CHAPITRE 10


DICEY


Pendant qu'Eiffel nous raconte comment il s'est tapé des jumelles la veille, Delta règle quelques détails sur son pot d'échappement. Couché sur le flanc et armé de ses outils, il n'écoute la conversation que distraitement. Tout comme moi, d'ailleurs.

Le français passe tellement de temps à nous détailler ses exploits sexuels que parfois, j'ai l'impression d'avoir été acteur de la scène.

— J'ai rarement fini autant en sueur ! Une fougue, je vous jure... hallucinante !

Delta s'arrête en plein mouvement, puis demande :

— Ça te deg' pas un peu, le côté inceste ?

Eiffel hausse les épaules.

— Elles se sont pas touchées entre elles. C'était juste deux meufs concentrées sur moi.

— Oui, enfin elles étaient à poil dans le même pieu, à sucer tour à tour le même mec.

— Je suis d'accord avec Delta, interviens-je après avoir expiré ma fumée par les narines.

— Vous passez à côté d'un truc, soupire Eiffel.

Je porte ma clope à mes lèvres, puis demande :

— Vous saviez que le prés' a embauché La Corvée parce qu'il devait une faveur à son père ? Je l'ai entendu raconter ça à Tania, hier.

En réalité ça fait trois jours déjà que je le sais, mais je n'ai pas osé interroger qui que ce soit sur le sujet, de peur que quelqu'un croie que ça m'intéresse. C'est le cas, je ne veux juste pas que les gens le sachent. J'éprouve une curiosité incontrôlable à l'égard de la grande blonde, là où j'aimerais me contenter d'une bonne vieille indifférence.

— Ouais ! me confirme Eiffel.

Eh merde ! Je pensais qu'il s'étendrait un peu sur le sujet, mais il ne lâche rien. Delta n'a même pas répondu, j'en déduis donc qu'il n'avait pas connaissance de cette info.

— T'en sais plus sur le sujet ?

Eiffel me fixe de ses prunelles si bleues qu'elles m'éblouissent.

— Elle occupe beaucoup tes pensées, pour une nana que tu peux pas blairer, souligne-t-il.

— Justement ! Je m'inquiète pour le MC. Elle pourrait très bien être une taupe. Une flic, ou même une envoyée des aigles !

Ce ne serait pas la première fois que ça arriverait. Il y a trois ans, Andrew, l'un de nos prospects sur le point de passer son initiation après avoir fait ses preuves s'est révélé être un infiltré. Ecsta, l'un de nos frères, l'a découvert au péril de sa vie. La vendetta qui a suivi a été salement meurtrière. Je n'avais jamais vu Hawk dans un tel état de rage.

Depuis, la méfiance s'est décuplée au sein du club, raison pour laquelle l'arrivée de La Corvée m'étonne autant. J'ai l'impression qu'elle s'est pointée comme une fleur, sans que personne ne vérifie son passé. Pourtant, Hawk n'est pas du genre à accorder sa confiance au hasard. Si elle est là, il s'en porte garant.

En même temps... qui de mieux qu'une belle nana pour endormir la méfiance d'un mec ? Si elle est agaçante au possible, il faut reconnaître que La Corvée a été gâtée par la nature. Une poitrine généreuse, une taille de guêpe, des jambes interminables, des fesses gourmandes, une crinière étincelante, une bouche à s'en damner.

Putain ! Je viens vraiment de penser « à s'en damner » ?

Ça ne tourne pas rond chez moi.

— Ça vous dérange quand je me tape des jumelles, mais toi tu peux bander sur une flic ou sur une espionne des Desert Eagles en toute impunité ?

Je le fusille du regard.

— Qui t'a dit que je bandais sur elle ?

— Ton pantalon, mec !

Eiffel pointe du doigt mon entrejambe... qui effectivement, évolue dans un espace de plus en plus restreint.

Merde !

— Rien à voir, m'empressé-je de dire. Je... pensais à autre chose.

Delta se marre, tandis que ses outils s'entrechoquent en passant d'une main à l'autre. Eiffel me regarde d'un air coquin. Il m'attrape la joue entre le pouce et l'index, puis raille :

— C'est moi qui te fais cet effet ? Suffisait de demander si tu voulais arrêter de fumer. Si je te taillais une pipe, tu ne toucherais plus jamais une clope.

Je lui tape la main pour qu'il me lâche.

— Ha ha ! Je suis mort de rire, grommelé-je. Je ne bande pas sur La Corvée, OK ?

Il lève les mains en signe de reddition, puis murmure :

— Si ça t'aide à dormir la nuit.

— Va chier !

Il sourit dans son coin. Le silence m'oppresse, laissant la porte grande ouverte à la gêne qui s'engouffre dans la brèche. Je m'empresse alors de reprendre la parole pour noyer le poisson :

— En plus, on n'est pas sûr que ce soit une flic ou une espionne.

— Je sais, c'était juste pour la boutade. Et puis, c'est toi qui t'inquiètes, pas nous !

— Vous ne trouvez pas qu'elle est arrivée comme un cheveu sur la soupe ? insisté-je.

Delta s'arrête une seconde pour m'observer. Il a attaché sa crinière bouclée dans un chignon négligé.

— Je fais confiance au prés'. S'il l'a embauchée, ce n'est pas à l'aveuglette.

— Elle est encore en période d'essai, rappelé-je.

Ce qui signifie que j'ai peut-être moyen de la dégager d'ici. Rien que de songer à elle, j'éprouve une contrariété viscérale. Je ne veux pas avoir à la croiser tous les jours de ma vie. Il faut qu'elle vire du paysage.

— Hawk va la garder, assure Eiffel.

À son air sûr de lui, les mains dans les poches, il m'intrigue.

— T'as l'air bien renseigné ! Tu sais un truc ?

Il acquiesce.

— Crache le morceau, tu ne vas pas me laisser comme ça !

Toute information est bonne à prendre pour évincer l'ennemi.

— Hawk et le père de Veronica se connaissaient.

Entendre son prénom me fait bizarre. « La Corvée » lui sied bien mieux.

— Ils ont été potes il y a une quinzaine d'années, si j'ai bien compris. À cette époque, le prés' faisait déjà des conneries. Le père de Veronica est avocat. Il l'a tiré d'affaire et lui a évité des années au placard.

Ainsi, sans l'intervention de cet homme, notre MC ne serait pas ce qu'il est à l'heure actuelle. Cette simple rencontre a tracé l'avenir de Hawk et par conséquent, celui de chacun de nous. Je comprends mieux pourquoi il a embauché Veronica. Tu m'étonnes qu'il devait une faveur à son père...

Au vu de la situation, je n'ai aucune chance de m'en débarrasser. Elle a beau être maladroite et casser des verres toutes les cinq minutes, elle présente bien devant les clients et elle se bouge. Elle est ponctuelle, professionnelle et n'a pas peur d'apprendre. Ça m'écorche la bouche de le reconnaître, mais c'est une bonne recrue pour le casino.

Mauvaise nouvelle pour moi : je ne suis pas près de me débarrasser d'elle. Bon sang ! Mais pourquoi je bande encore plus ?

Mes réflexions sont interrompues par l'arrivée du prés'. Derrière lui, Libertine, Hook, Scar, Hunter et Arès marchent en formation rapprochée.

— Il est l'heure d'y aller, les gars ! nous lance Hook.

En dépit de son jeune âge, c'est un excellent Road Captain. Je n'aurais pas parié un dollar sur lui, lorsque Hawk a décidé de lui faire confiance et de le soumettre au vote pour ce rôle. Et pourtant, en dépit de sa naïveté, de son apparence plutôt frêle et de ses blagues souvent incomprises, il assure pour ce qui est des plans d'action.

Tout est parfaitement millimétré, il connaît les environs comme sa poche. Avant de nous rejoindre, Hook a suivi un cursus d'aménagement du territoire, ce qui lui a permis de connaître la Louisiane comme sa poche. Aucun de nous ne serait en mesure d'être aussi efficace que lui lorsqu'il s'agit de nous déplacer en mission.

Nous enfourchons nos bécanes, tandis que Hawk briefe une ultime fois nos prospects. Ils ne sont pas au courant des détails de notre expédition, cela ne sort pas du foyer. En revanche, ils savent que nous opérons pour le club et que l'affaire est importante. En notre absence, le prés' confie les rênes du quartier général à Connor.

Il embrasse Missandei, sa régulière et épouse depuis quelques années, puis nous quittons les lieux.

Dès que je m'engage sur la route, le vent m'enveloppe dans son étreinte. Ce n'est qu'à la sortie de la Nouvelle Orléans, après avoir passé le panneau et bifurqué sur la voie rapide qu'il se met à me pousser dans le dos.

Quand la nature elle-même se joint à la partie, j'ai l'impression de ne plus être humain. Je ne suis qu'un esprit libre, grisé par la vitesse, que rien ne semble à même d'arrêter. Les pensées vénéneuses désertent mon esprit, ne laissant la place qu'aux plus belles. À l'espoir.

Mes frères et sœurs à mes côtés, je me sens invincible. À ma place. Je n'aurais jamais pensé découvrir la véritable signification du mot famille et pourtant, depuis mon arrivée chez les Bloodlust Spectrum, j'ai trouvé ce que d'autres passent leur vie à chercher.

L'appartenance à un groupe. Rien ne me confère plus de force et d'énergie que cette sensation. Elle me donne l'impression de pouvoir soulever les montagnes à mains nues, vider les océans d'une gorgée et repousser les nuages d'un souffle. À tous moments, je m'attends à me sentir pousser des ailes et je serai prêt. Prêt à m'envoler là où personne n'a jamais été, dans des contrées si paisibles que les problèmes ne m'atteindraient plus jamais.

Puis la réalité me heurte en pleine gueule. Lorsque ma moto perd de l'allure, que je ralentis et m'arrête, ma toute-puissance disparaît. Je me rappelle alors que tout cela n'est qu'un mirage, une vue de l'esprit. Je survis grâce à ce shoot d'adrénaline régulier. Sans lui, je m'effondrerais.

Si je n'étais pas devenu un biker, je n'aurais pas survécu. C'était à peine un choix, davantage de l'ordre de l'évidence. L'appel d'un statut pareil à l'égide de Zeus et Athéna, bouclier mystique capable de me protéger de la culpabilité, de la peur et des ténèbres. D'empêcher ma soif de sang de me consumer de l'intérieur. Car dès lors qu'elle vous ronge la moelle, elle s'inscrit dans votre ADN et ne vous quitte plus, quel que soit le chemin que vous empruntiez : la route des enfers ou le chemin de la Rédemption.

L'heure n'est plus à la réflexion : si Hook est en charge des déplacements et de l'anticipation de la gestion des territoires, il est de ma responsabilité de prendre le commandement des opérations militaires. Nous descendons de nos bécanes à environ un kilomètre de l'endroit où se déroulera probablement un bain de sang.

Puis je rappelle les consignes que j'ai distribuées avant de partir. Debout, le dos droit, je regarde tour à tour chacun de mes frères et sœurs puis déclare :

— On décale par groupes de deux et trois ! Libertine, Arès et Scar, Hawk et Hook, Hunter et Delta, Eiffel et moi.

Le prés' acquiesce pour valider mes décisions.

— Le plan dessiné par Hook ne laisse pas de place pour l'hésitation, poursuis-je. Chacun sait par où il doit arriver. La marchandise sera là d'ici une heure, si nos informations sont exactes. On attend qu'ils déchargent et au moment du transfert dans les camions, on intervient. Pour rappel, le signal, c'est...

D'un geste de la main, j'invite Eiffel à une démonstration. Il place deux doigts dans sa bouche et par une magie dont lui seul a le secret, il imite le cri d'un albatros.

— Quatre groupes, quatre camions ! Chacun neutralise l'ennemi, pas de quartier. Les Mexicains n'auront aucune pitié pour nous. À la seconde où on sera grillés, ils nous saigneront.

— T'en fais pas pour ça, joli cœur ! rétorque Libertine. Aucun de nous n'hésitera.

Je le sais. Je n'ai juste pas pu m'empêcher de le dire, suite à l'erreur que j'ai commise la dernière fois. Cette mission ne peut pas partir en couilles comme la précédente. D'autant que le prés' est là cette fois et il m'a laissé les pleins pouvoirs pour une bonne raison : me tester. Je n'ai pas le droit de le décevoir. Ni lui, ni aucun autre membre de ma famille.

— Alors c'est parti ! N'oubliez pas de passer vos téléphones en vibreur et de rester à l'affût. En cas de problème, on envoie un message sur le groupe.

Il y a six mois, en pleine opération, Hunter avait laissé son portable en sonnerie et a failli tous nous envoyer six pieds sous terre. Aussi débile que puisse paraître cette consigne, elle est essentielle. Le diable se cache dans les détails. Chez les bikers, il se cache même dans les plus anodins.

Les groupes se séparent. Eiffel et moi nous engageons par un sentier qui mène indirectement sur la zone industrielle. Personne ne passe jamais par-là, c'est une véritable friche. Néanmoins, je ne peux m'empêcher de jeter un œil par-dessus mon épaule en permanence.

— Relax ! m'intime mon acolyte. Ça va bien se passer ! OK ?

Il s'arrête une seconde pour me regarder dans les yeux.

— Tu as assuré dans la distribution des consignes !

Il semble persuadé de ce qu'il affirme et je crois que j'avais besoin d'entendre ça.

— On va se les faire, les fajitas !

Un rire nerveux me secoue.

— T'es con !

— Je sais ! Mais les blagues racistes au plus mauvais moment font toujours leur petit effet.

Pas vraiment convaincu, je remarque néanmoins que mon stress s'est partiellement apaisé. Eiffel arrive toujours à me calmer, même dans les moments les plus difficiles. Ce type a un cœur en or. Je ne sais pas comment j'aurais fait, si je ne l'avais pas rencontré.

— Tu l'as volé à Scar, celle-là ?

— J'aurais pu.

Scar déteste tout ce qui n'est pas originaire de Louisiane. Même les états frontaliers, c'est déjà trop pour lui. Autant dire qu'un autre pays, c'est l'affolement immédiat. Il possède un véritable catalogue de blagues douteuses sur toutes les origines du monde et pourrait tenir pendant des heures sans s'arrêter.

Quand c'est lui qui les dit, personne ne rit. Quand c'est Eiffel, c'est différent. Lui, il a carrément trempé son biscuit dans toutes les nationalités, à tel point qu'on pourrait le surnommer Trivago.

Nous continuons à progresser sur la distance nous séparant de la zone industrielle. Aux abords d'un premier hangar, nous longeons la tôle à pas de loup jusqu'à obtenir une vision d'ensemble sur les environs. Tout est calme, silencieux. Le soleil décline dans le ciel. L'heure est idéale pour décharger une grosse cargaison de marchandise. Si l'opération est un succès, elle nous promet un paquet de fric. Le club n'est pas en danger de ce côté-là, mais on n'en a jamais assez.

Surtout compte tenu du bras de fer implacable qui nous oppose aux Desert Eagles. Plus nous nous enrichissons, plus nous creusons l'écart avec eux. Et depuis des mois, aucun de nous ne gagne de terrain. Ils sont arrivés après nous à la Nouvelle Orléans. Ne pas réussir à les mettre à genoux attire la honte sur les spectres. Nous valons mieux que ça !

Et surtout, en dépit de notre liberté de mouvements, nous restons un chapitre des Sunset Nightmares, le gang le plus important de Louisiane. Nous devons faire honneur à notre appartenance et prouver que nous valons notre place.

Il y a longtemps, je croyais naïvement qu'un excellent fait d'arme suffisait à sceller une réputation dans la roche. En réalité, rien ne le permet. Il faut sans arrêt faire ses preuves, ne montrer aucun signe de faiblesse, croître, étendre notre domination. Ne pas se reposer sur ses lauriers.

Je vérifie l'heure sur ma montre : il nous reste dix minutes avant le lancement de l'opération, si les Mexicains sont à l'heure. Accroupi, je me tiens prêt en usant de ma main comme visière pour parer la lumière éblouissante du soleil.

Eiffel me fait sursauter, lorsqu'il m'empoigne fermement l'épaule. Je tourne la tête vers lui et avant même de l'interroger, je sais que quelque chose cloche. Les sourcils froncés, les yeux plissés, il se tient attentif. Ça a beau être un clown de premier choix qui aime charmer et amuser la galerie, il ne plaisanterait pas au cours d'une opé. L'enjeu est bien trop important.

Nos vies sont en ligne de mire.

— Il se passe quoi ?

— J'ai cru voir un mouvement là-bas !

De l'index, il me désigne l'interstice entre deux immenses containers rouge délavé, à cinq-cents mètres de notre position. De nombreuses étiquettes ont été arrachées avec le temps, ne laissant que des bouts indéchiffrables aux milles polices d'écriture différentes.

— On aurait dû prendre les jumelles, me glisse Eiffel.

— Tu m'as pas attendu pour ça, le charrié-je.

Il me sourit.

— T'es con !

Puis redevient aussitôt sérieux. J'ajoute alors :

— Elles nous auraient encombrés !

— Je sais. Mais en attendant, on ne voit rien entre la distance et le soleil.

— T'es sûr de toi ?

— J'ai un mauvais pressentiment.

Eiffel soupire.

— Non, je ne suis pas sûr.

Je l'observe longuement. Il appuie son regard bleu dans le mien, me laissant le temps de peser le pour et le contre. Ce genre de décision m'appartient, en qualité de sergent d'armes.

— J'ai confiance en ton intuition, tranché-je. Envoie un message sur le groupe !

Il sort son téléphone de sa poche puis pianote en vitesse pour attirer l'attention des autres sur la zone concernée. Hunter et Delta se contentent d'un « bien reçu ». Le même message suit pour le prés' et Hook.

Mon cœur s'arrête quand Libertine, Arès et Scar confirment avoir vu quelque chose également. Mes prunelles s'ancrent à celles d'Eiffel. Inutile de parler pour se comprendre. Lui et moi formons un binôme depuis si longtemps que tout est naturel. Nous sortons nos armes de poing de notre ceinture, puis nous tenons prêts.

— T'as pas hésité à me faire confiance !

— Je te connais, t'as une excellente intuition !

— Y a pas que ça. Je me trompe ?

Non, il y a autre chose. C'est juste que je n'arrête pas de faire des conneries ces derniers temps, au point de ne plus suivre mes propres tripes lorsqu'elles me poussent dans une direction.

— Je sais pas pourquoi, je trouve qu'on a chopé l'info sans grande difficulté. Le gars avait l'air fiable, mais il avait surtout les dents qui rayent le parquet.

— Tu crois que...

J'acquiesce.

— Il a sûrement vendu l'info aux Desert Eagles après nous.

— Le mouvement là-bas, ce serait eux ?

J'incline la tête sur le côté, signifiant « je ne sais pas, mais il y a des chances ».

— Dis aux autres qu'on les prend à huit heures. Qu'ils bouclent les autres issues !

— C'est un vrai labyrinthe, Dicey !

— Je sais ! Mais si ce sont bien les aigles, on ne peut pas rester plantés là où ça va virer au carnage au plus mauvais moment.

— Ils font chier, ces raclures de bidet !

— À qui le dis-tu ! Ils méritent une bonne correction !

Une fois le message d'Eiffel rédigé, je lui glisse :

— Colle-moi !

L'adrénaline pulsant dans les veines, je contourne le hangar puis m'élance en direction des containers. Il y en a tellement que se retrouver là-dedans exige un sens de l'orientation impeccable, ce qui n'est pas forcément mon fort. En revanche, mettre une déculottée à mes ennemis est mon péché mignon et je suis doué à ce petit jeu.

Nous entrons dans le dédale, pas après pas, sur le qui-vive. Une légère brise me caresse le visage et la toile nébuleuse du silence environnant m'oppresse.

Soudain, un mouvement attire mon attention sur la gauche. Je pousse violemment Eiffel d'une pression sur le bras. Celui-ci s'écroule sans comprendre tandis que je plonge en avant, pistolet en main. Un coup de feu me siffle l'oreille, se répercutant contre le métal.

À partir de là, un déluge de balles se met à pleuvoir. Je m'abrite sur le flanc d'un conteneur, à quelques mètres d'Eiffel qui m'adresse un hochement de tête pour me remercier. Quand la frénésie connaît une première accalmie, je sors de ma cachette pour répliquer. Les tirs fusent, des cris retentissent.

— Prêts, ou pas prêts, j'arrive ! claironne une voix familière au loin.

Une nuée de frissons me couvre la peau de chair de poule. Libertine. Elle maîtrise l'art de donner froid dans le dos à ses alliés comme à ses ennemis. Elle est redoutable, tout le monde le sait.

Incapable de localiser la provenance de sa voix avec une telle caisse de résonance, je maintiens ma position, adossé contre un bâtiment.

— Mes petits aigles, vous qui n'avez pas de couilles, vous connaissez la blague de l'eunuque décapité ?

Je déglutis. Elle ne me l'a encore jamais sortie, celle-ci. Son style ne pourrait pas plus s'opposer au mien : je suis le sang-froid, le silence, la glace. Elle est le sang-chaud, la provocation, le feu.

Un silence pesant suit sa devinette. J'ose à peine respirer, me tordant le cou dans toutes les directions pour éviter de me faire surprendre. Eiffel se tient dans une posture similaire, le crâne jeté en arrière contre le métal, le souffle court. Cette balle n'est pas passée loin. Si je n'étais pas intervenu, le mot « opération » aurait pu prendre une tout autre tournure.

Alors que ma vigilance retombe enfin, Libertine met le feu aux poudres.

— ELLE N'A NI QUEUE NI TÊTE ! s'époumone-t-elle.

Quand résonne la dernière syllabe, les coups de feu reprennent. Plusieurs cris retentissent – dans l'autre camp, je l'espère. Aucun ne ressemble à un timbre féminin, ce qui corrobore mon hypothèse selon laquelle la vice-prés' a trouvé le moyen de prendre les Desert Eagles à revers pour les refroidir.

— DICEY, À TERRE !

En mode pilote automatique, mon corps réagit à l'alerte déclenchée par Eiffel. Je me projette à plat ventre, heurtant violemment le sol. Un nuage de poussière s'élève, me brûlant les yeux que je ferme par réflexe. J'ignore la douleur qui irradie de mes coudes aux bouts de mes doigts pour raffermir ma prise autour de mon gun.

Je me redresse tant bien que mal, ouvre partiellement les paupières puis tire. Mes coups sont portés à l'aveuglette, tant la poussière m'empêche de voir correctement. Les balles d'Eiffel se mêlent aux miennes, obligeant l'ennemi à se couvrir. Ses bras puissants passent autour de ma taille et il m'aide à me relever pour que nous puissions nous planquer juste à côté, le dos collé à un container.

— Ils sont combien ? demandé-je.

Dans le feu de l'action, je n'ai rien compris. Privé du sens sur lequel je me repose le plus, je me suis senti impuissant. Il est temps que je reprenne le contrôle.

— Deux !

— Ça me paraît équitable.

J'observe les alentours, un plan germant dans mon esprit.

— Je crois que j'ai une idée...

Eiffel plisse les yeux, intrigué. Je lui fourre mon flingue dans sa main libre et lui dis :

— Ne tire pas en cadence ! Simule qu'on est toujours deux, ici.

— Tu vas faire quoi ?

Je sors mon dé de ma poche et le fais rouler dans le sable.

Quatre.

Qui suis-je pour m'opposer au destin ?

— Profiter de ma grande taille !

Si la nature m'a filé un mètre quatre-vingt-dix, ce n'est pas juste pour le plaisir de me manger les lustres et d'avoir les pieds qui dépassent du lit. Aujourd'hui, cet atout risque d'abattre des volatiles.

— Maintenant !

Eiffel sort ses bras de sa cachette et tire dans la direction de nos ennemis, marquant bien un temps entre chaque arme pour donner l'impression que nous sommes toujours deux à cet endroit.

Pendant ce temps, les ennemis sont obligés de se planquer, me laissant la voie libre pour sortir complètement. Je m'engage dans l'allée, la traverse et rejoins le côté opposé du container derrière lequel se dissimulent nos assaillants. Je m'étire les épaules, sautille sur place, prends un peu d'élan puis je cours en bondissant, les mains en l'air.

Un échec. Deux échecs.

Putain ! Je suis à rien d'y arriver. Sentant la colère s'embraser dans mes veines, je décide de la canaliser pour parvenir à mes fins. Je recule à nouveau, puis m'élance.

Genoux pliés, détente, bras tendus.

Mes doigts s'accrochent finalement à la partie supérieure de l'édifice en métal. Je me hisse au sommet en veillant à ne pas faire de bruit, ce qui suppose de prendre mon temps. Un simple pied posé trop lourdement risque d'attirer l'attention.

Je traverse l'espace en hauteur en me tenant courbé, histoire de ne pas être vu d'un autre endroit du labyrinthe. Une fois au bout, je risque un œil et aperçoit deux bikers dont la veste en cuir sans manches ne laisse place à aucun doute : ce sont bien les Desert Eagles. Qui d'autre prendrait autant de plaisir à nous mettre des bâtons dans les roues ?

Les deux, un roux et un brun, ne prêtent pas attention à moi, de ma position. Leurs armes sont pointées en direction de l'allée la plus proche. Ils se tiennent prêts à canarder Eiffel si celui-ci ne se décale pas au bon moment. Ses balles se sont arrêtées depuis quelques secondes maintenant. En toute logique...

Parfait !

Les oppositions armées ressemblent à s'y méprendre à un jeu de tir à la corde. Parfois nous la ramenons vers nous, à d'autres moments c'est l'adversaire qui nous attire dans sa direction. Alternativement, nous essayons de mettre l'autre au tapis. Là, notre tour vient de prendre fin et c'est aux aigles de jouer.

Le roux s'avance, arme pointée devant lui, prêt à nous massacrer. S'il savait...

Accroupi, je pousse sur mes cuisses pour tomber lourdement sur le brun. À moitié assommé, celui-ci est temporairement hors d'état de nuire. D'un coup de pied, je dégage son flingue. L'autre fait volte-face et je le désarme d'un coup de genou dans le poignet. Son colt vole sur plusieurs mètres.

Poings levés, il fonce sur moi comme un apprenti boxeur qui n'a pas bien appris ses leçons. Je pare ses coups avec une aisance folle, puis sors mon Bowie de ma ceinture. Une lueur de panique passe dans les yeux du type que je reconnais. Je ne connais pas son nom, ni même son appellation dans son MC.

Tout ce que je sais, c'est qu'aujourd'hui, il se trouve au mauvais endroit au mauvais moment et que si les rôles étaient inversés, il ne me laisserait aucune chance. Tuer ou être tué. Mon choix est fait. Je me fends, il esquive, je recommence et le frôle. Ce petit manège dure quelques secondes, jusqu'à ce que je joue la carte de la maladresse.

Cet imbécile marche. Quand il pense saisir une ouverture pour prendre l'ascendant, je me tiens prêt. Épaule en arrière, il prend de l'élan pour me coller une droite. J'incline la tête sur la droite, tends le bras et lui perfore la poitrine. Le sang jaillit de sa plaie et macule mon visage. Par réflexe, je ferme les yeux.

Le roux s'effondre, imite des bruits d'animaux en souffrance, puis rend son dernier souffle. Un frisson d'horreur me parcourt l'échine. Il n'est pas le premier être humain dont j'ôte la vie et sûrement pas le dernier. Pourtant, on a beau tous donner le change en jouant les gros durs, je crois que je ne m'habituerai jamais à la sensation.

C'est comme si mon âme se déchirait un peu plus à chaque fois et que deux mains gigantesques écartaient la plaie.

Soudain, Eiffel apparaît sous mes yeux. Lorsqu'il pointe son gun dans ma direction, un vent de panique souffle en moi, balayant toutes mes angoisses. Le coup de feu part. La balle me frôle l'épaule et semble interceptée par quelque chose. Je n'ai pas le temps de me poser la question, car au même moment, je me sens pénétré de force par un corps étranger.

En baissant les yeux, je découvre mon tee-shirt, imbibé de sang. Comme un cheval lancé au galop, la tache sombre gagne en ampleur et bouffe le blanc plus tout à fait immaculé du tissu. Privé de mes forces, je tombe sur mes fesses, le dos appuyé au container. Eiffel me contourne et déclare :

— Il a eu son compte !

Je comprends seulement ce qui s'est passé : le brun a dû se réveiller, sortir une lame pour me supprimer. Eiffel est arrivé juste à temps pour l'empêcher de causer des dommages irréversibles. Enfin j'espère...

Les doigts pressés contre l'ouverture sur mon abdomen, je réalise qu'il a eu le temps de m'inciser de part en part.

— Putain ! J'aurais pas dû te laisser y aller seul ! se flagelle Eiffel.

Ses prunelles bleues irradient d'inquiétude alors qu'il se laisse tomber à genoux près de moi. Portable en main, il déclenche un appel d'urgence. J'ai tout juste le temps de l'entendre dire, d'une voix lointaine :

— Prés', on a un problème, D...

Un acouphène me vrille le crâne. Ma vision devient trouble. Je me sens aspiré vers les méandres de l'inconscience, mon corps incapable de tenir en position assise. Alors que je glisse progressivement, ma tête atterrit sur mon épaule, mes yeux dirigés vers mon poignet. Mes bracelets se sont écartés en tous sens dans le feu de l'action, dévoilant un fragment de mon secret.

Des cicatrices le long de mes veines.



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