Suite du Chapitre 1

— Je suis le docteur Jonathan Kemp, dit l'anglais, et je ne peux rien vous dire pour l'instant. Pardonnez-moi, mais je vous demande de bien vouloir me suivre...

      Immédiatement sur la défensive, je jetai :

— Vous suivre où ?

— Jusqu'à Londres. Mais nous nous rendons d'abord chez votre mère afin de lui expliquer la situation. Inutile qu'elle se fasse un sang-d'encre pour vous. Je ne veux pas qu'elle croie que l'on vous a enlevée.

— Et si je refuse ? lançai-je avec violence, en reculant.

— Alors vous pourrez toujours discuter de cela avec la Reine en personne, répliqua Kemp en tirant de sa poche un papier qu'il déplia, qui était tamponné du sceau de Sa Majesté.

      Je le dévisageai avec stupeur.

— Qu'est-ce que tout cela a à voir avec mon père ? m'écriai-je.

      Kemp conserva son calme froid et professionnel.

— Je vous expliquerai tout plus tard, si vous consentez à faire ce que je vous dit. Vous n'avez rien à craindre de ma part.

      Après un douloureux moment de réflexion, je cédai, bien obligée d'accorder ma confiance à cet inconnu.

***

      Le sourire de ma mère s'effaça dès l'instant où elle vit l'homme qui m'accompagnait. Elle me prit dans ses bras d'un air protecteur sans cesser de dévisager Kemp.

— Qui est-ce, Éléanore ? me demanda-t-elle avec inquiétude.

      Je m'efforçai de prendre un ton rassurant.

— Mère... Voici le docteur Kemp. Il est anglais. Il dit qu'il va m'amener à Père, mentis-je.

— Comment ? s'écria ma mère. Où est Jacques ?

      Elle m'avait lâchée et regardait Kemp avec colère.

— Puis-je vous parler en privé ? demanda ce dernier dans notre langue, avec un accent à couper au couteau.

      Mère accepta et ils s'éloignèrent dans le jardin tous les deux, m'abandonnant sur le seuil de la maison. Je les observais de loin, dévorée par la curiosité. C'était injuste : Kemp me jugeait trop jeune pour savoir ce qui était arrivé à mon père.

      Seulement, j'en savais plus long que Mère à son sujet. J'avais bien une idée sur ce qui avait pu se passer, et si j'avais raison, ma mère ne croirait jamais ce que Kemp allait lui annoncer.

      Si ma mère avait certainement remarqué quelques comportements étranges chez mon père, elle ignorait tout de son terrible secret. J'étais la seule à savoir que cet homme était rongé de l'intérieur par un mal incurable, qui prenait de l'importance au fur et à mesure des années. Il en savait beaucoup sur le magnétisme, la suggestion et l'hypnotisme car il essayait de comprendre l'étrange pouvoir dont il était doué : mon père pouvait bouger les objets à distance, et endormir les humains et les animaux à la seule force de son regard. Mais il comprenait très mal ce don et il en avait peur, ce pourquoi il cachait toujours ses mains, dans ses poches, dans des gants, ou sous les revers de sa veste. Il avait peur de lui-même. Il lui semblait qu'un autre être se mouvait à l'intérieur de lui, s'excitait lors des nuits orageuses. Il avait dissimulé ce fléau à sa propre femme, mais pas à sa fille. Je savais tout de mon père.

      Mais mon père, si proches que nous étions, ne savait lui, pas tout à mon sujet. Je lui avais caché quelque chose de grave, pour sa propre sécurité. Voici le malheureux fait : en tant que fille du Dr Parent, son sang irriguait mes veines. Or c'est à cause de ce sang-là que j'avais hérité du défaut fatal de mon père. Oui, je possédais aussi ce noir et effrayant pouvoir, si incontrôlable, qui lui faisait tant de mal. C'était mon plus grand secret. Alors je souffrais en silence, préférant me taire plutôt que de causer un chagrin supplémentaire à l'homme à qui je devais la vie.

Le Dr Kemp et ma mère, à l'autre bout du jardin, haussaient le ton. Je pus entendre quelques mots de leur conversation animée :

— Comment osez-vous ? s'écria ma mère, rouge de colère. Mon mari, un fou, un criminel ? Et vous pensez que je vais vous laisser emmener ma fille, avec ces paroles ?

— Madame, répliqua Kemp, nous avons des raisons de penser que Éléanore...

— C'est hors-de-question ! Je vous ordonne de quitter les lieux sur-le-champ avant que je ne prévienne la police !

— Je suis la police, Madame, rétorqua l'anglais avec la même froideur, et en sortant le même papier tamponné que lorsqu'il m'avait parlé, sur le banc de la petite place. Je suis désolé, mais vous n'avez pas le choix. Votre fille doit venir avec moi.

— Vous ne me prendrez jamais Éléonore, espèce de monstre ! Agent de Sa Majesté ou pas, vous n'avez aucun pouvoir sur le sol français !

— Madame, je dois emmener votre fille pour sa propre sécurité. Elle est en danger. Nous voulons la protéger d'elle-même aussi bien que de son père...

— Ne me parlez plus de mon mari sur ce ton ! éclata Mère, folle de rage. Allez-vous-en !

Mon cœur sombrait dans ma poitrine pendant que je suivais ce terrible échange entre Kemp et ma mère. Quelque part, je me dis aujourd'hui qu'elle savait tout, au-delà même de ce dont j'avais connaissance à propos de Père.

Elle s'avançait vers moi d'un pas décidé, Kemp sur ses talons.

— Vous n'avez pas le choix, Madame Parent, continuait l'anglais. Cessez de
...

— Laissez-nous tranquilles ! explosa Mère, me serrant contre elle à m'en étouffer. Vous n'aurez jamais ma fille, jamais ! Retournez d'où vous venez !

Elle se mit à sangloter comme une enfant. Alors, le coeur serré, je m'écartai doucement d'elle, et me rapprochai de l'anglais. Mère me regarda avec une immense douleur. J'avais l'impression de la trahir.

— Éléonore !

— Je suis désolée, Mère. Je dois savoir ce qui est arrivé à Père.

— Non ! s'écria-t-elle à travers ses larmes. Non, non !

— Je vous aime, lâchai-je tristement avant de tourner les talons et de suivre Kemp. Je reviendrai. Je vous le promets.

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