CHAPITRE 22
VERONICA
À marcher le long du trottoir, je pianote sur mon téléphone pour contacter ma mère. Après plusieurs sonneries, je tombe sur sa messagerie.
Encore.
Cela fait des semaines que j'essaie de la joindre, rien que pour accomplir mon devoir familial. Il faut croire que je suis la seule à songer à ce genre de connerie puisque ma chère génitrice ne prend même plus la peine de me répondre.
Quand j'étais gamine, elle m'ignorait tout bonnement, comme si je n'étais pas sortie de ces entrailles en la faisant hurler à s'en rompre les cordes vocales. Elle ne m'adressait pas le moindre regard, préférant se concentrer pleinement sur sa carrière dans la vente de produits pharmaceutiques. Je n'ai jamais manqué d'argent, c'est le moins qu'on puisse dire. En revanche, d'amour...
En quittant la maison à dix-huit ans, je me suis jurée de bâtir mon propre empire. De me réaliser par moi-même, sans l'aide de mes parents. Aussi, je ne leur ai jamais demandé le moindre appui financier, ce qui m'a conduite à exercer un certain nombre de petits boulots pour joindre les deux bouts.
— Un appel, soupiré-je. C'est trop dur d'accepter un appel ?
Parfois je me demande pourquoi je persiste à maintenir le lien avec mes parents. Mon père, c'est un peu différent. Nous n'avons jamais eu aucun atome crochu, lui et moi. Il m'inondait moins d'indifférence que sa femme, mais par la force des choses, à l'âge adulte, nous n'avons pas grand-chose à nous dire. L'appeler lui me paraît plus étrange que d'appeler ma mère pour qui je ne suis rien de plus qu'une croix à cocher sur une liste de tâches – pour ne pas dire corvées – à accomplir.
Pourtant, j'en ai besoin. Je dois être tordue... mais je veux entendre la voix de ma mère. Je me languis du jour où je décèlerai enfin un élan de fierté dans sa voix, quand elle réalisera que je ne suis pas la bonne à rien qu'elle a toujours cru que j'étais. C'est une carriériste ; moi aussi. Je ne sais pas si c'est un choix de ma part, je sens simplement au fond de mes tripes qu'il s'agit de la direction que je dois emprunter.
Mon premier best-seller n'était pas suffisant. Un joli succès, mais pas comme celui que j'espère signer avec mon manuscrit sur les Bloodlust Spectrum. Ce jour-là, quand je serai au sommet de la gloire, portée par un pseudonyme qui me permet d'évoluer dans mon coin sans que personne ne sache rien, je rappellerai ma mère. Et elle répondra.
Elle m'accordera une minute de son temps. Quand elle comprendra que je suis une pointure dans mon domaine, que je suis acclamée par la critique littéraire et que je reçois des prix, elle sera fière de moi. Il ne peut en être autrement.
En rangeant mon téléphone dans mon sac à main, je m'accroche à cet espoir pour faire taire la douleur qui me comprime la poitrine.
Les portes automatiques des locaux de Gary&Co s'ouvrent à mon passage. Un petit coup d'œil latéral dans le miroir qui s'étend sur l'une des colonnes m'informe que j'ai fait le bon choix : ce trench Burberry est parfait pour la mi-saison. En attendant de pouvoir m'en acheter un neuf, vu le prix qui donne envie de s'arracher les globes oculaires avec les ongles, j'ai jeté mon dévolu sur de la seconde main.
À l'accueil, Monica m'adresse un sourire. Ses cheveux frisés donnent du volume à son visage hâlé dépourvu de défaut. Sans parler de ces dents d'une blancheur éclatante... parfois je me demande ce qu'elle fait à l'accueil d'une maison d'édition. Elle ferait mieux de se lancer dans le mannequinat.
Quoique, ça aussi c'est un sacré monde de pourri. Si j'avais le visage pour infiltrer ce milieu, je ne doute pas de pouvoir écrire un sacré roman...
— J'ai rendez-vous avec Gary, l'informé-je.
— Il vous attend dans son bureau !
La secrétaire jette un œil derrière elle puis me glisse sur le ton de la confidence :
— Au fait, j'ai enfin lu votre premier roman.
Elle écarquille les yeux, puis poursuit :
— Et wow ! Vous m'avez bluffée ! Je n'aurais jamais cru me manger une telle claque en plongeant dans l'univers des fast-foods. C'est à se demander pourquoi personne ne fait rien... Certains passages m'ont donné froid dans le dos.
Moi-même, j'ai été mortifiée de devoir écrire certains passages. Un manager en particulier prenait plaisir à humilier les nouvelles recrues devant tous les employés, en lui collant les pires tâches du restaurant. C'est ainsi que je me suis retrouvée sans gant, avec du matériel défectueux, à nettoyer les toilettes bouchées et dégueulasses de l'établissement. J'en ai même vomi mes tripes sans que personne ne soit témoin de la scène.
En revenant en cuisine, fière de moi, pour annoncer que tout était nickel chrome, Cabe – le manager – a fait déplacer tout le monde vers les toilettes pour constater le fruit de mon labeur. Certains clients ont observé la scène de loin, sans pouvoir vraiment voir, circonspects.
Cabe a jugé que mon travail était loin d'être satisfaisant. Il a demandé à tous les employés de retourner en cuisine après m'avoir rabaissé par tous les adjectifs possibles et imaginables. Quand nous n'étions plus que tous les deux, il s'est approché de l'urinoir, a baissé sa braguette... J'ai tout juste eu le temps de tourner la tête pour éviter d'assister au carnage. Lance en main, il a arrosé l'entièreté de la pièce avec un plaisir non dissimulé, puis m'a obligée à tout nettoyer.
À mains nues.
Un frisson de dégoût me secoue les épaules.
— La loi du plus fort, Monica... la loi du plus fort. La plupart des gens ont trop besoin de leur job pour accepter de témoigner ou de se soulever contre l'autorité. Alors ils laissent faire !
Heureusement que je n'étais qu'une infiltrée qui bossait sur son projet de roman. Si j'avais été une employée qui comptait sur ce job à long-terme, j'y aurais laissé ma santé mentale.
— Je suis impatiente de lire votre prochain projet, en tout cas.
Je lui adresse un sourire.
— J'y travaille !
Monica s'empare du combiné de téléphone pour appeler Gary et l'informer de ma présence.
— Miss Fox est arrivée.
Après une courte pause, elle acquiesce puis raccroche.
— Vous pouvez monter, il vous attend.
— Merci, Monica !
D'un pas déterminé, je me dirige vers l'ascenseur au bout du couloir. De nombreuses affiches et posters décorent les murs. Tous sont des références littéraires, des auteurs signés chez Gary&Co qui ont connu des succès plus ou moins retentissants. Je déplore n'avoir jamais rencontré aucun de mes collègues.
Les auteurs de fiction se réunissent souvent pour des séances de dédicaces communes. Quand on bosse sur des faits réels, des infiltrations ou témoignages, on n'est associé à personne. Mes tournées de presse pour mon premier roman m'ont parues bien solitaires. À l'époque, je ne m'en étais pas tellement rendue compte, trop émerveillée par mon succès.
Avec du recul, je trouve dommage de ne côtoyer aucune autre personne qui exerce le même métier que moi. Ça me permettrait de me sentir moins seule...
Gary adopte une posture présidentielle dans son fauteuil en cuir, lorsqu'il m'accueille dans son bureau. Il m'invite à m'asseoir d'un signe de la main, tandis qu'il finit une conversation téléphonique.
— Ça fait plusieurs années déjà. Sa clause devrait bientôt prendre fin...
Gary dodeline de la tête.
— Je suis prêt à patienter toute ma vie pour signer Meghan Dove, tu le sais. Écoute, on en parle plus tard, mon rendez-vous vient d'arriver.
Mon éditeur raccroche puis me sourit.
— Veronica ! Comment tu vas ?
— Plutôt bien, merci.
C'est marrant, en quittant mon appartement ce matin pour venir ici, je me suis sentie investie d'une énergie folle. J'ai eu l'impression de pouvoir soulever des montagnes, que rien ne m'arrêterait. Je pensais amener avec moi ma facette la plus enthousiaste chez mon éditeur.
Il faut croire que mes coups de fil perpétuellement ignorés par ma mère me minent plus que j'aimerais l'admettre.
Cette brèche de noirceur dans le halo de lumière qui me berçait a ouvert la porte à mon ressentiment. Maintenant, je ne peux m'empêcher de penser à cet imbécile de Dicey et à ce qu'il a osé me faire l'autre soir...
— Plutôt bien ? Tu avais l'air plus convaincue que ça, au téléphone.
— Disons que je me tiens prête à essuyer un nouveau refus, rétorqué-je pour me redonner contenance.
Et visiblement, je n'ai pas la chance d'être l'autrice pour laquelle ce cher Gary serait prêt à « patienter toute sa vie ».
Devant lui se trouve une pile de feuilles imprimées, sûrement les trente premières pages de mon nouveau manuscrit. Je reconnais du premier coup d'œil mes nombreuses erreurs de mise en page. Quand je tape mon premier jet, je me laisse happer par l'inspiration, faisant fi des règles qu'il convient de suivre pour l'édition. Après tout, vu les pourcentages que mon éditeur pompe sur mes textes, il peut bien s'en charger lui-même.
Je remarque surtout de nombreuses annotations en noir et quelques passages entourés d'un coup de surligneur jaune.
— Tu peux arrêter de t'inquiéter : ce nouveau texte est très prometteur ! m'annonce Gary.
— Vraiment ?
À présent, je ne peux plus me fier à mon instinct sur le sujet. Mon manuscrit sur le réseau de prostitution était une pépite à mon sens. J'ai déversé mon cœur et mon âme dedans. Autant dire que la conclusion négative m'a sacrément ébranlée, même si j'ai refusé de me laisser abattre pour mieux repartir en croisade.
— Je suis on ne peut plus sérieux ! Si le reste du texte s'aligne avec ce début, je te jure qu'on va secouer le monde de l'édition, toi et moi !
Gary se frotte les mains, jubilant par avance.
— Infiltrer les Bloodlust Spectrum, quelle audace ! Tout le monde les craint en ville, mais toi tu vas au-devant du danger.
Les gens les considèrent souvent comme des monstres sans cœur. Pourtant, aussi dangereux qu'ils puissent être, même dans leur sphère privée, là où personne ne les voit, je me suis rendu compte à quel point ils possédaient tous une part d'humanité. À force de les réduire à leur titre de bikers criminels, les gens en ont fait une institution. Ils les ont déshumanisés, oubliant que derrière chaque casque de moto se cache une véritable personne.
— Je dois reconnaître que je t'admire, Veronica !
Combien de fois ai-je rêvé d'entendre ces mots ? Dommage que venant de Gary, cela ne me fasse ni chaud, ni froid. La seule chose qui me mette un peu de baume au cœur, c'est de savoir que le début de ma rédaction lui plaît.
— D'où t'es venue cette idée ?
Il ne me laisse même pas le temps de lui répondre. Trop enthousiaste, il enchaîne :
— Et puis franchement, la description de l'organisation pour récupérer la livraison de cocaïne est bluffante. Ça manque un peu de détail, mais je suppose que tu n'y étais pas. Quelqu'un te l'a raconté ?
En réalité, je me suis appuyée sur mon imagination, les faits que j'ai glanés au MC et les articles de presse qui ont relayé la fusillade sur les docks au nord de la Nouvelle-Orléans. Le tout combiné m'a permis de dresser un portrait que j'estime assez fidèle de la réalité. Toutefois, j'aurais aimé que l'un des bikers me raconte sa version des faits, pour que je puisse étoffer le récit. Je suis certaine que je manque encore de relief... il faut que je creuse.
Dicey... Eiffel... ce sont les deux candidats que j'ai en ligne de mire. Je ne suis pas assez proche des autres pour réussir à leur soutirer ce genre d'informations avec discrétion.
— En quelque sorte. Ce n'est qu'un premier jet, Gary ! Je vais le peaufiner, je pense pouvoir faire mieux.
— L'histoire des conseils de famille est très intrigante également, poursuit mon éditeur. Il nous faut absolument un chapitre entier sur le déroulé exact.
Pour cela, encore faudrait-il que je réussisse à les espionner. Plusieurs idées me sont déjà venues en tête, mais il faut surtout que je découvre la date du prochain conseil.
— Il y a d'autres pans qu'il faut impérativement creuser : une femme vice-présidente d'un moto club ? C'est suffisamment rare pour valoir de l'or ! J'ai cru entendre parler de club exclusivement féminin, mais une seule femme au milieu d'hommes ? C'est du sensationnel !
Gary se passe l'index sur les lèvres.
— En revanche, il faudra qu'on soit prudent sur les dates et les lieux, poursuit-il. On va se couvrir au maximum en changeant tous les détails. Il ne faut surtout pas que quelqu'un puisse remonter au Bloodlust Spectrum, sinon c'est sur nous que ça va retomber. Et je doute qu'il nous envoie un simple e-mail pour nous réprimander...
Oh ça non... Si la réputation de Libertine est avérée, je ne donne pas cher de notre peau. Et de notre langue, surtout. Je n'ai pas l'intention de passer le restant de mes jours muette alors qu'il n'y a rien que j'aime davantage que parler.
— Tu n'as pas peur de t'engager sur ce terrain ? finit-il par me demander. Ces bikers ne sont pas des enfants de chœur...
Je hausse les épaules. Parfois, il m'arrive de culpabiliser. Quand j'étais en infiltration en fast-food, je ne visais pas mes collègues mais les hautes sphères. Pareil pour le réseau de prostitution : je m'attaquais davantage au système qui exploite les femmes tombées dans ce milieu qu'à elles.
Pour les Bloodlust Spectrum, c'est différent. Mon texte les concerne directement eux et je dois reconnaître qu'à passer du temps au MC, je commence à m'attacher à eux. Il est humainement impossible de côtoyer des gens tous les jours pendant des mois en restant indifférent à ce qu'ils représentent. Seule ma mère détient un tel talent.
Moi... je suis trop faible pour ça. Hawk m'a donné ma chance en dépit de mon manque d'expérience. Natalie et Tania ont fait preuve de patience malgré ma maladresse au bar. Eiffel m'a bien accueillie, tout comme Delta, Hook et Arès. J'ai moins eu l'occasion de discuter avec les trois là, mais ils sont toujours agréables avec moi. Plus que Libertine ou Scar, c'est certain.
Quant à Dicey...
Mon pouls s'emballe. Je serre les poings pour juguler l'accès de colère qui me gagne. Cet enfoiré s'est servi de moi. Il a utilisé mes émotions pour mieux me manipuler et m'humilier. Tout élan de culpabilité à l'idée de trahir ces gens que tout le monde considère comme des criminels et qui m'ont pourtant acceptée comme je suis, disparaît.
Il me suffit de songer à ses prunelles noisette, à son air arrogant et à son sourire acide. Aucune chance que je regrette ce texte sur Dicey et les siens. J'aurai mon quart d'heure de gloire, mon argent et mon accomplissement. Même si je dois continuer à me servir des spectres comme de vulgaires pions.
Car, même si je suis moi-même en leur présence et que je ne joue pas un rôle, je reste une menteuse.
— Je veux dire, tu es sûre de toi, Veronica ? Car si ta réponse est oui, je suis prêt à te faire signer un gros contrat, avec une belle avance sur tes droits d'auteur. Comme promis !
— Une belle avance ?
Gary me sourit.
— On avait parlé de trente mille, mais je veux te prouver que j'ai foi en toi. Disons quarante !
Une vague de chaleur réchauffe mon cœur. Il est capable de miser une telle somme sur mon texte ? Cela ne peut signifier qu'une seule chose : il est certain qu'il va cartonner. Je m'apprête à signer le prochain best-seller que je rêve d'écrire, ce qui me rapproche un peu plus de mon véritable objectif : attirer l'attention de ma mère.
L'argent n'est qu'un bonus agréable qui me permettra de vivre confortablement. Tout ce qui compte à mes yeux, c'est de savoir que ma carrière va décoller et que je vais enfin devenir quelqu'un. Là enfin deviendrais-je peut-être digne d'intérêt ?
— Une fois la machine lancée, il n'y aura pas de retour en arrière possible, Veronica.
Je songe une ultime fois à Dicey et la tête qu'il ferait si un jour il lisait ces quelques lignes. Quand bien même cela arriverait, je serais loin d'ici. Pour ma sécurité, cela vaudrait mieux. J'ai beau écrire sous pseudonyme, je ne prendrai pas le risque de me pavaner devant les victimes de ma soif d'accomplissement.
Rien que l'idée qu'il puisse comprendre que depuis le début, ce n'est pas lui qui se foutait de ma gueule mais l'inverse me fait jubiler. C'est ma vengeance pour l'humiliation qu'il m'a fait subir pendant la soirée « retour de plage ».
Je prends une grande inspiration, puis déclare fermement :
— Je suis sûre de moi ! Je signe où ?
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