CHAPITRE 14


DICEY


Hissé sur un tabouret haut, j'avise mon verre de tequila. Eiffel checke ses notifications, tandis que Delta et Arès discutent plus loin. Le second n'en finit plus de faire rire le premier en racontant comment le dentiste a dû tripler la dose d'anesthésie pour lui arracher une molaire, sous peine de se faire bouffer la main. Il n'y a qu'Arès pour rester insensible à l'effet d'un tel produit. Ce mec est un char d'assaut et il faut reconnaître que sa manière très singulière de restituer les histoires est à se bidonner.

Libertine plume une bande de lourds au poker avec un plaisir non dissimulé. Les autres vaquent sûrement à leurs occupations ailleurs.

Le casino est blindé de monde, comme souvent. Seul l'espace bar est plutôt calme, les gens venant essentiellement ici pour les jeux.

— Les flics ont saisi les trois quarts de la marchandise, me glisse Eiffel.

— Connards de Desert Eagles ! Il faut toujours qu'ils se foutent en travers de notre chemin.

Mon pote pose la main sur mon épaule.

— T'inquiète ! On en a plumé trois et on a essuyé aucune perte. Et la came qu'on a réussi à choper représente quand même un sacré paquet de pognon.

— C'était pas la conclusion prévue !

L'opération n'a pas été un échec en soi : nous avons réussi à récupérer une partie de la marchandise et infligé une raclée à nos ennemis jurés. Si seulement ils ne s'étaient pas pointés, nous aurions pu nous occuper des Mexicains tranquillement et mettre la main sur l'intégralité de la livraison.

Après mes conneries qui ont déçu Hawk, je tenais absolument à ce que tout se passe comme sur des roulettes, cette fois-ci. Là encore, j'ai l'impression d'avoir trahi ma famille au point de me demander si j'ai vraiment les épaules pour être sergent d'armes.

Quand je lâche cette phrase à Eiffel, il rétorque aussitôt :

— Tu déconnes ? T'as neutralisé les deux enculés qui voulaient nous plomber en passant par-dessus le container. T'y es allé sans flingue pour t'assurer l'effet de surprise ! C'était malin, j'y aurais pas pensé !

Je hausse les épaules.

— Ça ne change rien à la finalité : on n'a pas eu ce qu'on voulait.

— Mais on n'est pas repartis bredouille !

Ma seule satisfaction reste sûrement d'avoir amoindri les forces ennemies.

— Si t'avais pas été là, l'autre m'aurait buté.

— Eh ! On est une équipe, OK ? Une famille ! Personne te demande de porter le MC à bout de bras. Ton rôle c'est de nous guider dans les opérations armées, pas d'affronter une armée entière à toi tout seul.

Il a raison. Je me pose sûrement trop de questions.

— D'ailleurs, comment va ta plaie ?

— Ça va.

— Le supplément détails est payant ?

Je lui adresse un doigt d'honneur puis attrape ma tequila pour la vider d'un trait. Les fils de la suture me tirent un peu la peau mais je ne saigne plus depuis quelques jours. Ne pas grimacer quand mon corps se tend pour effectuer un geste ou un autre me coûte un effort, toutefois je n'ai pas l'intention de montrer aux gens que je souffre.

Et puis, j'ai connu pire. Bien pire.

— Je te dis que ça va. Passe à autre chose !

Eiffel lève les mains.

— OK, OK ! Désolé de m'inquiéter.

Putain ! Ce con me ferait presque culpabiliser d'être aussi dur avec lui. Je n'ai jamais menti sur la marchandise en entrant dans ce MC. Les gens me prennent comme je suis ou ils ne me prennent pas. Si je veux causer, je cause. Si j'ai pas envie, j'ai pas envie.

Avec Eiffel, c'est un peu différent. Il a toujours été là pour moi dans les coups durs depuis notre rencontre. Je peux bien lui lâcher un peu de lest.

— Je vais bien, Eiffel ! Si jamais j'étais en galère, je te le dirais.

— Sûr ?

— Sûr !

Il acquiesce puis s'empare de sa bière. De la mousse se dépose au coin de ses lèvres et Veronica ne peut s'empêcher de le lui faire remarquer en débarquant derrière le comptoir.

— C'est fait exprès, lui lance Eiffel. C'est un piège à nana. Elles veulent toute me la retirer et il suffit qu'elles mettent un doigt sur ma bouche pour ne plus se décoller de ma toile.

Veronica s'esclaffe. Y a pourtant rien de drôle !

— Décoince-toi, Darcy ! Ton pote est marrant, tu pourrais au moins le lui reconnaître.

— Je ris quand c'est drôle, La Corvée !

Et depuis quand je me justifie, moi ? Merde !

Eiffel change de tête, tout à coup. Il fronce les sourcils, perdu dans ses pensées, toute note d'humour disparue.

— Darcy, murmure-t-il.

— Ouais ! J'aime trop sa tête quand j'écorche son nom pour m'en passer, raille Veronica.

Elle s'affaire à rincer les verres tout en me jetant un œil goguenard. Bordel ! Ce que cette fille peut m'agacer !

Et pourtant, malgré tous les défauts que je peux lui attribuer, elle n'a parlé à personne des sutures qu'elle a réalisées sur mon abdomen. Elle aurait pu y faire référence à voix haute devant tout le monde. Après tout, je ne lui ai demandé aucune discrétion sur le sujet. Il faut dire, elle m'a tellement enseveli sous un torrent de paroles l'autre soir que je n'y ai pas songé.

Avec elle, réussir à se concentrer sur l'essentiel relève du miracle.

Remarque, elle ne m'a pas non plus demandé des nouvelles. Pourquoi mon cœur se presse-t-il à cette pensée ?

Soudain, Eiffel frappe du poing sur le comptoir !

— Tout s'éclaire !

Les yeux plissés, je l'observe comme s'il avait perdu la raison. Il pointe un doigt accusateur contre mon sternum et raille :

— C'est pour ça que tu faisais des recherches sur les Winx, l'autre jour ! Tu n'avais pas la réf' de Darcy !

L'embarras prend possession de moi, m'obligeant à me justifier sans réfléchir.

— Pas du tout !

Veronica pouffe puis couvre sa bouche de sa main pour étouffer ses rires. Si elle ne m'énervait pas autant, je reconnaîtrais volontiers à quel point elle est jolie derrière ses longues mèches blondes. Et ces iris verts rieurs... je leur trouverais un charme fou, s'ils ne se moquaient pas de moi.

Ils partagent un regard complice avec Eiffel.

— Faites comme si j'étais pas là, surtout, grommelé-je.

— Détends-toi, Darcy ! Y a pas de mal à étoffer sa culture, me dit Veronica. En revanche...

Elle marque une pause si longue que je me retrouve pendu à ses lèvres.

— En revanche ?

Son air désolé ne me dit rien qui vaille.

— Tu ne pourras plus prétendre que je te laisse indifférente. Penser à La Corvée même quand elle n'est pas dans les parages, faut le faire. Méfie-toi, ça commence par une obsession et ça finit en amour passionnel !

Veronica se remet à rire avec la complicité d'Eiffel. Ils se sont passé le mot pour se liguer contre moi, ou quoi ?

— T'inquiète, belle gosse ! Si tu lui brises le cœur, je serai là pour le ramasser à la petite cuillère, assure mon frère.

— Tu veux que je te colle mon poing dans la gueule pour voir si tu changes d'avis ? lui proposé-je.

Eiffel se penche par-dessus le comptoir pour murmurer à Veronica sur le ton de la confidence, mais suffisamment fort pour que j'entende :

— Je crois qu'on a touché une corde sensible.

Je lui chope la nuque pour lui visser le cul sur le tabouret et assène :

— La corde je vais te la mettre autour du cou, si t'arrêtes pas tes conneries !

Eiffel finit par acquiescer.

— Allez, j'arrête pour aujourd'hui sinon je vais le vexer.

Puis, à Veronica, il ajoute :

— Crois-moi, il n'est pas de bonne composition quand c'est comme ça...

— Ah parce que ça lui arrive d'être de bonne composition ?

Ils gloussent de concert. Je soupire et capitule. Inutile de lutter contre eux s'ils ont décidé de faire chier le monde. Ne pas les écouter reste sûrement ma meilleure carte à jouer.

Les plaisanteries douteuses s'enchaînent, à tel point que j'ai l'impression d'être Jésus crucifié sur la place publique. Le silence n'étant pas d'un grand renfort, je finis par intervenir :

— La Corvée, elle se finit quand ta période d'essai, déjà ? C'est pas que j'ai hâte que tu te tires, mais un peu quand même.

Eiffel recule sur son tabouret, ce qui est physiquement impossible. Pourquoi me donne-t-il l'impression de vouloir prendre de la distance avec cette conversation ? Au sourire espiègle au coin de ses lèvres, je devine que c'est pour rire davantage.

Veronica s'appuie sur le comptoir puis fourre son regard droit dans le mien. Elle me défie avec une ardeur que j'ai rarement connue. Cette femme n'est pas comme les autres. Elle a été créée pour me nuire, c'est une certitude à présent. Si je devais dessiner mon enfer personnel, il porterait des talons, un jean taille haute et un top blanc. La tenue de travail ne manque pas de splendeur, mais elle ne fait pas le même effet. Sans parler de sa crinière de blé coulé dans l'or qui cascade sur ses épaules...

Il m'arrive souvent d'y songer, même quand Veronica n'est pas dans les parages. J'imagine les courbes de son corps, sa bouche rebelle, son allure aux milles péchés. Cette petite teigne a raison : j'ai vraiment développé une obsession pour elle. Et si son raisonnement s'avère juste, il n'est pas question de laisser ce truc basculer vers la conclusion qu'elle a évoquée.

Je refuse même d'en répéter les mots. On ne sait jamais ! Je ne voudrais pas me porter l'œil...

— Hawk y a mis un terme il y a deux jours, m'apprend-elle. J'ai signé mon contrat, je suis officiellement la nouvelle recrue des spectres.

Tandis que je serre les poings pour accuser l'émotion qui me submerge – frustration ? colère ? soulagement ? excitation ? – Veronica incline la tête et ajoute :

— Enfin, rassure-toi : juste en tant que serveuse. Je n'ai pas la tête à chevaucher de gros engins, ces derniers temps...

Le sang me monte à la tête. Je ne réfléchis plus, ne me maîtrise plus. C'est ainsi que je réponds du tac-au-tac :

— Attends de grimper sur le mien avant de tirer des conclusions hâtives !

Ses lèvres s'entrouvrent, son rouge à lèvres s'affadit, son teint blêmit.

— C'est une menace ? articule-t-elle quand elle a repris ses esprits.

Mes fesses se décollent du tabouret tandis que je me penche à mon tour sur le comptoir pour la rejoindre. J'approche ma bouche de son oreille et du bout de la langue, je savoure son tragus. Elle frisonne à mon contact humide, mais ne bouge pas. Du bout des lèvres, je frôle sa peau tiède et murmure :

— C'est une promesse.

Une fois de retour sur mon siège, je profite pleinement de l'effet que je viens de lui provoquer. Veronica tremble de la tête aux pieds. Elle semble déboussolée, comme si elle venait de recevoir un violent choc sur le crâne. Ses jambes fébriles semblent à peine supporter le poids de son corps quand elle se détourne pour essuyer un verre.

Sans surprise, celui-ci lui échappe des doigts. L'explosion me fait grimacer. Je ne peux toutefois pas m'empêcher de sourire après ça.

Elle le remarque aussitôt et me crache sa haine :

— C'est donc ça qu'il te faut pour enfin décrocher un sourire ? Voir les autres en détresse ? Tu me fais pitié !

Elle s'accroupit pour ramasser les bris de verre, disparaissant de ma vue. À mes côtés Eiffel hausse les sourcils si haut qu'ils se confondent avec sa chevelure.

— Quoi ? lui demandé-je.

— Rien ! Je ne t'avais pas vu comme ça avec une nana depuis longtemps.

— Aucune n'a jamais réussi à me taper sur le système comme La Corvée !

Eiffel ricane.

— « Taper sur le système », répète-t-il en mimant des guillemets imaginaires.

Plus bas, il complète :

— Je te donne même pas dix jours pour taper ton bassin contre son cul.

— N'importe quoi !

Il pointe du doigt mon entrejambe.

— Tu bandes !

Je m'apprête à l'envoyer chier, lorsque je réalise qu'il a raison. Merde ! J'ai joué avec le feu en piquant Veronica à vif et résultat, c'est moi qui me suis brûlé.

C'est malin...

— Ça fait deux fois que tu le remarques. Je vais finir par croire que tu mates ma queue en permanence.

— Si je réponds « c'est vrai », tu vas me lécher l'oreille à moi aussi ?

Je lui envoie mon poing dans l'épaule et il éclate de rire. Son hilarité finit par me contaminer et j'arrête de tirer la gueule. Ça fait du bien de se laisser aller un peu. Et puis, avoir remis La Corvée à sa place m'a fait un bien fou. Je me sens libéré d'un poids, comme si j'avais enfin rétabli la justice.

Hawk débarque alors qu'elle termine de nettoyer ses conneries. Les tatouages sur ses bras vibrent à chacun de ses pas, avant de se stabiliser lorsqu'il s'arrête.

— Veronica !

La Corvée se redresse et semble confuse que le prés' l'ait trouvée dans cette posture.

— J'ai été distraite ! se justifie-t-elle.

Elle me fusille du regard ce qui m'amuse davantage.

— Peu importe, ce n'est que du matériel ! la rassure Hawk.

Il est bien trop cool avec elle. Une bonne rebuffade aurait pu la calmer dans les règles de l'art. Mais comme je viens déjà de m'en charger, je me contenterai de ma propre intervention. Je sens déjà que j'y repenserai dans mon lit avant de m'endormir. Seuls de beaux rêves m'attendent, avec une telle inspiration. C'est certain !

— J'ai besoin de toi vendredi prochain, à la soirée spéciale « retour de plage », lui dit le prés'. Ça se passera côté boîte de nuit. Tu peux assurer le service ? On risque d'être short sans une personne de plus.

Veronica semble peser le pour et le contre, puis acquiesce.

— Compte sur moi !

— Parfait ! Choisis bien ta tenue.

— Pourquoi ça ? demande-t-elle naïvement.

La pauvre ne connaît pas encore le principe de cette soirée que nous reproduisons régulièrement.

— Fringues interdites, maillots de bain obligatoires, répond Hawk avec nonchalance.

— Tu peux porter un paréo si tu veux, intervient Eiffel pour la tirer du malaise qui semble la gagner.

Celui-là, alors ! Il faut toujours qu'il s'interpose entre les demoiselles en détresse et le danger qui les guette. C'est plus fort que lui, il ne peut pas s'en empêcher.

— Non, c'est bon, répond-elle contre toute attente. Je m'adapterai au thème, y a pas de problème.

En se retournant, elle me fixe une longue seconde qui ne me dit rien qui vaille. C'est mon tour d'accuser un frisson qui remonte du bas de mon dos au sommet de ma colonne vertébrale. Veronica en bikini... je me demande bien à quoi ça peut ressembler. Mon imagination a visiblement quelques idées puisque l'afflux sanguin dans la partie centrale de mon corps ne faiblit pas.

Putain ! J'ai jamais autant bandé pour une gonzesse que je n'ai même pas baisée. C'est quoi ce bordel dans ma tête et dans mon corps ?

— Dicey ! Je peux te voir dans mon bureau ? J'aimerais qu'on discute, me lance le prés'.

— Ouaip !

D'un geste vif, je vide le reste de ma tequila, partage un check avec Eiffel puis j'emboîte le pas de Hawk. Alors que nous quittons la partie casino, une violente brûlure s'étend sur ma nuque. Je n'ai même pas besoin de me retourner pour le savoir : Veronica me fixe avec toute la fougue que je lui connais.

Et ça me fait sourire.


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