Chapitre un : Escapade nocturne
Le souffle du vent agitait les poils de sa capuche fourrée tandis qu'elle regardait le mur en face d'elle. Sans y faire vraiment attention, la jeune fille fit rouler ses épaules et craquer ses doigts. Ses yeux parcouraient la façade de pierre avec minutie. De jour et sans vent, cette précaution n'aurait pas été nécessaire. Après tout, elle connaissait le chemin par cœur... Mais la situation était différente, le soleil avait disparu depuis plusieurs heures et les puissants vents d'Eolis soufflait avec force sur le sud du royaume.
« Allez, c'est parti... », murmura-t-elle avant d'attraper la première prise.
Sa main agrippa le renfoncement avec fermeté et l'adolescente grimaça en sentant le froid de la pierre mordre sa peau. Elle poussa sur ses pieds et la seconde d'après se retrouva suspendue à une statue, deux mètres au-dessus du sol. Ensuite, tout alla très vite. Ses mains s'accrochaient aux prises sans la moindre hésitation et ses pieds suivaient le mouvement avec une facilité déconcertante. Moins de cinq minutes plus tard, dans un dernier effort, elle atterrissait sur les tuiles glacées, le souffle court. Grimper le long de cette façade était certainement la chose la plus satisfaisante qu'elle connaissait, et savoir qu'elle était capable de s'élever aussi haut malgré sa petite taille était incroyablement réconfortant. Elle inspecta le toit devant elle pour vérifier que la couche de gel n'était pas trop épaisse. Dans son dos brillaient les lumières de la ville, et bien que leur image soit déjà gravée dans sa mémoire, elle ne put s'empêcher de se retourner.
Comme tous les soirs depuis que la ville était debout, les lanternes semi-magiques éclairaient les rues de toutes les couleurs possibles, créant un gigantesque labyrinthe lumineux. Encore une fois, les ingénieurs s'étaient surpassés, le décor était splendide. Chaque quartier arborait une couleur différente, formant une incroyable spirale multicolore avec, en son centre, le marché d'Ivalyria.
Pourtant, dans ce grand tourbillon, une couleur manquait à l'appel. Une boule se forma dans sa gorge alors qu'elle contemplait la ville. Pas la moindre trace de blanc, comme d'habitude. C'était logique après tout. Seule couleur dépourvue de pouvoir, le blanc était maudit depuis toujours dans ce royaume. Ceux qui possédaient une chevelure d'ivoire étaient incapables du moindre acte de magie.
Un coup de vent plus puissant que les précédents fit voler sa capuche en arrière, libérant une épaisse tresse de cheveux... blancs. Blancs comme le plus pur des cristaux, blancs comme la pierre précieuse dont elle portait le nom. D'une main, elle attrapa l'une des mèches échappée de sa coiffure et la porta à ses yeux. Depuis qu'elle était petite, ses cheveux l'avaient maintenue à l'écart. À l'écart des autres enfants issus de la bourgeoisie, avec leurs cheveux de toutes les couleurs, qui la regardaient avec mépris et dégoût, comme si elle était contagieuse. À l'écart de son frère et de ses cheveux noirs. À l'écart de son père qui n'avait pas digéré la perte de sa femme, morte en la mettant au monde.
On lui avait souvent raconté cette histoire, sans doute pour lui rappeler que son existence était une erreur. Lorsqu'elle était née, au cœur de la tourmente du mois de Frigias, alors que la neige et la grêle s'abattaient sur la ville, tout le palais avait retenu son souffle, attendant qu'une catastrophe se produise. Cela n'avait pas manqué. Quarante-huit heures après son accouchement et malgré les soins des meilleurs guérisseurs, la reine Inaya s'était éteinte, laissant derrière elle une petite fille aux cheveux blancs, Crystal.
L'adolescente souffla un nuage de vapeur. Son père utilisait cette histoire pour la contrôler, lui répétant sans cesse qu'elle devait être reconnaissante de ne pas avoir été abandonnée à la naissance, reconnaissante de recevoir une éducation digne de son rang. Son ricanement résonna dans l'air froid. Son rang, on ne le lui reconnaissait que lorsque cela arrangeait.
Peu lui importait après tout, cela faisait longtemps qu'elle avait abandonné l'idée d'être considérée par sa propre famille comme un membre à part entière. D'un mouvement rapide, la jeune fille remit sa capuche et tourna le dos aux lumières pour continuer son chemin. Cela lui prit du temps, chaque pas manquait de la faire glisser, et une chute du toit ne pardonnerait pas. Une image d'elle, le corps disloqué sur les pavés de la grande cour, baignant dans une mare de sang, apparut dans son esprit. Elle ne lui laissa pas le temps de s'installer. Elle ne tomberait pas, elle connaissait trop bien le toit pour cela. Par contre, sa belle-mère aurait certainement tué père et mère pour que cela se produise. Après tout, Crystal représentait un obstacle supplémentaire entre ses propres filles et le trône. Ce que la jeune fille trouvait totalement insensé. Il y avait vraiment peu de chances qu'elle y accède un jour. D'ailleurs, elle ne le voulait même pas et son frère avait déjà un pied dessus...
Elle serra les dents en pensant à lui. De deux ans son aîné, il était l'incarnation même du fils parfait. Des cheveux aussi noirs que la pierre dont il portait le nom, une magie aussi puissante que celle du Roi et un physique de guerrier. Contrairement à elle, Onyx avait tout pour lui.
Tout sauf deux choses : son don pour l'escalade et sa mémoire. Crystal pouffa en imaginant son frère essayer de suivre le même chemin qu'elle. Il en serait tout bonnement incapable, du moins sans s'aider de sa magie... Sautillant rapidement d'une tuile à l'autre dans la pénombre, la jeune fille faisait penser aux petits mammifères qui sautaient de branche en branche dans les arbres des jardins royaux.
Quelques acrobaties supplémentaires l'amenèrent à son objectif : le point culminant du toit. Si elle bravait encore les ordres de son père, ce n'était pas pour le pousser à bout une fois de plus, mais parce qu'elle adorait venir ici contempler les alentours du château. Le paysage était magnifique, surtout la nuit, lorsque les plaines de sable qui s'étendaient au sud de la cité étaient vides, éclairées de la seule lueur des étoiles. Loin devant elle, rongée par le désert, brillait Treann, la ville la plus proche d'Ivalyria. La journée, on pouvait observer de nombreux chars à voile affronter les dunes et les vents changeants pour assurer la liaison entre les deux villes. À l'ouest, les vagues déchaînées de la mer de Kerïin venaient s'écraser contre la falaise séparant la mer du désert. Du haut du toit, Crystal pouvait même entendre leur fracas lorsqu'elles tapaient contre la roche, tant la houle était violente. À l'est, presque invisible dans l'obscurité, se dressait la chaîne de montagnes du Talundar, la plus haute du royaume. Enfin, tout au nord, hors de son champ de vision et à plusieurs semaines de voyage, s'étendaient les plaines gelées et les glaciers éternels d'Ikio.
Un sourire cynique mourut sur ses lèvres. Combien de fois avait-elle rêvé de fuguer pour aller se réfugier là bas ? Très loin du château et de sa belle-mère, loin des gens et de leur jugement, loin de leur mépris... Là où ses cheveux se perdraient dans le paysage...
Assise sur le toit, Crystal ne vit pas le temps passer, mais la douleur dans ses doigts la ramena à la réalité. Exposés au vent froid de ce mois d'Eolis, leur extrémité commençait déjà à rougir, signe d'engelures imminentes. C'était le signal qu'il était temps de rentrer, et de prier pour que son père n'ait pas envoyé de garde vérifier qu'elle était bien dans sa chambre.
La jeune fille commença sa descente en soufflant doucement sur ses doigts. Les engelures ne l'inquiétaient pas tant que cela. Depuis qu'elle avait découvert à quel point la façade du château était facile à escalader, le père Langélier était devenu son expert guérisseur pour ce genre de blessures. Cependant, la descente risquait de se compliquer si elle ne pouvait pas utiliser tous ses doigts. Elle arriva enfin au bord du toit et, bien que moins gracieuse qu'à la montée, l'adolescente s'en sortait plutôt bien. Se laissant tomber d'ornement en ornement, Crystal filait à pleine vitesse et en toute confiance. Un peu trop peut-être. Sa main ripa sur une statue et elle tomba de plusieurs mètres avant de réussir à se raccrocher à la paroi. Serrant les dents, elle battit des pieds pour trouver une prise et se stabiliser. En tombant, elle avait dépassé son balcon et sa seule prise se trouvait une vingtaine de centimètres au-dessous. Un liquide poisseux coula le long de son poignet gauche : elle s'était entaillée la main sur la roche.
Soufflant doucement un nuage de vapeur, la jeune fille refoula la vague de panique qui l'envahit lorsqu'elle sentit ses doigts glisser. Il fallait juste qu'elle arrive à agripper le rebord de la colonne à sa droite et elle serait tirée d'affaire. Utilisant ses jambes comme balancier, elle parvint à l'atteindre au moment même où le sang fit glisser sa main. Ses pieds n'eurent aucun mal à trouver de nouvelles prises et après quelques contorsions risquées, Crystal réussit enfin à atteindre la rambarde de son balcon. Elle se laissa tomber sur le sol avec un soupir de soulagement. Un coup d'œil à sa main la rassura, la blessure était superficielle et ne laisserait aucune cicatrice. Quand aux engelures, elles étaient loin d'être aussi impressionnantes que les précédentes.
D'une poussée de sa main valide, la jeune fille se releva. Elle n'avait aucune envie de se changer en glaçon en restant dehors. En rentrant, elle mis un coup de pied bien placé dans la porte. Celle-ci se claqua et le loquet retomba de lui-même. Un petit sourire victorieux se dessina sur le visage de l'adolescente. Trouver la puissance précise à laquelle taper dans la porte pour la verrouiller automatiquement lui avait pris des semaines de tests et d'échecs lamentables. Elle pouffa en se rappelant la tête désespérée de Sélène, sa servante, lorsqu'elle lui avait expliqué comment la porte vitrée de sa chambre s'était brisée. Arrivée dans la salle de bain attenante, Crystal réussit à se débarrasser de sa veste sans la tâcher entièrement de sang, mais la fourrure qui dépassait des manches était déjà écarlate.
L'eau de la vasque se teinta de rouge lorsqu'elle y plongea les mains. Elle les frotta vigoureusement l'une contre l'autre pour les réchauffer et enlever les petits débris de pierre incrustés dans ses paumes. Elle ne grimaça pas lorsqu'elle savonna énergiquement la plaie de sa main gauche pour la nettoyer correctement. Ce n'était pas la première fois qu'elle se blessait en escaladant les murs du château et ce ne serait pas la dernière. Un bâillement lui échappa alors qu'elle enroulait une bande de tissu propre autour de sa main pour éviter de tâcher ses draps. Il était vraiment temps qu'elle aille se coucher.
Lasse, elle se débarrassa de ses derniers vêtements en parcourant les quelques mètres qui la séparaient de son immense lit à baldaquin, et s'empressa de se glisser sous les couvertures. Les lanternes de la capitale baignaient la chambre d'une douce lumière, loin de l'orange violent que dégageait le crépuscule, et cela lui allait à merveille. Même si elle savait que ses cauchemars ne la laisseraient certainement pas tranquille, ses craintes étaient apaisées. Ses yeux se fermèrent enfin et le sommeil ne tarda pas à l'emporter dans les méandres de son inconscient pour ne la recracher que plusieurs heures plus tard, le souffle court, le cœur battant et le front trempé de sueur.
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