Chapitre 3 ( Partie II)
C U R T I S
Je dépasse le lampadaire. Je ne pourrai rien vendre si je sens son regard sur moi. C'est la première fois que ça me dérange qu'une personne apprenne ce que je fais. Je serre les poings dans mes poches. Elle n'a rien de spécial. Elle n'est personne. Je ne vais pas me prendre la tête avec elle. Je regarde par-dessus mon épaule, elle est appuyée contre sa clôture, les yeux fixés sur moi, l'air perdu. Je ne sais pas pourquoi mes pieds s'arrêtent d'avancer, mais ils le font.
— Tu m'invites, déclaré-je.
Je hausse un sourcil, m'attendant à ce qu'elle rechigne, mais elle quitte son jardin et me dépasse.
— Ben alors, tu viens ? me demande-t-elle par-dessus son épaule.
Je suis surpris de ne pas la voir prendre ses jambes à son cou. C'est ce que font les gens quand il me voit. Je pensais me débarrasser d'elle de cette façon, c'est raté. Je la rejoins et le trajet se passe dans un silence total.
Après un quart d'heure de marche, elle s'arrête devant un diner dans lequel j'ai déjà mis les pieds. Et pour cause, c'est là que travaille Gina. Comme d'habitude, mon nez se fronce à cause de l'odeur de friture. Je m'avance dans le fond sans me soucier si elle me suit sur le sol en damier en noir et blanc collant et m'assieds sur une banquette, aussi propre que le sol, en skaï aux couleurs rouges dépassés. Je pianote sur la table blanche en formica en regardant autour de moi. Heureusement, aucune des deux serveuses présentes n'est Gina. Elle se serait fait une joie de me poser des questions sur la femme qui m'accompagne. Questions auxquelles je n'aurais eu aucune réponse, parce que je ne sais toujours pas ce que je fous ici. Je laisse mon regard se perdre à travers la vitrine crasseuse. Je l'entends s'installer, mais je ne lui accorde pas d'attention. Elle ne prend pas la parole avant que la serveuse arrive pour prendre nos commandes.
— C'est étrange, souffle-t-elle après son départ.
Je lâche la vitrine des yeux pour les poser sur elle, le sourcil levé. Elle se contente de hausser les épaules et on retourne dans notre mutisme. Elle a raison, c'est étrange de se trouver là, sans se parler. Nos regards se happent et ne se quittent plus. Elle attrape une serviette et la triture tout en me dévisageant. J'attends. J'attends que la peur et le dégoût prennent toute la place dans ses pupilles, mais ça n'arrive pas. Du moins, pas encore, mais ça finira par arriver. Mon pouls s'emballe quand des images me submergent. J'aimerais oublier chaque seconde de ces instants, mais le souvenir revient toujours dans mes moments de faiblesse. Je détourne à nouveau le regard vers la vitre. Elle soupire. Encore une fois, elle ne reprend la parole qu'après le départ de la serveuse qui nous apporte nos plats.
— Est-ce que tu vas parler ou je dois faire un monologue ou discuter avec mes multiples personnalités ? Si tu as déjà vu Split, tu dois savoir que c'est dangereux de me laisser faire ça. Enfin, c'est à tes risques et périls. Je pourrais aussi bien demander à Georges ce qu'il en pense, mais il est de mauvais poil. Tu sais que j'ai une Patricia, moi aussi ?
— OK, stop. J'ai compris.
— Ouf, j'ai eu peur de devoir dévoiler tous mes défauts pour t'arracher une phrase.
— Pas besoin d'aller jusque-là.
— Dommage, réplique-t-elle en faisant une moue... adorable.
Putain ! Il faut que je sorte ces niaiseries de mon esprit.
— Je croyais que tu avais faim, dis-je en désignant son plat intact avant d'attaquer mon hamburger.
Ses yeux se fixent un instant sur son hot dog puis elle soupire. J'ai subitement envie de lui poser des questions, sur elle, sur sa vie, sur la tristesse qui se peint sur son visage, mais je me musèle. Je n'ai pas besoin d'en connaître plus sur Elsie. Je vais manger et me barrer d'ici. Je n'aurais jamais dû accepter. Le reste du repas se passe en silence, mais je sens souvent ses yeux sur moi.
— Qu'est-ce que tu fais dans la vie ? me demande-t-elle dès ma dernière bouchée avalée.
Je comprends qu'elle a attendu que je n'aie plus d'échappatoires, au moins gustative, pour me parler. Je grogne puis je la dévisage m'attendant à ce qu'elle se baisse les yeux, mais elle n'en fait rien. Est-ce que je vais lui répondre honnêtement, l'ignorer ou lui mentir ?
— Je deale.
Son regard se plisse puis elle penche la tête sur le côté.
— D'accord.
Elle va se lever, prendre ses affaires et prendre ses jambes à son cou. Je tourne la tête vers la fenêtre en entendant les pieds de la chaise racler le sol.
— Tu veux un dessert ?
Je cligne des paupières en reportant mon attention sur Elsie. Elle a posé sa tête sur ses bras croisés en appui sur la table. La masse de ses cheveux la cache presque des autres, de moi, seuls ses yeux sont visibles. J'ai la sensation qu'elle tente d'atteindre mon âme, c'est impossible. Ça fait trop longtemps que je n'en ai plus.
— Je t'invite toujours, dit-elle face à mon mutisme.
Je secoue la tête et me passe une main dans les cheveux, déconcerté.
— Non, merci, répliqué-je en me levant.
Je sors de ma poche de l'argent et le pose sur la table avant de me barrer sans un regard en arrière. Il faut que je me tire d'ici. Je ne sais pas ce qu'elle veut, ce qu'elle attend de moi, mais je sais que je ne veux et ne peux rien lui apporter. Je passe la porte quand je l'entends me rejoindre en courant. Je pousse un grognement en pressant le pas.
— Tu sais, je suis tenace, clame-t-elle dans mon dos.
— Putain ! Qu'est-ce que tu veux ? crié-je en me retournant.
Quelques clients nous jettent un regard à travers la vitre, mais je m'en tape complètement. Ils reportent leurs attentions sur leurs plats quand je les regarde.
— Te dire merci.
Mes sourcils se froncent d'incompréhension.
— Tu m'as déjà remercié pour l'autre soir, ce n'est pas la peine d'en faire toute une histoire.
Elle se rapproche jusqu'à me faire face.
— Entendre des remerciements te donne toujours envie de fuir ?
Mes mâchoires se serrent et ma respiration se fait lourde quand je me penche vers elle.
— Les seules personnes qui me remercient ce sont celles qui ont leurs doses et celles que je baise. Tu veux faire partie d'une de ses deux catégories ou peut-être des deux ?
Elle se penche à son tour, le regard volcanique. Elle est magnifique.
— Merci, rétorque-t-elle.
Je recule d'un pas et me détourne. Je lui ai menti, du moins en partie. Ma sœur me dit souvent ce mot, mais je ne le mérite pas. Je fais ce que je peux pour qu'on survive à tout ce merdier. C'est la seule qui compte à mes yeux. Les mains dans mes poches, je baisse le regard et me remets en route. Bien évidemment, elle me suit, en silence.
— Je suis désolé, grogné-je.
Je lui jette un coup d'œil rapide et me renfrogne quand je vois son sourire. Un quart d'heure plus tard, on se retrouve devant chez elle. Mal à l'aise, je lui adresse un signe de tête et m'apprête à me détourner, mais elle m'arrête en attrapant le bras.
— Est-ce qu'on se reverra ?
Je secoue la tête et retire brusquement mon bras en reculant.
— Non, il ne vaut mieux pas. Évite les ruelles sombres, même si tu n'as besoin de personne pour te protéger.
Ses lèvres se pincent puis un petit sourire éclaire son visage.
— Je vais essayer. Prends soin de toi, Curtis.
Quand a-t-elle appris mon prénom ? Je ne me souviens pas lui avoir dit, je n'ai pas le temps de lui poser la question qu'elle fait demi-tour et rentre chez elle. Je suis au moins rassuré sur le fait que les fêtards semblent avoir déserté. J'attends qu'elle ait fermé la porte pour partir. J'entends un bruit derrière moi, je me fige puis me tourne, mais je ne vois rien. Soudain, je vois un chat courir et me dépasser. Je suis bien trop tendu. Et cette soirée n'a rien arrangé. Elsie a raison, c'était étrange. Heureusement pour moi et la tranquillité de mon esprit, cela ne se reproduira plus.
Je rentre chez moi et trouve la maison plongée dans le noir. Je jette un coup d'œil dans la chambre d'Amy et la trouve endormie, emmitouflée dans sa couette. À l'instar des autres soirs, Judith est aux abonnés absents, je serre les poings pour contrôler ma colère. Je sais que ça ne changera jamais, mais j'ai toujours cette petite graine d'espoir qu'elle prenne ses responsabilités. En arrivant dans la salle de bain, je pose mes mains sur le rebord du lavabo et plonge mon regard dans celui de mon reflet. Comme d'habitude, la haine et le dégoût me transpercent quand je m'observe. Les brûlures et les zébrures qui traversent tout un côté de mon visage me donnent envie de briser le miroir. Mon visage est défiguré, je ressemble à un monstre et j'en suis devenu un. Je ne comprends pas pourquoi Elsie n'a pas fui en me voyant ? Je baisse les yeux et me déshabille sans plus me regarder. Je revois déjà trop ce visage et ce qu'il était avant que ma vie parte en vrille. Je n'ai pas besoin que d'autres personnes me rejettent à cause de lui.
***
Bonsoir ! J'espère que vous allez bien !
Et voilà, premier "rendez-vous" entre Elsie et Curtis. Il n'a rien de banal, mais ça c'est à l'image de l'histoire ! Vous le comprendrez bien assez tôt, mouahah !
Donc, on en apprend un tout petit peu sur Curtis. Oui, il a eu un accident. Une partie de son visage a été défiguré :(, mais vous n'êtes pas au bout de vos peines et lui non plus.
J'ai dit que mon mode sorcière était activé pendant toute l'histoire ^^
Bonne soirée à vous et je vous donne rendez-vous mercredi pour la suite ❤️
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top