je ne peux m'empêcher de sourire. Elle m'imite, colle son index et son majeur à sa tempe, puis les écarte pour me remercier.
— T'as des choses à me raconter, chuchote Veronica dans mon dos.
— C'est bien le moment ?
— Je gère mes émotions comme je peux. Toi t'as ton pistolet, moi j'ai ma langue.
Je me retourne pour la contempler un instant. C'est fou comme face à l'adversité, l'acuité de mes sens semble démultipliée. Je remarque chaque contour du visage si parfait de cette blonde qui a débarqué comme une tornade dans nos vies. Quelques mèches de ses cheveux se sont agglomérées avec du sang, sûrement lorsqu'elle a nettoyé ma plaie. Une égratignure s'étend sur sa pommette et j'en distingue une seconde sur sa lèvre inférieure.
Elle doit se la mordre sans même s'en rendre compte, bouffée par l'angoisse.
Toutes ces marques de guerre la magnifient, lui conférant un air plus brut, plus sauvage. La nana tirée à quatre épingles a laissé les commandes à une partie d'elle plus instinctive, moins réfléchie et anticipée. Quelles que soient les conditions dans lesquelles je l'observe, je dois reconnaître qu'elle est sublime. Je pourrais passer des heures à la contempler.
Enfin, si et seulement si elle ferme cette jolie bouche qui dit tant de conneries. Le pire, c'est que je commence à m'habituer à l'entendre jacter toute la sainte journée. Ça me porte de moins en moins sur les nerfs.
C'est inquiétant, non ?
— J'ai ma langue aussi, lui réponds-je dans un souffle. Un jour, je te montrerai comment je m'en sers.
La Corvée frissonne.
— Reste ici et ne bouge pas tant que je ne viens pas te chercher ! C'est compris ?
Pour une fois, elle ne discute pas mon ordre. Elle se contente d'acquiescer. Au moment où je me retourne pour amorcer un déplacement stratégique, Veronica enroule ses doigts autour de mon avant-bras. J'incline le visage vers elle pour cueillir le fruit de son inquiétude.
— Sois prudent !
Étonné, je reste coi. Comme toujours quand je ne sais pas quoi dire, je la ferme. Je glisse tant bien que mal une main dans ma poche pour serrer mon dé et puiser en lui l'énergie de défaire l'ennemi sans me prendre une balle au passage.
Au moment où je m'apprête à courir pour rejoindre la machine à sous la plus proche, une vibration dans ma poche m'interrompt. Je songe à dédaigner cette alerte, mais me vient à l'esprit que cela pourrait concerner la situation en cours.
Mon instinct ne m'a pas trompé, puisque c'est un message de Hook.
| On s'est fait prendre par derrière mais on les a maîtrisés avec Hunter. J'ai une bonne vision d'ensemble, reste à couvert jusqu'à mon signal ! Munition - -
Munition moins moins. Au rythme saccadé avec lequel les balles nous arrivent dessus, je suppose que les aigles se servent de mitraillettes ou de fusils d'assaut. Les autorités doivent déjà avoir été alertées et ils ne prendront pas le risque de rester jusqu'à leur arrivée. Si nous restions tous à couvert, nous pourrions temporiser.
Seulement, ce serait mal connaître les Bloodlust Spectrum. Si nos ennemis savent faire couler le sang, ils n'ont aucune idée de son goût. Cette soif qui anime ma famille nous rend différents des autres. Aucune agression ne peut rester impunie : elle exige un châtiment.
Mes doigts pianotent sur mon clavier.
| Tic tac
Hook comprend sans mal que l'heure tourne et que je n'ai pas envie de me tourner les pouces. Je me tords le cou pour l'apercevoir et le devine étendu sur le ventre avec des jumelles. Le rideau qui barre l'accès au couloir le dissimule grandement au regard de l'ennemi.
— Tu n'y vas plus ? me demande La Corvée.
Le dos appuyé contre le comptoir, elle m'observe, l'air désorienté. Je ne sais toujours pas si je peux lui faire confiance ou pas. Si elle est bien celle qu'elle prétend, alors elle n'est qu'une victime innocente dans cette histoire. Une simple nana qui cherchait un taf de serveuse et qui s'est retrouvée au beau milieu d'une fusillade.
Comment continuer de croire qu'elle puisse être une infiltrée au service des Desert Eagles alors qu'au moment même où la fusillade a commencé, elle était en ligne de mire ? Sans mon intervention, elle m'aurait servi de bouclier et aurait été criblée de balles. Elle ne pouvait pas prendre le risque d'espérer que je m'interpose. Cette variable était bien trop hasardeuse.
Il reste toujours la possibilité qu'elle soit une envoyée des flics ou des fédéraux. Je ne sais pas... une partie de moi s'est habituée à sa présence. L'adrénaline pulse dans mes veines et rebat toutes les cartes. Je porte un regard neuf sur la situation et me surprends à espérer que Veronica ne soit rien de plus que ce qu'elle affirme être : la dernière recrue en date du Golden Ghoul.
— J'attends un signe !
Elle opine doucement du chef. Ses lèvres tremblent. Ou alors elle cherche ses mots ? Difficile à dire. Au bout de plusieurs inspirations saccadées où elle semble sur le point de prendre la parole, je penche pour la seconde option.
— Crache le morceau, La Corvée ! Je vais pas te bouffer.
— Tu...
Elle se mordille la lèvre. Sans réfléchir, je la saisis entre mon pouce et le flanc de mon index pour la libérer de ses incisives. Mon geste la surprend. Mon regard se perd dans le sien, d'un vert atone loin de rendre hommage aux nuances émeraude habituelles. La flamme qui l'anime s'est éteinte, étouffée par l'angoisse et la peur.
Je n'aime pas la voir comme ça.
— Tu n'as pas confirmé, souffle-t-elle après plusieurs secondes.
— Confirmé quoi ?
Un déluge de balles achève sa course dans le bois du bar, poussant Veronica à se recroqueviller sur elle-même, la tête dans les bras. L'épaisseur du matériau s'avère suffisamment efficace pour former un solide rempart.
J'écarte les mains de la blonde, l'incitant à relever la tête. Je lui redresse le menton d'un geste d'une douceur qui m'étonne moi-même.
— Confirmé quoi ? réitéré-je.
— Quand j'ai parlé des paris et du fait que je ne t'intéresse pas... tu as... répondu pour les paris. Mais tu n'as rien dit pour la deuxième partie de ma phrase. Tu n'as pas confirmé.
Elle recommence à se mordre la lèvre. Cette fois, je ne l'en empêche pas, bousculé par la vulnérabilité de ses mots. J'ai toujours considéré la vulnérabilité comme une faiblesse. Comment pourrait-on être le chasseur et la proie à tour de rôle ? Chacun devrait en avoir un et s'y cantonner.
Pourtant, la vie n'est pas noire ou blanche. Il faut traverser la zone grise pour appréhender des subtilités que même les mots ne savent pas dépeindre avec précision.
Découvrir une Veronica moins tempétueuse et sûre d'elle ne me rebute pas. Au contraire, cela attise ma curiosité. Une étrange onde de chaleur se diffuse dans ma poitrine et même si je ne l'identifie pas, je comprends que ce que je ressens pour cette fille est plus complexe que ce que je veux bien avouer.
Il n'y a pas que de la colère ou de la détestation. Il y a de la curiosité, de l'intérêt. Peut-être même autre chose. Je ne suis pas très doué pour ces trucs-là.
D'un ton aussi neutre que possible, je réponds alors :
— Je n'ai pas confirmé.
L'étonnement rallume un éclat dans les prunelles de La Corvée. Je n'ai pas le temps de m'attarder dessus puisqu'une nouvelle vibration me rappelle à l'ordre.
| Recharge dans approx' dix à vingt secondes. Tiens-toi prêt !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top