CHAPITRE 18

DICEY


— Vas-y, fouille ! N'hésite pas à ouvrir tous les livres un par un, des fois que j'aurais des petites coupures ou un micro caché dedans.

Ignorant son sarcasme, j'attrape le premier volume qui me tombe sous la main. The House of Mirth.

— Edith Wharton, commente Veronica. Un très bon choix ! J'aime beaucoup ses textes.

— Je connais pas.

Je le remets à sa place puis en saisit un autre. The Body Artist.

— Don DeLillo ! Pour quelqu'un qui n'y connaît rien, tu as de l'instinct.

— Ou alors tous les bouquins que tu possèdes sont géniaux, suggéré-je.

Veronica marche dans ma direction, ses talons résonnant contre le carrelage blanc. Elle est divine dans une tenue aussi simple et ça m'agace de le reconnaître. Sa coiffure, son maquillage et sa manière de se tenir en disent long sur sa volonté de se présenter au monde. Elle aime être irréprochable en toutes circonstances. Si elle porte les fringues les plus basiques puisqu'elle revêt sa tenue de service au casino, j'imagine qu'elle réserve ses plus beaux vêtements pour d'autres occasions.

C'est marrant, je n'en ai jamais rien eu à foutre de l'accoutrement des brebis que j'ai sautées, jusqu'à aujourd'hui. À poil, c'est encore comme ça que je les préfère. Et silencieuses. Sauf pour crier, bien sûr.

Veronica... c'est différent. Ce n'est pas une brebis. J'ai envie de la voir parée des plus beaux atours et même si elle m'énerve parce qu'elle a toujours un truc à dire, je me surprends à ressentir le manque du son de sa voix quand elle est loin.

Un truc ne tourne vraiment pas rond chez moi.

— Tu veux savoir de quoi ça parle ? me demande-t-elle d'une voix douce en récupérant le livre que je tiens.

Ses doigts glissent le long des miens, empruntant un chemin bien plus long que nécessaire pour atteindre leur but. J'accuse un délicieux frisson qui doit se remarquer, car Veronica sourit en coin.

— On suit Lauren, une femme qui exerce ce métier particulier... Body Artist. Elle fait de l'art avec son corps, de bien des manières différentes. Au fil de l'intrigue, elle fait le deuil de son mari, mort dans des circonstances assez glauques. Ce processus est propre à chacun, et Lauren a une manière bien spécifique de faire le sien. On pourrait presque se demander si c'est un spectre...

La chair de poule me couvre les bras.

— Elle erre chez elle, en perte de repère. Son corps lui sert d'échappatoire à la douleur, elle s'en prend à lui, le déforme, l'abîme.

Mon regard se reporte sur la couverture. Une silhouette féminine se découpe en rose sur un fond noir.

— Dire au revoir à quelqu'un ou à quelque chose qu'on a perdu n'est jamais facile, poursuit Veronica. Surtout quand on nous l'arrache sans nous demander notre avis... quand on n'est que la victime des événements de la vie.

Je n'arrive plus à me détacher du personnage.

— C... comment ça se termine ? questionné-je d'une voix blanche.

Veronica me sourit. Je ne décèle aucune joie, aucun sarcasme. Juste un réflexe que je ne décrypte pas. Elle me tend le livre.

— Il n'y a qu'une manière de le savoir.

— Je ne lis pas !

— Il y a une première à tout.

J'attrape mollement l'ouvrage et le glisse dans la poche arrière de mon jean, le cerveau embrumé par les paroles de la jolie blonde. Depuis quand j'associe ces deux mots ensemble ? Je croyais que je devais uniquement détester cette femme ?

— Et puis, qui sait, peut-être que mon identité masquée se cache entre les pages. Un nom de code, un matricule de police ou le numéro d'un de mes amis chez les Desert Eagles.

Ma mâchoire se contracte.

— Fais attention à ce que tu dis !

— Relax ! Je plaisante ! Tu crois vraiment que lancerais ça avec aplomb si j'étais une espionne pour leur compte ?

— Je crois surtout que tu ne manques ni de culot, ni de courage. Je t'ai sous-estimée, La Corvée. Tu es dangereuse, toi aussi...

Cette fois, c'est un sourire charmé que je découvre.

— Ravie de te l'entendre dire. Complimenter une femme, ça ne doit pas t'arriver souvent. Je me trompe ?

— Je ne complimente personne. Arrête avec tes réflexions à deux balles. Je suis pas misogyne !

— Noooon ! Tu traites toutes les femmes comme des brebis intéressées uniquement par ce qui se cache dans le froc d'un biker. Un simple objet pour se soulager. Mais à part ça, tu n'es pas du tout misogyne.

Je fourre les mains dans mes poches et joue avec mon dé pour me calmer.

— Crois ce que tu veux ! J'ai juste... pas l'habitude de rencontrer des nanas qui cherchent autre chose que ma queue. À part Natalie, Tania et Mirna que tu as remplacée.

— Qui te dit que je ne cherche pas ta queue ?

Son regard se plante droit dans le mien. Elle n'a pas froid aux yeux. J'aime ça !

— En tout cas, si tu la cherches, ce n'est pas pour accéder aux faveurs du MC. Je ne sais pas encore ce après quoi tu cours, La Corvée. Mais je te jure que je vais trouver !

Elle croise les bras sur sa poitrine.

— Tu perds ton temps, Darcy ! Je suis blanche comme neige. Immaculée comme les draps dans lesquels tu as eu une panne d'érection.

— Je n'ai jamais eu de panne d'érection !

Ses prunelles émeraude me défient, l'air de dire « prouve-le ». Je résiste à l'envie de me jeter sur elle, tant pour la punir que pour serrer son corps contre le mien. J'ai envie de lui faire du mal, du bien. De l'insulter, de la glorifier. De la faire taire, de la faire crier.

Je ferme les yeux et me tient la tête. Cette fille me rend complètement cinglé. Je n'ai plus aucune pensée cohérente.

— Avant que tu te finisses dans ton pantalon sans même t'être touché, on pourrait peut-être terminer la visite, qu'en dis-tu ?

Au sommet de ses talons, Veronica jubile. Elle a compris l'effet qu'elle provoquait sur moi. Elle en joue et elle se régale. Je ne peux pas la laisser avoir autant d'ascendant. Il faut que je la remette à sa place. Que j'inverse le rapport de force. Je la veux sous ma coupe, à ma merci...

À quel moment mon corps a-t-il décrété que la détester n'était plus suffisant ? J'ai l'impression de m'être trahi moi-même. Je suis mon propre cheval de Troie.

Veronica s'engage vers un corridor très court qui mène vers deux portes, la première étant la salle de bains et la seconde, la chambre. Celle-ci se compose d'un mobilier très simple : un lit et sa tête capitonnée de beige, une table de chevet en rotin sur laquelle traînent quelques magazines et un livre ouvert pour marquer la page, une penderie, une commode et un tableau abstrait.

— Mes petites culottes sont dans le troisième tiroir de la commode, me glisse-t-elle. Évite juste d'en embarquer une dans tes poches, ça coûte cher, ces trucs-là...

— Hawk t'a proposé de faire des extras, non ? rétorqué-je en rentrant dans son jeu.

Si rester hermétique n'est pas une grande réussite jusqu'ici, la stratégie inverse pourrait s'avérer payante. Elle me mène par le bout du nez parce que je refuse ses règles, son plateau et son jeu. En admettant que j'entre dans la partie, je m'accorde une véritable chance de bouleverser le cours des choses.

Alors c'est parti !

— Oui enfin, pas de là à m'acheter une cargaison de sous-vêtements hors de prix.

— Oublie le bar et monte sur scène au club. Les strip-teases, ça rapporte !

— Si tu veux me voir à poil, il suffit de demander, Darcy !

— Calme tes ardeurs ! Je suis là pour le MC, contrairement à ce que tu peux penser.

Elle ricane mais ne dit rien, préférant s'appuyer contre un mur pour m'observer inspecter la pièce. À priori, je ne vois rien de suspect. Bien sûr, je ne fouille pas chaque élément en détail, mais le fait de m'imposer sans qu'elle s'attende à ma présence aurait dû me permettre de mettre le doigt sur un truc louche. Or, rien ne m'a tapé à l'œil du début à la fin de la visite.

Veronica est maligne, ce n'est plus à prouver. Je ne mettrai pas à bas ses noirs desseins en un claquement de doigts. Tant mieux : la difficulté me plaît.

— Parle-moi de toi, La Corvée !

— Je t'intéresse maintenant ? Faudrait savoir.

Je contourne le lit pour m'approcher d'elle, toujours appuyée au mur. J'enfonce mon regard droit dans le sien et déclare :

— Convaincs-moi que tu n'es pas une taupe en infiltration !

Veronica tressaille. Est-ce par peur de se faire griller ou simplement parce que l'espace qui nous sépare s'est amenuisé ?

— J'aurais jamais dû te laisser rentrer, c'est n'importe quoi, soupire-t-elle. Enfin, au point où j'en suis... que veux-tu savoir ?

— Ta vie ! D'où tu viens ? Ce que tu fais ici ?

— J'ai grandi à Covington, une petite ville à quelques kilomètres au nord d'ici.

— Je connais.

De nom, en tout cas. Je n'y ai jamais mis les pieds, mais il m'est arrivé de passer à côté pour les besoins d'une mission avec les spectres.

— Une mère indifférente, un père débordé par le taf. La vie de rêve pour une gamine !

Son sourire dénué de joie m'inflige un pincement au cœur. Merde ! Voilà qu'elle m'évoque aussi de l'empathie ? Mais qui est cette fille et où a-t-elle obtenu autant de pouvoir sur moi ?

— J'ai enchaîné des petits boulots et des périodes de chômage.

Elle hausse les épaules.

— J'essaie de joindre les deux bouts, quoi ! Mon père m'avait déjà parlé d'une affaire qu'il avait résolue pour les Bloodlust Spectrum. Comme j'étais à court d'idées pour m'en sortir, j'ai décidé de me présenter à Hawk et de lui demander s'il cherchait quelqu'un à embaucher.

— Comme par hasard, dans notre MC. Il y a d'autres bars à la Nouvelle Orléans.

— Si la vie te donne un citron, fais une citronnade.

J'écarquille les yeux.

— Q... quoi ?

— La dette de Hawk envers mon père était une aubaine. Je m'en suis souvenue, je m'en suis servie, c'est tout. Je me suis contentée de cueillir une opportunité qui passait. Tu aurais fait la même chose ! N'importe qui aurait fait la même chose !

L'envie de la contredire me titille, mais il faut reconnaître qu'elle a raison. Une mèche aux reflets vénitiens s'est coincée dans sa bouche lorsqu'elle parlait et depuis, je refrène douloureusement l'envie de la dégager pour la caler derrière son oreille.

— Tu me caches quelque chose, La Corvée, murmuré-je. Tu mens bien. Très bien, même... mais je sais qu'il y a un truc que tu ne me dis pas.

— Il y a plein de trucs que je ne te dis pas, rétorque-t-elle sèchement. Ça ne fait pas de moi une infiltrée des Desert Eagles. Alors enlève-toi ça du crâne !

— Soit ! Admettons. Parlons de la manière dont tu m'as maîtrisé sur le palier...

Je ne précise pas que j'aurais pu la retourner sans la moindre difficulté, bien que mon ego blessé me supplie de le glisser entre deux phrases.

— Tu aurais appris ça « à la télé ». À d'autres !

— Parce que je sais me défendre, je suis forcément reliée à un MC ou une flic sous couverture ? C'est ridicule !

D'un pas lent et maîtrisé, je réduis l'écart qui nous sépare. Mon corps est collé contre celui de Veronica, ses seins plaqués contre mon abdomen. Son souffle court s'écrase sur mon menton, alors qu'elle ne me quitte pas des yeux une seconde.

— Je découvrirai ton secret, La Corvée. Ça aussi, c'est une promesse...

Sa poitrine se soulève et s'abaisse à un rythme irrégulier. Une flamme incandescente danse dans ses prunelles émeraude.

— Laisse-moi t'en faire une à mon tour, murmure-t-elle. Si tu continues à jouer avec le feu, je te promets que tu vas te brûler les ailes.

Son genou glisse entre les miens, serpente le long de mes cuisses et se cale... contre ma queue durcie. Elle insiste, ce qui m'oblige à contracter la mâchoire. À bout de forces, je laisse tomber mon front contre le sien. La douce odeur d'agrumes qui s'échappe de sa chevelure m'enivre. J'en perds toute notion de réalité. Où suis-je ? Qui suis-je ? Je ne sais plus.

Mon sang bout dans mes veines, porté à ébullition par la proximité d'un corps que je m'en veux de désirer autant que j'aimerais le haïr. Des belles nanas, il en existe des centaines de milliers. Pourquoi fais-je une fixette sur la seule qui ne devrait pas m'intéresser ?

Ma main remonte sa cuisse, frôle son ventre dénudé, caresse le tissu de son top jusqu'à m'emparer de sa gorge. Mes doigts s'enroulent autour. Je ne serre pas, je me contente de posséder. Je la voulais à ma merci, la voilà.

Alors pourquoi ai-je l'impression que c'est moi qui suis à la sienne ?

Son genou applique davantage de pression contre mon entrejambe. Je ne suis plus qu'une boule de nerfs. Je meurs d'envie de lui arracher ses fringues, de la prendre là, contre la cloison. Et son regard mêlant candeur et gourmandise... elle me provoque.

Que veut-elle à la fin ?!

Épuisé par le tourbillon qui emporte ma raison là où je ne la retrouverai jamais, je lâche dans un souffle :

— Qu'est-ce que tu me fais, La Corvée ?

Ma voix s'est éteinte sur la fin. Ce n'était rien de plus qu'une supplique, une complainte. Toujours soudée à mon front, Veronica se penche davantage – en dépit de ma prise sur sa gorge – pour frotter son nez contre le mien. Ses lèvres son toutes proches des miennes, lorsqu'elle soupire en retour :

— Qu'est-ce que toi, tu me fais ?

Cette phrase est un électrochoc : je ne peux pas rester ici. Je fais n'importe quoi...

Sans un mot ni un regard, je me détache de cette femme qui me fait perdre tout repère, tourne les talons puis quitte son appartement. Quand j'enfourche ma bécane, je n'ai plus qu'une idée en tête : rouler jusqu'à me sortir son visage de l'esprit.


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