CHAPITRE 15
DICEY
Le fauteuil en cuir ploie sous le poids du prés' qui se laisse choir avec lassitude. Il chope un cure-dents dans la petite boîte qui ne quitte jamais le sommet de son bureau, puis le coince entre ses dents. Ses iris gris me scannent un long moment.
— T'es déçu ! me lance-t-il.
— Pas toi ?
— Les imprévus font partie du taf, tu le sais ça !
— Ça m'empêche pas d'être frustré. Quand c'est pas moi qui merde pour x ou y raison, les aigles viennent empiéter sur nos plates-bandes !
Hawk se redresse puis empoigne fermement les accoudoirs. Son tatouage représentant une sirène horrifiée prend une forme amusante à cause de la tension dans ses muscles.
— Dicey, tu as merdé une fois !
Deux, mais là n'est pas la question.
— Vois le bon côté des choses ! Les Mexicains ont perdu leur marchandise : moins de fric pour eux. Les aigles sont repartis bredouilles : moins de fric pour eux. Et nous, on a réussi à en récupérer une partie, comme prévu.
— Pas comme prévu, non, contré-je.
Nerveusement, je joue avec le dé dans la poche de mon jean noir. En dehors de m'aider à prendre des décisions quand je n'ai plus de place dans ma tête ou pas envie de choisir moi-même, il m'aide à juguler mes émotions. La friction de mes doigts sur sa surface abîmée m'offre un réconfort difficilement explicable.
— Ça aurait dû être le pactole pour nous ! Au lieu de ça, on a eu des miettes.
— N'exagère pas ! Les miettes avoisinent les cent briques !
Devant mon air perplexe, le prés' ajoute :
— Quand tu me comprends pas, j'ai vraiment l'impression d'avoir soixante piges. Cent briques... cent mille dollars, quoi !
— L'estimation originale oscillait entre trois et cinq cents.
— Je sais ! L'essentiel, c'est qu'aucun de nous n'ait été blessé. Les aigles ont subi de lourds dégâts ! Toi et Eiffel vous en avez plumé deux.
Un frisson de malaise m'effleure l'échine. Les meurtres ont ce goût sur lequel je n'arrive pas à poser de mots. Chacun de nous prétend que cela ne nous fait rien de tuer. Qu'avec le temps et l'expérience, nous avons l'habitude. Après tout, pour entrer chez les Bloodlust Spectrum, il faut détenir la soif de sang. Celle-ci implique un passé aux nuages pourpres et à la pluie écarlate.
Néanmoins, on ne s'y accoutume jamais vraiment. Chaque vie que j'ôte me morcelle un peu plus l'âme. Je n'éprouve pas de regret : le type que j'ai buté était une ordure. En regardant dans le détail, c'est aussi lui qui a ouvert le feu le premier. Je pourrais parler de légitime défense. Ça n'a pas toujours été le cas, mais en l'occurrence oui.
Je me sens... bizarre. Je tuerai encore, je le sais. Et je n'éprouverai sûrement pas de culpabilité à cet égard. Pas de plaisir non plus. Mon mode de vie l'exige, c'est tout. Simplement... je perdrai une nouvelle partie de moi. La noirceur, tel un brouillard épais, s'infiltre dans mes cellules, peu à peu. Je n'ai jamais rien trouvé d'efficace pour la contrer.
— Arès s'en est fait un aussi. Et Libertine a coupé la langue d'un quatrième.
— Elle l'a achevé après ?
Hawk me sourit. Pourquoi ai-je posé cette question stupide ?
— Tu la connais, ça n'aurait pas été drôle. Elle l'a laissé repartir !
— Les aigles préparent des représailles, prés' ! C'est sûr !
— Je sais ! Et je me tiens prêt !
— Comment ?
— Des gars me devaient des services. J'en ai posté plusieurs aux alentours du MC. Au moindre souci, un mot de ma part et ils interviennent. Et puis, les Desert Eagles commencent à manquer de recrues...
J'opine du chef.
— Tout s'est bien passé après mon départ ?
Le prés' confirme.
— On a dispatché la coke et on l'a distribuée aux petites mains. Les ventes se passent comme sur des roulettes. C'est moins que ce qu'on espérait, mais nos ennemis n'ont pas eu une miette. Il était temps qu'une opé nous remette sur le devant de la scène !
Trois morts et un estropié chez les aigles contre deux blessés légers chez nous. En dehors de mon coup de couteau dans l'abdomen, qui heureusement n'a touché ni organe ni artère importante, Hunter se tape un plâtre de la main jusqu'au coude. Il est mal retombé en se battant à mains nues.
— Une petite lessive et hop, nos finances se porteront à merveille !
Nous n'avons jamais eu à nous plaindre de ce côté-là. Nos activités légales fonctionnent du tonnerre. Si nous trempons dans des trucs moins reluisants, c'est pour l'appât du gain. Il nous en faut toujours plus. Chacun de nous à sa manière a vécu des trucs horribles avant de faire partie de cette famille. Au fond de nous tous sommeille l'envie de posséder tellement de fric que rien ne nous sera plus impossible ou inaccessible.
Et puis, une fois lancé dans la guerre contre un autre MC, on ne peut pas se contenter de jolies recettes légales. La dispute des territoires exige de se salir les mains, sous peine de finir six pieds sous terre avant même d'avoir pu cligner des yeux. C'est un engrenage duquel il est impossible de se libérer une fois qu'on a mis le doigt dedans.
Alors que je m'apprête à poser une question, un rayon de soleil filtrant entre les stores fait scintiller un truc. Je me penche pour ramasser un cheveu blond... aux reflets vénitiens. Il ne peut appartenir qu'à une seule personne : Veronica.
Mes pensées se bousculent. Je la revois dans le couloir, il y a quelques jours, lorsque nous nous sommes percutés. Elle n'était qu'à quelques pas de ce bureau et mon intuition me soufflait que son histoire de boucle d'oreille n'était pas claire.
Voilà la preuve...
— Qu'est-ce que ça fait là ? demandé-je en le tendant au prés'.
Mon cœur s'emballe. Depuis le début, je ne peux pas la sentir cette fille. Découvrir qu'elle n'est pas nette était la suite logique des événements.
— C'est une fouine, Hawk ! On n'aurait jamais dû la faire rentrer ! Si ça se trouve, c'est une flic... ou pire ! Une brebis des aigles qui nous espionne pour leur compte !
Le prés' me sourit.
— Détends-toi, Dicey ! Elle est venue dans mon bureau pour signer son contrat et mettre un terme à sa période d'essai. Un cheveu a dû tomber, c'est tout.
— T'as vérifié ses antécédents ? Ses fréquentations ?
— C'est la fille d'un ami. Je ne l'ai pas choisie au hasard ! Elle bosse bien, elle cause beaucoup mais elle ne se mêle pas de ce qui ne la regarde pas.
Ça reste à prouver.
— Elle reste, Dicey !
— Je te jure que je t'aurais prévenu !
Hawk souffle sur son cure-dents qui retombe sur le meuble.
— Si elle t'obsède tant que ça, t'as qu'à la baiser !
— Mais qu'est-ce que vous avez tous à me dire ça ? Je m'en balance de La Corvée, OK ?! Lâchez-moi avec ça !
— Pourquoi tu t'énerves ?
Le prés' me fixe de ses yeux gris. Putain ! À chaque fois je me fais avoir par ses raisonnements à la con. Si je dis un mot de plus, je vais m'enfoncer et il me prouvera par A plus B que je suis piqué.
Inutile de lutter. Je me lève et emprunte la sortie du bureau sans rien ajouter. Quand je passe le chambranle, Hawk ajoute :
— Tu sais que les gars ont lancé des paris sur le temps que tu tiendrais avant de te la faire ? J'ai parié cent vingt balles alors me déçois pas !
Sans me retourner, je rétorque :
— Allez tous vous faire foutre !
La dernière chose que j'entends en refermant la porte est le rire tonitruant du prés' qui semble trouver la situation hilarante. Pas moi !
Cette nana cache un truc et je découvrirai quoi.
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