CHAPITRE 11
DICEY
Des années plus tôt.
Assis sur le canapé, je pense à mes figurines. Elles sont jolies. J'aime bien les chevaliers et surtout le magicien. Il a plein de pouvoirs. Il est fort. Il gagne toujours quand il y a la bataille.
En plein mouvement, je m'arrête. Mes yeux sont braqués sur mes poignets. Des lignes. De la croûte. C'est comme la peinture rouge quand j'en mets trop sur mes dessins. En séchant, ça fait des pâtés.
J'ai mal au ventre. Parfois, j'ai l'impression que quelqu'un a enfermé un oiseau à l'intérieur. Il se débat, bec et ailes, pour sortir. Il me fait mal. Si mal. J'aimerais le libérer de cette prison pour que nous arrêtions de souffrir tous les deux. Je ne sais pas comment faire. Je ne comprends pas tout.
— Dis-moi Alexander, pour quelle raison tu te fais du mal ? me demande la dame.
Sa voix est douce. Elle me sourit. Sa gentillesse est comme un soleil qui me réchauffe. Mais ça ne suffit pas. Mon cœur est gelé, enseveli sous la neige.
— Il préfère Alec, lui glisse maman.
Maman est installée à côté de moi. Elle porte une jupe bizarre qui lui serre les genoux. Quand elle marche, elle doit faire des tous petits pas. Ses chaussures sont des échasses, comme j'utilise à la garderie.
La dame, elle, s'habille comme un garçon. Enfin, c'est ce que papa dit. Elle met un jean et un sweatshirt. Elle acquiesce puis repose sa question :
— Alec, tu veux bien me dire pourquoi tu fais ça ?
Elle pose son carnet et son crayon sur la petite table, puis s'accroupit devant moi. Je suis petit, je n'ai pas l'habitude que quelqu'un soit plus bas que moi. Maman et papa ne le font jamais.
— Tu sais, si tu as mal quelque part, il y a des solutions pour guérir. Tu n'es pas obligé de faire... ça.
Elle a marqué une pause avant de finir. J'ai eu l'impression qu'elle voulait dire autre chose. Quoi ? Je ne sais pas.
Elle regarde mes lèvres closes. Je sais ce qu'elle se dit : pourquoi ne parle-t-il pas ? À sept ans, tous les enfants savent s'exprimer.
— Je ne comprends pas pourquoi il se mutile, geint maman.
Des larmes pendent de ses cils. J'ai envie de demander « c'est quoi 'mutile' » mais les mots ne sortent pas. Ils ne veulent jamais. C'est l'oiseau dans mon ventre qui les mange. Il devrait me laisser crier pour appeler à l'aide, ça nous aiderait tous les deux. Je ne sais pas comment lui faire comprendre que j'essaie de le libérer, lui aussi.
Et s'il n'avait pas envie de s'envoler ? S'il aimait trop se débattre et me donner mal au ventre ? L'oiseau est peut-être méchant.
— Il ne parle plus du tout depuis quelque temps, reprend maman. C'est un garçon intelligent, il a su marcher tôt, ses premiers mots sont devenus des conversations. Et puis, du jour au lendemain, plus rien. Un mutisme total...
Elle passe la main dans ses longs cheveux aussi noirs que les miens.
— Vous croyez qu'il a contracté une maladie ? Que je suis passé à côté de quelque chose ? Parlez, je vous en prie !
La dame en sweatshirt regarde maman. Ses yeux ressemblent à du chocolat. Du chocolat dont je n'arrive pas à deviner le goût. Parfois, quand j'observe les yeux océans de maman, je sais si l'eau est salée, douce ou s'il y a des vagues. Avec la dame... c'est différent. Elle ne me laisse pas connaître la saveur de son chocolat.
C'est mon truc à moi. Comprendre les gens à la couleur de leurs prunelles. Certains pensent qu'elle ne change pas. C'est parce qu'ils ont vu, mais qu'ils n'ont pas regardé. Leur nuance évolue, comme le ciel au fil de la journée. Je n'ai pas besoin de poser de questions pour avoir les réponses. Il me suffit d'observer.
— Alec est un garçon intelligent, ça se sent. Pas vrai ?
Le sourire de la dame me fait du bien. C'est comme une caresse sur les ailes de l'oiseau. Il se détend un peu et arrête de gigoter.
— Tu aimerais dessiner, Alec ?
La dame dépose une feuille de papier, des crayons feutres, de couleurs et de la gouache sur la table.
— Nous allons te laisser t'amuser. Avec ta maman, nous allons discuter un peu.
Elle regarde par-dessus son épaule et désigne le bureau à l'autre bout de la pièce.
— Nous serons juste là, tout près. D'accord ?
J'opine du chef. Elles me laissent seul pendant qu'elles vont s'asseoir. Je tends l'oreille pour écouter ce qu'elles disent en faisant mine d'être concentré mais je n'y arrive pas.
Elles chuchotent. Pourquoi me cachent-elles des secrets ?
Je suis bête. Moi aussi, j'ai un secret. Pourquoi je le cache ? J'ai peur de l'oiseau. Dès que j'essaie de faire sortir un mot de ma bouche, il agite ses ailes très fort. Lui aussi il a peur. J'aimerais le rassurer et lui dire que tout ira bien.
Est-ce vrai ? Je ne suis pas un menteur.
Mes poignets abîmés s'agitent sur la feuille. J'ai choisi la gouache. J'aime bien quand les couleurs bavent et se mélangent. Je n'aime pas les dessins nets. La vie ne l'est pas. Je vois les contours, les formes. Tout bouge.
Quand la dame en sweatshirt revient, elle s'assied en tailleur près de moi. Maman nous observe, debout sur ses échasses.
— C'est joli. Qu'est-ce que c'est ? demande la dame en me fixant avec douceur.
Je ne réponds pas. Je continue d'agiter mon pinceau. Ce n'est qu'au bout d'un moment que je perçois un changement. Le chocolat a un goût, comme s'il était resté trop longtemps dans le placard avant d'être mangé.
La dame s'inquiète. Je lève mon pinceau puis observe ma feuille. Je n'ai pas réfléchi, je me suis juste agité.
Pourtant, il y a un motif. Je reconnais un chevalier armé d'une épée. Il est petit. Lui aussi c'est un enfant. C'est bizarre, on dirait que son ennemi, c'est lui. Il se bat tout seul. Son épée est enfoncée dans son bras.
Non.
Dans son poignet.
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