Chapitre six : Retour à la réalité


La nuit était tombée depuis quelques minutes lorsque, aussi silencieuse qu'une ombre, Crystal se glissa dans l'enceinte du palais. Elle se cachait derrière chaque pilier, derrière chaque buisson pour éviter de se faire repérer par les gardes. Quand elle était passée par la porte des serviteurs, l'un de ses gardes, reconnaissable à son uniforme rouge et blanc, lui avait fait un discret signe de la main. Le message était on ne peut plus clair : « Votre père vous cherche ».

Des voix sur sa gauche l'ayant avertie juste à temps qu'une patrouille se dirigeait vers elle, Crystal s'empressa de s'accroupir derrière un banc, priant pour que l'obscurité soit suffisante pour la dissimuler. Si son père la cherchait, il fallait mieux qu'elle soit retrouvée à l'intérieur du château, de préférence dans la bibliothèque, où le libraire la couvrirait en affirmant qu'il l'avait vue entrer plus tôt dans l'après midi. Cela lui éviterait un interrogatoire de l'autorité parentale pour savoir où elle avait passé la journée...

Les gardes passèrent sans la voir, le doré de leurs uniformes brillant sous la douce lumière de la lune. Des gardes de son père, donc... Elle avait bien fait de se cacher. La jeune fille attendit encore quelques secondes que la patrouille disparaisse de son champ de vision pour sortir de sa cachette. Elle parcourut à toute vitesse les couloirs du château, évitant soigneusement les galeries les plus fréquentées par les serviteurs. Atteindre la bibliothèque ne lui prit que quelques minutes et, se glissant facilement entre les gigantesques rayons, elle rejoignit le fauteuil suspendu dans lequel elle se lovait chaque fois qu'elle venait lire.

Ce qu'elle imaginait être la cinquantième patrouille de la journée la trouva quelques minutes plus tard, alors qu'elle s'était plongée dans un livre de botanique particulièrement intéressant. Le chef de l'escouade la regarda comme si une deuxième tête venait de lui pousser sur l'épaule.

- « Princesse, cela fait-il longtemps que vous êtes installée ici ? l'interrogea-t-il.

- Eh bien, depuis ce midi, je dirais. Même si j'ai fait quelques aller-retour à mes appartements... Pourquoi cette question ? demanda-t-elle innocemment, en levant le nez de son livre.

- Les gardes ont fouillé le château de fond en comble toute la journée, et plus précisément cette bibliothèque, Princesse... Cela m'étonne qu'ils ne vous aient pas trouvée plus tôt si vous étiez effectivement ici... osa le soldat.

- Insinuez-vous que je mens, soldat ? gronda Crystal, imitant au mieux le ton glacial et hautain de sa belle-mère.

- N...n..non, mais...

- Je préfère cela ! Maintenant, au lieu de bégayer, dites-moi pourquoi vous avez déployé tant d'effort pour me retrouver ?

- Le roi vous demande, Princesse, annonça-t-il en reprenant constance.

- Vraiment ? fit-elle semblant de s'étonner. Eh bien, je ne vais pas le faire attendre plus longtemps ! »

D'un mouvement habile, elle se laissa tomber de son perchoir et se réceptionna sans la moindre difficulté. Le livre qu'elle avait dans les mains alla se plaquer contre le torse du chef des gardes tandis qu'elle le regardait avec un regard malicieux.

- « Vous ferez déposer ça dans mes appartements, vous voulez bien ?

- Euh... Je ...

- Merci bien ! » s'exclama-t-elle avant de quitter la bibliothèque d'un pas rapide.

Vu l'heure, son père et le reste de la famille royale devaient être en train de dîner, et Crystal s'empressa de les rejoindre. Elle n'était pas trop en retard et espérait que cela passerait pour un simple oubli... Mais elle n'y croyait guère.

Son entrée ne passa une nouvelle fois pas inaperçue, et à peine eut-elle posé les fesses sur sa chaise que son père commença son monologue.

- « Jeune fille, tu as été introuvable toute la journée ! Ce n'est pas le comportement qu'on attend d'une princesse ! Tu te rends compte que les gardes ont passé leur journée à te chercher ? Où étais-tu, bon sang !!! Nous étions morts d'inquiétude, Kélénia et moi ! Je ne veux pas que tu disparaisses ainsi sans prévenir ! Regarde-moi quand je te parle, Crystal !!! Crois-tu que tu vas réussir à te fiancer si tes prétendants découvrent que tu t'amuses à te volatiliser ainsi ? »

Attendant patiemment que son père termine sa tirade, la jeune fille observait avec attention les motifs de la nappe. Les petites fleurs cousues sur le tissu blanc lui avaient toujours parues ridicules, mais comme à chaque fois que son père lui passait un savon, ces motifs lui semblaient maintenant magnifiques. Une fois que la litanie ne résonna plus à ses oreilles, elle releva prudemment la tête avant d'annoncer d'une voix blanche qu'elle avait passé la journée à la bibliothèque, et que c'était là-bas que les gardes l'avaient trouvée.

- « Ce n'est pas ma faute s'ils ne savent pas chercher...

- Une princesse ne répond pas ainsi à son père, Crystal ! Elle baisse les yeux et acquiesce ! lui lança Kélénia. Il devrait t'enfermer dans tes appartements jusqu'à ton mariage, cela t'apprendrait peut-être les bonnes manières, espèce de petite sotte !

- Je ne vous permets pas de m'insulter de la sorte... siffla la jeune fille entre ses dents.

- Ce n'est que la vérité ! J'ignorais que la couleur blanche en plus d'apporter le déshonneur sur cette famille rendait impossible toute forme d'intelligence ! Orio, vous devez vous rendre à l'évidence, cette enfant est idiote et dépourvue de bon sens ! Je ne comprends pas pourquoi vous vous obstinez à la garder au château ! S'il n'en tenait qu'à moi, cela ferait longtemps que cette petite insolente aurait disparue de notre vue !

- Kélénia, nous en avons déjà parlé... Inaya... souffla le roi en regardant ailleurs.

- Je n'ai que faire des promesses que vous avez pu faire à votre première femme ! Elle est morte il y a plus de quinze ans, et aujourd'hui c'est moi qui dirige le royaume à vos côtés !!! Mes demandes devraient avoir plus d'importance que les siennes ! Je ne veux plus la voir au château !!! Pour avoir enfanté une enfant aussi monstrueuse, Inaya devrait sombrer dans l'oubli !!!

- Je vous interdis de parler de ma mère de la sorte !!! » hurla Crystal en se levant brusquement.

La température dans la pièce sembla chuter de plusieurs degrés tandis que les deux femmes se fixaient, les yeux brûlants de rage. Autour, le personnel, comme la famille royale, était pétrifié. Orio regardait ailleurs, refusant d'intervenir entre sa femme et sa fille. Les jumelles se bouchaient les oreilles de toutes leurs forces et Onyx broyait littéralement le manche de son couteau. Peu de choses énervaient le brun, mais mentionner sa mère était la principale.

- « GARDES !!! » explosa la marâtre en se levant à son tour.

Un régiment de gardes aux uniformes vert et dorés pénétra immédiatement dans la salle.

- « Mettez-moi cette infamie au cachot !!! Et qu'elle n'en sorte pas avant que j'en donne l'ordre ! »

Pour lui donner une bonne raison de l'enfermer, Crystal faillit lui jeter son assiette brûlante à la figure, mais elle n'en eu pas le temps. Deux gardes l'avaient déjà attrapée sous les bras, et elle avait beau se débattre comme une bête enragée, elle ne put les empêcher de la traîner hors de la salle. Hors d'elle, la jeune fille lâcha un hurlement de rage à faire trembler les murs, terrorisant les serviteurs présents. La dernière chose qu'elle vit fut son père qui tentait maladroitement de calmer Kélénia, et son frère qui lui jetait un regard qu'elle ne sut pas vraiment décrypter, même si elle put y lire sa frustration de ne pouvoir intervenir.

Traînée par les gardes, elle dévala les nombreuses marches qui menaient aux cachots et fut jetée au sol sans ménagement. Son épaule heurta avec force les pierres de la cellule, et dans son dos, le bruit de la grille qu'on refermait résonna. Dès lors, elle fut plongée dans l'obscurité la plus totale. Elle entendait des bruits autour d'elle, mais préférait les ignorer. Dans les cachots, le nombre de rats avait depuis longtemps dépassé celui des humains.

Crystal se traîna sur le sol humide et froid pour s'asseoir contre le mur le plus proche, et ramena ses genoux à sa poitrine pour récupérer un peu de chaleur. Elle était incapable de dire combien de temps elle était restée ainsi dans le noir lorsque la porte s'ouvrit, laissant filtrer la silhouette d'un garde en contre-jour. De là où elle était, elle distinguait mal la couleur de son uniforme, mais à son air compatissant, elle compris qu'il était sans doute à son service. Il déposa un bougeoir, une assiette de nourriture et un livre sur les pierres devant la porte, puis referma celle-ci après lui avoir fait un petit signe de la main.

Bien qu'elle ait beaucoup grignoté chez les faux-jumeaux, Crystal se jeta sur la nourriture. Cela venait clairement du réfectoire des serviteurs et la jeune fille fut émue de l'attention du soldat. Une fois l'assiette vidée, elle profita de la lueur vacillante de la bougie pour faire quelques pas dans sa cellule. Dans un coin, une multitude de petits traits gravés sur le mur attirèrent son attention. Cela faisait un moment qu'elle n'était pas revenue ici, mais quand elle était plus petite, elle pouvait y passer plusieurs fois dans la même semaine. Elle avait pris l'habitude de tracer un trait à chaque fois qu'elle venait faire un tour dans la cellule. Avec un rictus mauvais, elle saisit le clou qui lui avait servi à graver les encoches, et quelques minutes plus tard, un nouveau trait s'ajoutait aux précédents. Satisfaite de son travail, elle se releva et s'étira autant qu'elle le pouvait, faisant rouler les fins muscles de ses épaules.

Des années d'escalades répétées lui avaient dessiné une musculature solide mais discrète, qu'elle entretenait chaque fois qu'elle en avait l'occasion. N'ayant rien d'autre à faire, elle entreprit d'enchaîner des séries de pompes et d'abdominaux. Elle ne s'arrêta que longtemps après, quand la sueur recouvrit son front et que ses muscles tremblèrent sous l'effort. Cela lui faisait du bien, et vu le temps qu'elle risquait de passer dans cette cellule, autant l'utiliser pour se maintenir en forme.

Adossée contre la pierre, la jeune fille finit par s'endormir, totalement épuisée par cette journée qui avait pourtant si bien commencé.

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