2. Le Baladeur


- Vous pouvez m'expliquer pourquoi je suis puni ? Bougonna d'un ton plaintif son Chef de la Garde.

Sebastian sourit sans lui accorder ne serait-ce qu'un regard : il n'en attendait pas moins de lui. Le trentenaire s'affaissa dans un siège qui protesta par un grincement de cuir avant de lui jeter un coup d'œil, alors qu'il était parfaitement calé à l'arrière du véhicule. Si bien qu'il lui suffisait de tourner la tête vers la droite pour l'apercevoir.

Sebastian savait ce que son garde du corps personnel voyait : un jeune homme qui ne faisait même pas son âge. Dans tous les sens du terme : il avait beau avoir été transformé il y a plus d'un demi-millénaire à l'orée de ses vingt-ans, il n'en paraissait même pas en avoir dix-huit.

Seb leva son index de la main qui tenait son verre, sans quitter son portable une seule seconde des yeux. Son ami allait devoir se montrer patient, comme à l'accoutumée. Par mécontentement, Matt essaya de croiser les bras : peine perdue, il avait tellement pris de la masse musculaire ses derniers temps, qu'il n'y arrivait plus.

Matt finit par laisser tomber et se contenta d'observer par les fenêtres teintées et réfléchissantes, ses hommes qui montaient quatre à quatre dans deux énormes pickups noirs. Sans même les regarder, il sut que l'un irait devant la limousine, prise spécialement pour l'occasion, et l'autre derrière. C'est lui qui avait inventé la procédure. 

Le cortège doit se mettre en branle pour que Sebastian daigne enfin lui répondre :

- Puni ? Toi ?! Allons, mon ami... Et moi qui croyais te faire plaisir en adossant pour une fois mon humble couronne...

Matt lui lança alors son fameux regard, celui qui voulait dire : Dit, tu te fous pas un peu de ma gueule par hasard ?

Juste un peu.

De quoi se plaignait-il au juste ? D'avoir dû parler à la presse à sa place pour garder son anonymat ? Ou bien d'avoir dû jouer des coudes pour sortir du bâtiment journalistique accompagné de ses propres gardes du corps, qui d'ailleurs étaient ses amis, ou bien d'avoir dû être pour une fois escorté jusqu'à la limousine comme un prestigieux homme d'affaires ?

La discussion silencieuse fut close par un soupir résigné, émit du trentenaire et Sebastian replongea la tête dans les affaires, métamorphosé en téléphone tout en sirotant son whisky de dix-huit ans d'âge coupé avec du B positif. Son sang préféré du moment.

- Ah, oh, faites, reprit le Roi, tu as été parfait ce soir...

Matt grogna en apercevant la lueur d'amusement dans le regard obsidienne de son meilleur ami, malgré la paire de lunettes teintées progressivement que son boss affectionnait particulièrement. Et s'il l'avait manqué, le ton traînant, charismatique de Sa Majesté et taquin, lui confirma ses soupçons : il se foutait bel et bien de la gueule de son Chef de la Garde et de la Sécurité :

- D'ailleurs, cette couleur te va à ravir... Elle met tes yeux en valeur.

Matt ne put s'empêcher de grogner une nouvelle fois, laissant échapper un sourire en coin, reflet de celui de son phare dans la tempête.

Heureusement qu'il était là.

De bien des manières, Sebastian avait réussi à mettre un peu de fun dans cette longue vie.

C'est l'humeur plus légère, bien loin des flashs et du bruit assourdissant qui lui avait donné une migraine carabinée, qu'il reprit du service. De la manière la plus improbable qui soit : une paire d'oreillettes - qui d'habitude ne quittait pas le cou du Chef - et d'une appli de chat vocale.

Il prit une seconde supplémentaire pour penser à sa fin de soirée dont il n'avait qu'une hâte : qu'elle arrive vite.

- Rentrer chez toi, je veux bien, à la rigueur. Retirer ce costume bleu nuit, le brûler avant d'aller faire l'amour à ta femme et lui planter tes crocs ? Vraiment ? Tu ne trouves pas ça un peu trop excessif ? Demanda curieusement Sebastian.

Matt se mortifia, il détestait quand il faisait ça.

- Sérieux, dois-je vraiment une fois de plus vous demander d'arrêter de lire dans mes pensées ? Rétorqua son Garde du corps personnel.

- Dois-je te rappeler que c'est toi qui as insisté pour te mettre à mon service ? S'amusa le Roi, se remémorant leur toute première rencontre.

- Une erreur avec laquelle je dois vivre pour le restant de mes jours, j'en aie bien peur ! Exagéra considérablement le concerné.

Peu dupe et amusé, Seb lui servit son seul et véritable sourire. Un bien si précieux et si rare que Matt fut bien obligé de le lui rendre. Puis, avec fatalisme, il retourna à son oreillette qu'il repositionna : il était grand temps de se mettre au boulot. Sauf que c'est bien connu : quand le chat n'est pas là, les souris dansent. Le vocal n'avait jamais été aussi animé qu'il tomba en plein milieu d'une conversation des plus intéressantes :

- ...pas mon genre, coupa Clay d'une voix où perçait une pointe d'agacement.

Matt l'avait reconnu à sa voix grave qui était en adéquation totale avec son look. Clayton, véritable boy scout, avait exactement la carrure de son emploi. Ses vêtements, un costard noir, coupé sur mesure, commandé en plusieurs exemplaires, s'ajustaient parfaitement au model typique de sa beauté vampirique. Il était né à une époque où les hommes portaient des talons et les cheveux longs à la cour de puissants monarques. Depuis, il avait gardé les deux. Clayton avait su s'adapter à son temps, portant des santiags qu'il pleuve ou qu'il vente, attachant ses cheveux blonds en une queue de cheval que son amant avait toujours trouvée mignonne.

- T'es pas drôle, renchérit Kyst en susurrant. Mais t'inquiète, tu ne vas pas te débarrasser de moi aussi facilement.

Encore une fois, Matt laissa échapper un soupir, peu motivé à supporter les assiduités de son collègue, alors que la réponse de Kysten, son Lieutenant préféré, déclenchait l'hilarité générale.
Contrairement à Clay, Kyst n'avait pas du tout le physique de l'emploi, androgyne, il plaisait autant aux femmes qu'aux hommes. Tandis que Clay avait les cheveux blonds presque dorés, Kysten les avait pâles, penchant vers une blancheur des plus éblouissantes, coupés en un carré plongeant lisse, si bien que de dos, on pouvait aisément le confondre avec une femme.

Surtout lorsqu'il moulait son corps dans du cuir, chose qui constituait presque entièrement son dressing. Mais de face, sa mâchoire bien trop carrée, ses pommettes saillantes et sa pomme d'Adam étaient une preuve flagrante de son appartenance à la gent masculine. Et lorsqu'il s'exprimait comme maintenant, son riche ténor le prouvait.

Depuis cinq ans, l'elfe-vampire était devenu un atout depuis qu'il avait subi une transformation forcée. Qu'il ait survécu avec un tel métissage relevait du miracle.

Sebastian lui jeta un regard perçant.

Il serait temps que tu interviennes.

- Lui non, mais moi si, lança Matt d'une voix sans appel.

Un silence de mort lui répondit avant qu'une grande gueule ne rapplique :

- Putain, les gars, vous auriez pu me prévenir que le rabat-joie de service, c'était joint à la conv ! continua Kyst qui déclencha une nouvelle vague de ricanement.

Ce soir, l'excitation était à son comble et pour cause : leur race entière, pour la première fois, n'aurait plus jamais à se cacher dans ce nouveau monde. Ils allaient vivre au grand jour ! Comme s'il l'avait lu dans son esprit, Sebastian se rembrunit : que des ennuis en perspective, oui !

- Merci, Chef, intervint Clayton d'un ton joyeux. Sans toi, je serais perdu ! Il me charrie depuis que l'OP a commencé.

Pas de doute, l'événement devait être très spécial pour que le blond se mette lui aussi à l'asticoter.

Sebastian eut pitié de lui et ordonna le silence radio avant de couper lui-même son micro et celui de son meilleur élément.

- Rabat-joie de service, murmura Seb. Il n'a pas tort, tu sais ?

Tandis que les yeux du Roi pétillèrent, Matt eut un rictus, lui n'avait pas manqué son inquiétude de ses derniers jours. C'était son job après tout : tout savoir.

- Je vous suis pourtant d'une loyauté sans faille, Votre Majesté. Pourquoi tant de haine ?

Sa voix s'était faite condescendante, pourtant le Roi ne cessa de sourire. Mieux encore, il s'accentua.

- C'est ainsi que je te préfère, mon vieil ami. Car j'ai bien peur que les nouvelles ne soient pas bonnes...

Et voilà ! Encore une fois, il avait eu raison. Le masque jovial de Sebastian mourut et son visage redevint impassible. Il n'avait jamais eu à se cacher devant Matt. Les yeux grave, ils se regardèrent : le Chef de la Garde avait appris à ses dépens aux fils des siècles que lorsque son Roi était inquiet, le monde entier retenait son souffle sans en avoir conscience.

- Un goinfre est en ville.

Synonyme aussi de Baladeur, le Goinfre était un vampire transformé par le grand frère de Seb et depuis la mort de son maître, ne faisait qu'à sa tête. Plus vieux que leur Roi, ce goinfre mordait la vie à pleines dents, insouciant de ce qu'il allait advenir. Un vampire sans maître, finissait par devenir fou.

Matt frissonna, lui qui pouvait sentir le froid sans plus jamais en souffrir, avait mal. On n'avait pas vu une de ses horreurs depuis longtemps. La dernière fois, beaucoup de gardes étaient morts avant de pouvoir en venir à bout. Des heures sombres pour tout le monde se profilaient à l'horizon.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top