Une jeunesse peu coopérative
« Pour votre propre sécurité, n'essayez pas de soutenir Terrae », Sylvestrine maîtrisait presque parfaitement à présent les tenants et les aboutissants de cette affaire, en revanche restituer le contenu précis de la lettre de Rashi lui demeurait impossible, à l'exception de ce morceau de phrase.
La lettre était venue confirmer ses craintes, la Reine des Amazones avait décidé de passer à l'acte et de mettre ses projets à exécution. Aussi le temps pressait, il fallait prendre de vitesse le peuple déraciné et remettre au plus vite Blanc sur le trône de Terrae. Elle refusait encore de croire à sa mort.
Pour l'heure, elle chevauchait aux côtés d'Ivan Garin et d'un capitaine. Le représentant des éleveurs de Terrae lui avait indiqué que le lieu de l'attaque n'était plus très loin. Prudente, la jeune reine avait fait emporter des flèches à enflammer en cas d'attaque du monstre.
- Attention Majesté, lui dit le représentant des éleveurs en reconnaissant les lieux.
Sylvestrine fit mine de rien même si l'anxiété lui tordait l'estomac, elle n'avait vu pour l'instant que deux corps sans vie et c'était ceux de ses propres parents lors de leur décès, la chose avait déjà été très éprouvante alors même que tout avait été fait pour l'épargner. Aussi craignait-elle le moment où elle se retrouverait sur les lieux du carnage.
Mais plus que tout, elle craignait de retrouver la dépouille de Blanc de Terrae. À ce moment-là, elle ne se faisait pas d'illusion sur ses possibilités d'arranger la situation, encore moins sur la douleur qu'elle éprouverait...
Le virage passé, la jeune reine et sa troupe se retrouvèrent face au massacre. Sylvestrine IV vacilla légèrement sur son cheval et se rendit compte qu'elle n'était pas la seule. Davantage que la vue, l'odeur de sang séché et de putréfaction rendait la scène insoutenable.
Elle mit pied à terre d'un pas un peu hésitant avec Ivan Garain, suivie de deux gardes du corps, tandis que le capitaine Vinha déployait ses hommes en cercle tout autour de la clairière.
Parmi la petite cinquantaine de corps sans vie, horriblement lacérés pour la plupart, Sylvestrine reconnut le chef des garde-frontières au milieu de ses hommes. L'attaque avait du être d'une violence et d'une rapidité extrême.
- Pensez-vous qu'il y ait pu avoir des survivants? Demanda la jeune reine au représentant des éleveurs qui venait d'achever de compter les corps.
- Aucun soldat en tout cas majesté, répondit l'homme. Il y avait quarante-sept hommes d'armes dans la troupe. Tous ont péri, ils sont là. Seuls manquent les femmes et le prince Blanc.
- Par où ont-ils fui? Demanda la jeune femme.
- Par ici.
Le représentant des éleveurs indiquait un chemin de l'autre côté de la clairière, l'un des gardes tressaillit violemment et Sylvestrine IV lui jeta un regard interrogateur.
- La forêt des sorciers majesté! Lui dit l'homme avec terreur.
Sylvestrine IV se sentit agacée par ces superstitions ridicules qui persistaient au sein de la population. Elle réprimanda vertement le soldat:
- Un homme de votre trempe devrait passer outre ces sornettes!
Puis, se tournant vers le représentant des éleveurs, elle le questionna:
- Quant-à ceux qui ont péri ici, que me conseillez-vous de faire de leurs dépouilles? Peut-on les inhumer en ces lieux?
L'homme, encore secoué, lui répondit d'un geste indécis:
- Nos traditions ne sont pas uniformes dans ce domaine, mais il est courant que l'on enterre les soldats là où ils sont tombés. Faîtes ce qui vous semblera le plus approprié. Peut-être pourrons-nous retrouver la liste complète des noms de tous les soldats qui formaient l'unité, le chef des garde-frontières l'a gardée dans ses affaires.
Quelques instants plus tard, il tendit à la souveraine un parchemin qu'il avait tiré d'un sac abandonné sur le champs de bataille.
Sylvestrine IV s'en empara avec un hochement de tête et répondit:
- Je prendrai les dispositions nécessaires, représentant.
Elle ordonna à plusieurs hommes de l'unité de creuser une fosse afin d'y allonger les dépouilles des combattants, tandis qu'elle-même partirait par le chemin qu'avait pris Blanc, escortée de ses hommes.
Ces derniers, pour beaucoup, étaient effrayés par les lieux à cause des légendes qui couraient, mais pas question de faire marche arrière pour des sornettes. Sylvestrine IV savait la vérité quant-à ce passage: c'était le domaine de la famille Forêtsombre, des sorciers amazones établis depuis bien longtemps dans ces terres.
Ils servaient fréquemment d'ambassadeurs entre les deux peuples, ou d'escorte à la reine des Amazones. Sylvestrine IV s'était toujours méfiée d'eux. Ningo Forêtsombre était un sorcier puissant, mystérieux et roublard. Quant-à son épouse Méa, c'était une femme intelligente et courageuse, mais extrêmement aigrie et de plus en plus ténébreuse. Ils n'avaient jamais trahi son père à sa connaissance, mais au fil du temps ils se rapprochaient de plus en plus de la reine Rashi et cette-dernière les comptait à présent parmi sa garde personnelle.
Sylvestrine IV savait qu'il s'agissait là d'un fameux retournement de situation, le nom de cette famille ayant été entaché d'un scandale dans les dernières années de prospérité sur l'île d'Amazo, d'où leur installation dans le royaume sylvestrin.
Tandis que la jeune souveraine s'engageait sur la route traversant la Foret des Sorciers, la reine Rashi arrivait à Kupra, forteresse amazone et capitale de la province concédée à son son peuple.
Après avoir fait installer la jeune Estella dans un appartement voisin du sien et avoir délégué pour sa garde des soldats parmi les plus fidèles et les meilleurs, la Reine des Amazones avait fait réunir le conseil des chefs de clans. Après qu'ils l'eurent tous saluée, elle déroula devant leurs yeux une carte du continent et exposa l'ensemble de ses décisions:
- Fontmort, Serre-Nègre et Amourier vous aurez pour mission de conquérir le sud-est de Terrae, au moins jusqu'aux montagnes et plus si possible. Les Forêtsombre et Blancoustal recevront la délégation des provinces frontalières de l'Empire. Quant-au comte de Sourela, il a reçu le Centre-Ouest et mènera les campagnes en passant le défilé de Malsourel, avec ses hommes et les chevaliers de Fortchoucas.
Les nobles et chefs de clan rescapés de l'éruption lui avaient souvent demandé de lancer une guerre de conquête sur le royaume de Terrae, ce qu'elle avait toujours refusé auparavant par crainte de représailles. Aussi, ce brusque revirement valut à Rashi une série de regards insolents qu'elle affronta, jusqu'à ce que le jeune Serre-Nègre lui demande:
- Vous vous rangez donc enfin à notre avis, Majesté?
Rashi se tourna vers l'adolescent de seize à dix-sept ans qu'elle toisa de toute sa hauteur. Ce petit impertinent venait tout juste de succéder à son idiot de père, comptait-il déjà la défier?
- Comte de Serre-Nègre, lui répliqua t-elle d'une voix menaçante. Ici c'est à la reine seule qu'appartient de prendre la décision d'une campagne. Et c'est fort heureux lorsque l'on voit de quels petits crétins est composé le conseil des clans.
Et elle ajouta à l'intention de tous:
- Que personne ne croie que je me résous à une guerre dure et coûteuse en hommes parce que ce serait mon dernier recours. Si je m'engage ainsi, c'est parce que j'ai à présent l'assurance que l'Empereur lui-même portera un œil bienveillant sur notre entreprise. Le prince Blanc a commit une faute en défiant une interdiction de passage qu'il avait instaurée entre les royaumes, il a également insulté notre peuple en nous traitant comme de vulgaires voleurs. Aussi, maintenant qu'il est tombé à la lisière du domaine des Forêtsombre, nous allons pouvoir prendre notre revanche et dominer les terres de l'intérieur.
- Nous serons en nette infériorité numérique, Majesté, lui fit remarquer le comte de Fontmort.
Rashi répondit:
- C'est pour cette raison qu'il nous faut rappeler ceux qui combattent sous le drapeau sylvestrin et canaliser les dernières bandes de maraudes importantes. Sans son prince, Terrae est vulnérable mais il nous faut agir vite, avant l'été nos troupes devront avoir passé la frontière.
- Cela nous laisse moins d'une lune, Majesté.
- Cela suffira au Comte de Sourela pour envahir le Centre-Ouest à partir du défilé. Nous attaquerons en deuxième vague et assiégerons la capitale avant que la soudure ne soit achevée.
- La soudure?
C'était le jeune Serre-Nègre qui avait parlé, une fois de plus. Rashi serra les poings devant tant d'imbécillité et se tourna à nouveau vers le jeune homme:
- La soudure, dit-elle très lentement. C'est à dire la période de l'année qui précède les récoltes. En ce moment-même mon garçon, les greniers sont presque vides. Si nous assiégeons une ville avant que ses greniers ne soient remplis des récoltes de la nouvelle année.
- Elle n'aura pas les réserves nécessaires pour tenir un siège, Majesté, comprit le jeune homme tandis qu'une dizaine de paires d'yeux le fusillaient du regard.
- C'est cela, j'ai au moins le soulagement de voir que, faute de connaissances précises sur le terrain, vous avez tout de même un peu de sens logique. De plus cette situation permet à l'armée assiégeante de profiter de la nouvelle récolte. Mais croyez-moi mon garçon, vous avez encore beaucoup à apprendre et j'espère bien que vous dépasserez votre père en sagesse. Le pauvre n'était pas vraiment gâté dans ce domaine...
Des plaques rouges apparurent sur le visage de l'adolescent sous l'effet de la colère et il ne dit plus rien jusqu'à la fin de la réunion. Personne ne songea à le défendre malgré les propos de Rashi. Aussi, il fut le premier à partir, d'un pas assez brusque et la reine dut le rappeler à l'ordre:
- Comte de Serre-Nègre, dit-elle avant qu'il ne disparaisse. Vous n'avez pas salué vos pairs.
Le jeune homme se figea à la porte, il sembla hésiter à désobéir mais se retourna finalement et adressa une brève révérence à l'ensemble du conseil, avant de s'en aller d'un pas rapide.
Rashi voulut lui demander d'effectuer son salut correctement mais soudain, la comtesse d'Amourier lui saisit le bras en lui marmonnant:
- N'allez pas plus loin, Majesté avec tout le respect que je vous dois c'est inutile, vous n'en tirerez rien aujourd'hui.
Rashi se tourna vers celle qui l'avait arrêtée, assez étonnée d'une pareille audace. La comtesse d'Amourguier était en effet une femme d'ordinaire timide, déjà assez âgée et qui n'avait jamais osé la contredire auparavant.
- Vous ne voulez pas que je donne à ce petit imbécile une bonne leçon? Lui demanda la reine sur un ton un peu vif.
- Il viendra de lui-même vous demander pardon Majesté. Pour l'heure laissez-le, il s'en veut déjà j'en suis sûre. Joan est mon filleul, je le connais.
- Cela n'excuse pas une telle attitude comtesse.
- Je ne cherche pas à l'excuser Majesté, depuis la mort de ses parents c'est moi qui doit achever son éducation, et j'irai m'entretenir avec lui. Je peux vous assurer que ce genre d'écart ne se reproduira plus et qu'il viendra vous rendre des comptes.
- Dans ce cas allez. Répliqua la reine sur un ton sec.
La comtesse d'Amourier s'inclina devant Rashi, puis salua les autres comtes et s'en fut sans rien dire d'autre:
- Si elle fait ce qu'elle a promis, marmonna la reine aux autres chefs, une fois que la vieille femme eut disparu. Je peux vous garantir que ce petit crétin ne s'en sortira pas avant d'avoir pleuré toutes les larmes de son corps.
Comme aucun n'osait répondre, elle les congédia d'un geste impatient et quitta elle-même le bureau d'un pas vif un peu plus tard. Elle rejoignit ses appartements et fit appeler son fils qui était rentré au palais la veille. Alors qu'elle attendait le jeune prince, le garde de sa porte vint lui annoncer qu'une servante voulait lui parler. Intriguée, la reine la laissa entrer. Il s'agissait de la gouvernante à qui Rashi avait confié Estella.
- Que vous arrive t-il donc? Demanda la reine.
- Majesté, vous nous avez demandé de préparer la comtesse pour le repas mais...
- Mais quoi?
- Elle est pleine de poux !
- On pouvait s'y attendre, répliqua la reine. Dans l'état où elle se trouve.
-Comment doit-on l'habiller et la coiffer Majesté?
La reine des Amazones adressa à sa chambrière un regard peu amène, épuisée et contrariée comme elle l'était, devoir régler des problèmes de logistique n'était pas dans ses premiers souhaits.
- Commencez par lui couper les cheveux bien courts et lui faire prendre un bain...
- Mais... pour après? Lui demanda la gouvernante.
- Du vinaigre dans ce qui reste sur la tête et un bon coup de peigne fin... Non mais je ne vais pas devoir vous apprendre votre métier quand-même! Vous la nettoyez et vous me la rendez à peu près présentable pour le repas! Allez, fichez-moi le camps et retournez à votre ouvrage! Il me semble que vous avez de quoi faire!
Comme la servante s'inclinait et sortait avec une mine défaite, on annonça le prince Calabrun, Rashi fit un geste las et le garde le fit rentrer dans le salon.
- Mon fils! S'écria la reine, enfin quelqu'un de sensé sur cette terre!
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