CHAPITRE 2


DICEY


Mes roues dans celles de Scar, je fends les airs en m'oubliant dans la vitesse. Le seul moyen de me vider l'esprit, c'est de chevaucher ma bécane et d'oublier le monde.

Cela fonctionne, le temps d'un instant. Les bâtiments s'effacent, les piétons disparaissent, le bruit s'estompe. Rien d'autre que la sensation de mon corps dans le vent n'existe. Je pourrais arpenter la Nouvelle-Orléans comme les abords de Tokyo, je n'y verrais pas la moindre différence.

Quand la circulation se densifie, ma concentration s'intensifie. Je virevolte entre les bagnoles pour me frayer un chemin qui ne me ralentira pas. Une poignée de badauds nous observe, certains d'un air apeuré, d'autres avec curiosité.

Les Bloodlust Spectrum jouissent d'une sacrée réputation dans le coin. Tout le monde sait qui nous sommes et les plus malins ont compris que mieux valait nous éviter, pour ne s'attirer aucun problème.

À l'approche du garage du club, nous ralentissons et nous arrêtons côte à côte devant l'imposante bâtisse à double-face. De l'autre côté se trouve le casino le plus coté de la ville, que nous détenons également.

D'un geste habile du pied, je place ma béquille et retire mon casque. Scar m'adresse un regard en croix, après avoir fait de même.

— Il t'est arrivé quoi, mec ?!

Hunter, d'accord avec lui, en rajoute une couche.

— C'est vrai ! Je t'ai jamais vu dissipé en pleine mission. On n'aurait jamais dû louper cette livraison... Le prés' va nous éclater !

— Je m'occupe du prés', rétorqué-je sans me justifier.

Tandis que j'entre dans le garage où s'affairent Libertine, Hook, Delta et Eliott, Scar me colle au cul et insiste :

— Une explication, c'est trop te demander ?

— Faut croire !

Je continue sur ma lancée jusqu'à ce que ses nerfs aient raison de lui. Il se place devant moi, m'empêchant d'avancer.

— Je te déconseille de te mettre en travers de ma route ! grondé-je.

Scar et moi avons toujours eu une relation conflictuelle. C'est un gars sur lequel on peut compter, mais son sale caractère et mon tempérament glacial ont tendance à faire des étincelles.

Et aujourd'hui, ce n'est pas le moment de me chercher.

— Tu sais combien de fois j'ai rêvé de te coller mon poing dans la gueule ? me demande-t-il. Ce serait dommage d'abîmer un si joli minois. Parfois, à te regarder, c'est à se demander si t'es un vrai biker.

Un rictus me barre les lèvres.

— Évidemment, tout le monde sait que pour être un vrai biker il faut ressembler au monstre de Frankenstein.

Scar serre les mâchoires. Les bouquins, la culture et moi, ça fait trois. Mes seules références sont les trucs que tout le monde connaît. En attendant, ça a fait mouche. Il faut dire que mon interlocuteur possède une longue balafre qui s'étend de son sourcil jusqu'à sa pommette. Il n'a pas perdu l'usage de son œil mais la cicatrice est bien visible sur sa paupière.

Seul le chiffre sept, tatoué en rouge sang, recouvre partiellement la marque lorsqu'il ferme les yeux.

— Tu parles trop, Dicey !

Mon rictus s'élargit. Je parle trop ? C'est la meilleure. S'il y a bien une personne qui économise sa salive dans ce MC, c'est moi.

— Pose ta question, Scar ! Vas-y !

Il me fixe d'un air mauvais, essayant de capitaliser sur sa taille ridicule pour toiser mon mètre quatre-vingt-dix.

En vain.

— Qu'est-ce qu'il t'est arrivé en pleine opé, putain ? T'as phasé au pire moment, alors qu'on attendait tes directives pour agir.

Je fouille dans la poche de mon jean noir pour en récupérer mon dé fétiche. Sans lui, je ne suis plus que l'ombre de moi-même. Mon surnom n'a pas été choisi au hasard.

Abîmé par le temps, le petit objet cubique présente de nombreuses éraflures. Les chiffres sont toujours lisibles et c'est tout ce que je demande.

— Tends-la main ! ordonné-je.

À contre-cœur, Scar se prête au jeu. S'il faisait partie des plus réfractaires au début, il a fini par s'y faire. Je lance le dé dans sa paume ouverte.

Cinq.

Il lève les yeux au ciel, tandis que je récupère mon précieux. Je tourne les talons, coupant court à la conversation sans qu'il tente de m'arrêter. Le destin est visiblement de mon côté. Je n'avais aucune intention de me justifier sur ce qui s'est passé...

— J'espère que le prés' te refilera la pire des corvées, profère Scar.

Tout en l'ignorant, je salue Libertine – en plein test sur son moteur – d'un signe de la main, puis je checke Delta au passage. Un long couloir laisse le garage derrière moi pour me permettre d'entrer dans le casino.

L'atmosphère change du tout au tout. L'ambiance plein air, véhicules dans tous les sens, bruits de ferrailles et cambouis cède sa place à pognon, cocktails, cravates, belles robes et lumières artificielles. Impossible de savoir quelle heure il est, en entrant ici. Il pourrait tout aussi bien être trois heures de l'après-midi que du matin.

Derrière le bar, Natalie et Tania m'adressent un clin d'œil que je leur rends. Les pauvres ont l'air débordées depuis le départ précipité de Mirna. Cette dernière a dû quitter la Louisiane pour retrouver son Wisconsin natal et s'occuper de sa mère malade. Hawk n'a pas été chiant avec elle : il l'a libérée dès qu'elle l'a demandé.

Résultat : le manque de personnel rend l'atmosphère du casino encore plus speed que d'ordinaire.

Je contourne plusieurs tables de jeu jusqu'à arriver à celle du Black Jack. Un type aux courts cheveux châtain clair et aux prunelles bleu perçant m'avise alors que je me tiens debout près de lui. À son sourire de charmeur, il est facile de deviner que son tableau de chasse effraierait sa prochaine proie.

Heureusement pour lui, ses talents en séduction sont à la hauteur d'un lavage de cerveau : une fois sa victime prise dans son étreinte, elle oublie le danger qu'il représente. Elle ne voit plus que les beaux yeux et la dentition parfaite, ignorant de son plein gré l'écho lointain de son cœur qui se brise par anticipation.

— Une partie, mon brave ?

Ce surnom me tire un sourire en coin. Je ne sais pas si ses origines françaises sont responsables de sa passion pour la diversité des appellations, mais cela m'amuse la plupart du temps.

Il me tend la main, je lâche mon dé.

Deux.

Eiffel m'offre son air de chien battu, tandis que la partie de Black Jack se déroule sans tenir compte de notre jeu annexe. Edgar, le croupier, a l'habitude de nos frasques. Il n'y prête même plus attention.

— Accorde-moi une relance !

Il doit se douter du refus qu'il s'apprête à essuyer, puisqu'il ajoute précipitamment :

— S'teuplait !

Je soupire.

— OK, mais c'est bien parce que c'est toi !

À nouveau, j'élève mon dé, faisant s'entrechoquer mes nombreux bracelets, puis le laisse tomber dans sa paume. Le cube roule brièvement sur les lignes creusées dans la chair, puis s'arrête.

Quatre.

— C'est mon jour de chance, on dirait, jubile Eiffel.

Il tapote le siège libre près de lui, m'invitant à m'asseoir. La vie en a décidé ainsi. J'accepte la proposition et entre dans la partie. Edgar me confie deux cartes : un roi de pique et un trois de carreau.

Tandis que le tour se déroule, Eiffel me chuchote :

— Paraît qu'il y a eu une galère en pleine mission... Il s'est passé quoi ?

Je tourne la tête dans sa direction et fronce les sourcils. Comment peut-il déjà être au courant ? Il doit comprendre mon interrogation non formulée, car il précise :

— Scar a braillé tellement fort devant le garage que des clients du casino l'ont entendu. J'ai surpris quelques murmures avant de m'installer au Black Jack.

Ainsi il ne connaît pas les détails de l'affaire, il en a juste déduit qu'un truc avait foiré.

— Qu'est-ce qu'il a encore fait, cet abruti ?

À mon instar, Eiffel n'est pas le plus grand fan du gueulard du club. Content ou agacé, Scar a toujours un truc à redire sur tout. Éternel insatisfait, il se complait à se plaindre de chaque sujet qui passe à sa portée. C'est son truc. Dans les jours où il ne reporte pas son humeur maussade sur moi, il peut me faire rire malgré lui.

— Rien.

Je pose mes cartes face cachée devant moi sous le regard intrigué d'Eiffel.

— Toi tu me caches un truc.

Il soupire.

— Et tu ne vas rien me dire. Pas vrai ?

J'affronte son regard bleuté et lui souris.

— T'es chiant à tout garder pour toi. Le jour où tu suivras une thérapie, je donne pas une semaine à ton psy avant que lui-même consulte un confrère pour dépression.

Malgré moi, je pouffe. Eiffel pose la main sur mon épaule et ajoute :

— Sans déc', je suis là si t'as besoin.

— Je sais, tu me le répètes tous les jours.

— Et je compte bien continuer jusqu'à ce que t'ouvres ta grande bouche pour vider ton sac.

Il m'adresse un clin d'œil puis se concentre sur le jeu. Au contraire, mon esprit s'évade loin du casino et vogue jusqu'au terrain vague à la sortie sud de la ville, où a eu lieu la livraison des Desert Eagles.

Tout se passait bien. Nous allions intercepter la marchandise sans grande difficulté : j'avais établi un plan du feu de Dieu. Il ne restait qu'à agir avec sang-froid.

Si seulement l'ennemi n'avait pas sorti ce fusil...

Les armes à feu ne me font pas peur. En fait, je ne crains pas grand-chose. Mais le fusil n'est pas juste une arme à feu.

C'est l'instrument du diable.


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