TROIS 🐍


Riley

« Look, if you had one shot, one opportunity to seize everything you ever wanted, in one moment. Would you capture it or just let it slip ? » [1]

Lose yourself - Eminen

La secrétaire finit par toquer à la porte, l'ouvrant avant même qu'on ne lui accorde l'accès. Je suis du regard le mouvement de cette dernière, les yeux braqués sur la plaque où est inscrit le terme directeur.

— Riley Sutton est arrivé, monsieur, annonce la petite rousse sur ma gauche.

Arrivé ? Je poireaute dans le couloir depuis quinze minutes.

Monsieur Palson – ou c'est Polson ? – se retourne, un vaporisateur dans une main et relâche la plante qu'il tenait dans l'autre. Je pourrais en rire, tellement ça ressemble au cliché d'une série télévisée, sans déconner, c'est quoi ce type ? Il n'a que ça à foutre un mercredi matin, alors que j'attendais comme un tocard qu'il se décide à me recevoir ? Il se redresse en souriant, remuant sa moustache grisonnante dans un tic.

Sur son estrade, lundi, il paraissait plus grand. Je dois le dépasser d'une tête, maintenant qu'il se tient debout et j'avance vers son bureau. La pièce est à l'image du reste de l'établissement : outrancier. Si je doutais encore que l'argent coulait à flot ici, ce n'est plus le cas. Ça pue l'aisance financière, comme tout Evergreen. Nous sommes loin de ce que j'ai eu l'habitude de côtoyer dans les autres lycées que j'ai fréquentés.

Honnêtement, je ne m'attendais pas à ce que ma mère mette à exécution ses menaces. Ça n'aurait pas été les seules qu'elle aurait abandonnées. Disons qu'avec le métier qu'elle exerce et le temps qu'elle passe au bureau, elle a d'autres priorités que de me couver. D'habitude, j'ai droit à quelques remontrances, une ou deux fois j'ai même été privé de sortie, mais dès l'instant où elle était obligée de s'éclipser pour le travail, les contraintes disparaissaient. Je suis lucide sur mon éducation : c'était le paradis. J'ai toujours été scolarisé dans des établissements publics, malgré ses changements progressifs de salaires, et ça m'allait très bien. J'ai tendance à exécrer les gosses de riches.

Et me voilà dans l'une des écoles les plus réputées du pays. Entouré de gosses de riches.

Pour certains, ça ne serait pas perçu comme une punition. Pour moi, il n'y a pas pire sanction. L'idée même d'être obligé de rester enfermé entre ces murs, cinq jours sur sept ; devoir répondre aux ordres des professeurs, être discipliné, attentif, me plier à toutes les exigences du corps enseignants... Ça me fout la haine.

J'observe avec dégoût les murs de la pièce, couverts de peintures d'artistes qui me sont inconnus. Un canapé fait l'angle, une table en verre dont les inscriptions gravées scintillent est placée juste devant. À tous les coups, c'est de l'or ! Le bureau en bois massif prend presque tout l'espace et un ordinateur dernière génération d'une célèbre marque américaine est posé dessus.

Ouais, c'est ce je disais, ou-tran-cier. Je n'ai vraiment rien à foutre là.

— Riley, comment vas-tu ?

Je reste un instant silencieux, l'oeil circonspect face à la familiarité que le directeur tente d'instaurer, puis marmonne les lèvres toujours pincées :

— Bien, merci.

— Assieds-toi Riley, prend tes aises ! J'ai envie que tu te sentes ici chez toi.

Je lorgne les deux fauteuils qui me font face puis la plaque nominative près d'un cadre photo. Polson y est écrit en lettres noires.

Au moins, je suis fixé.

Le directeur range son vaporisateur dans un des tiroirs et s'assoie en face de moi, m'intimant d'un signe de tête franc à en faire de même. Je laisse tomber ma sacoche dans un bruit sec et m'affale sur la première chaise.

Trop confortable pour être à prix raisonnable.

Quel enfer, bordel.

— Alors, pas trop chamboulé par ton nouvel environnement ? J'imagine que ce ne doit pas être évident pour toi d'arriver quelques semaines après la rentrée.

Je me contente de secouer la tête, le visage hermétique à ses tentatives de sympathie. Il l'a déduit tout seul : c'est à chier de débarquer dans une école en plein milieu du mois de septembre. Mais je n'ai pas vu venir mon exclusion à Rutherford. Encore moins que ma mère allait se prendre la lubie de m'inscrire ici. Tout ça parce que le fils de son nouveau mec y effectue une scolarité prodigieuse depuis qu'il a onze ans.

— As-tu vu le cadre idyllique dans lequel tu te trouves ? Tout est entre tes mains pour exceller et obtenir ton diplôme en fin d'année.

Je sens comme une sorte d'ironie dans sa voix. Le visage impassible, je le fixe. Je sais très bien pourquoi je suis assis là. Ce n'est certainement pas pour me souhaiter la bienvenue, vu que je suis arrivé lundi et que c'est le week-end ce soir. Non. C'est surtout parce que c'est le deuxième cours de sport que je sèche et j'ai été surpris en train de fumer une cigarette au bord du lac par l'un de nos surveillants.

Parce que oui, ils ont un lac.

Avoir une propriété d'une centaine d'hectares n'était pas suffisant. Il fallait qu'en plus du stade de foot, du parc avec ses fontaines, de sa piscine couverte et de la salle de spectacle il y ait un putain de lac. Et je n'ai même pas le droit d'en profiter pour fumer une clope.

— Pour ne pas te dépayser davantage, tu as dû remarquer que nous t'avons installé dans la chambre d'Harper. J'espère que tu apprécies le geste.

Ce simple prénom réussit à faire tressauter le muscle de ma mâchoire et je gigote sur mon siège. Je parlais de prodige, tout à l'heure. Le voilà.

Quand ma mère m'a annoncé avoir rencontré quelqu'un, je n'étais franchement pas emballé. Et encore, le mot est faible. Elle en a eu des pauvres mecs dans sa vie – à commencer par mon père. Je me suis dit, un peu naïvement, que ça n'allait pas durer. Avec son style de vie, ses horaires de travail et un fils sous le bras aussi peu coopératif que moi, aucun homme normalement constitué n'aurait envie d'autant d'instabilité.

Sauf Curtis Tate.

Trois semaines que j'ai emménagé chez lui et ça me tape déjà sur le système. Sans surprise : c'était son idée, cette école.

Il me restait un an d'enseignements à tirer. J'avais mes potes, mes habitudes, ma guitare, mes carnets de musique et mon herbe. Je n'avais pas prévu d'être enfermé dans cette école de riches snobinards guindés. D'avoir interdiction de vivre la vie que j'ai envie de mener. Et encore moins qu'on me foute un pseudo demi-frère sur le dos.

Qui n'a d'ailleurs pas fait l'effort de me reconnaître, alors qu'il sait très bien qui je suis.

Ce connard.

Il n'est pas rentré chez lui depuis la rentrée, c'est pour dire à quel point il est imbu et détestable. Pourtant, j'étais presque prêt à faire des efforts. Il est musicien, comme moi et il joue même dans un groupe ! Nous aurions pu nous entendre, si notre départ n'avait pas été aussi chaotique et notre incompatibilité si flagrante.

— ... plus jamais, c'est compris ?

La voix du directeur me ramène sur terre. Les bras croisés devant lui, il a froncé ses sourcils et me scrute avec insistance.

Il a dit quoi ?

— Nous sommes d'accord ? Je peux te faire confiance pour être assidu en classe ? La cigarette, c'est dans les espaces adéquats et à la condition qu'aucun premier ou deuxième année ne soit dans les parages, enchaîne-t-il sans me laisser le temps de répondre.

Le coup d'œil qu'il lance à mes genoux agités me fait cesser tout mouvement.

— La prochaine fois c'est l'avertissement et nous ne voulons pas que Monsieur Tate soit au courant que son nouveau fils joue déjà à la forte tête à peine arrivé. N'est-ce pas ?

Un peu paumé, je le considère, sans trop savoir si c'est la première partie de sa phrase qui me laisse coit ou la seconde.

Est-ce qu'il a dit nouveau fils de Monsieur Tate ? Je serre les poings, essayant de refouler mon envie de l'envoyer balader. C'est peut-être ça le problème, ma fâcheuse manie de ne pas savoir la boucler. À Rutherford, Sierra High avant ou Grapevine encore avant, j'avais tendance à me laisser emporter par mes émotions. Ça ne posait pas de souci, enfin jusqu'à ce qu'il y ait le comportement déplacé de trop qui me fasse exclure, or à Evergreen, j'ai cette impression tenace que tout écart me sera fatal.

Est-ce que ça va m'arrêter pour autant ? Non.

Est-ce que je vais lui faire croire avec le sourire qu'il peut me faire confiance ? Peut-être bien.

J'esquisse un rictus poli. Le meilleur que j'ai en stock, alors que je n'ai qu'une envie : balancer ma chaise sur l'une de ses breloques immondes et claquer la porte.

— Tu aimes quoi dans la vie ? Tu dois avoir des occupations ?

Je ne réponds pas, toujours concentré à réguler la tension artérielle qu'il a failli faire exploser.

Est-ce qu'il se la ferme parfois ? Non. Forcément, il doit adorer le propre son de sa voix s'il est capable de faire des discours tous les lundis pour parler de la pluie et du beau temps.

J'ose un regard vers la pendule sur son bureau qui n'arrête pas d'aller et venir dans un bruit dérangeant. Les boules se cognent entre elles et à chaque nouveau choc, mes muscles se raidissent un peu plus. C'est bien son genre d'avoir une connerie pareille. Tu parles d'un anti-stress.

— Les films ? Sortir avec tes petits amis ?

Mon visage reste placide malgré le rire qui menace de vibrer dans ma gorge. Je doute que nous ayons la même définition de « petits amis » et que celle que j'ai lui convienne... J'hésite à pousser le vice et lui disant que j'adore justement, sortir avec mes petits amis, cependant ce serait la provocation de trop. Après tout, il a parlé d'avertissement tout à l'heure, entre deux mentions de Tate père. Je suis peut-être du genre à pousser les limites, mais j'ai surtout envie qu'il se la boucle pour que je puisse me casser d'ici. D'un geste un peu lasse, je remonte mécaniquement les manches de ma chemise d'uniforme en ravalant mon soupir.

— La musique, s'exclame-t-il en chantonnant.

Je suis la direction qu'ont pris ses yeux, plantés sur mon avant-bras dénudé. Des notes de musique sont tatouées de mon poignet jusqu'à la moitié de mon radius. C'est de loin le plus soft que j'ai et vu le léger coup d'œil qu'il se permet vers mon cou, il est du même avis.

Encore une autre preuve que je n'ai pas ma place dans cet Institut. Je ne suis physiquement pas dans la norme de cette école. Et il est surprenant que personne ne m'ait demandé de cacher l'encre gravée sur ma peau, d'enlever mes bagues ou coiffer mes boucles brunes qui me tombent devant les yeux.

— Tu aimes la musique ? répète Polson. Si nous passions un marché tous les deux ?

Je croise les bras, autant pour lui cacher mes tatouages, que pour contenir mon agacement. Il ne devrait pas se réjouir autant d'avoir fait cette déduction. Un gamin de deux ans aurait pu le comprendre. Et je m'en veux de lui avoir offert sur un plateau d'argent cette faille dans mon système. La musique est mon point faible. C'est l'une des seules choses que je tiens de mon paternel. Vu que même le nom de famille, je m'en suis débarrassé. Riley Gallardo n'existe plus que dans un souvenir. Lorsque ma mère a divorcé et repris son nom de jeune fille, elle en a profité pour me déclarer comme un Sutton. Son goût pour la musique, il me l'a légué. Je m'imaginais, plus vieux, partager une scène avec lui. Le rendre fier et heureux. J'ai tout appris seul, je me suis acharné à progresser. La guitare, le piano, le chant... Ce n'était jamais suffisant. Il a continué de faire passer ses rêves avant moi sans jamais percer ailleurs que dans des pubs minables. Moi je vise plus et je compte bien faire mieux.

— Tu sais que nous avons une salle mise à disposition pour les musiciens ?

J'émet un petit rire étouffé. Bien-sûr que je le sais. Je l'ai découverte hier et la serrure s'est avérée assez facile à forcer... Amateurs.

— Je te propose une place sur le planning contre ta promesse de bien te tenir cette année.

Je ne réagis pas. Même si l'idée de lui dire que je n'ai pas besoin d'une place si je peux aussi aisément y pénétrer sans sa permission, me démange. Il ajoute :

— Une heure par semaine.

— Trois ! ne peux-je m'empêcher de répliquer.

Il sourit, guilleret. J'aime assez bien marchander et quand la musique est dans les négociations, je suis incapable de résister.

— Deux, et dès qu'un créneau se libère tu seras parmi les prioritaires.

Je dois avouer qu'il est persévérant et j'admire les efforts qu'il fournit, entre quelques remontrances, pour m'intégrer. Autant faire un pas vers lui, si après ça j'ai la paix.

— C'est d'accord.

— Parfait ! concède-t-il avec satisfaction.

Il observe la montre à son poignet avant d'appuyer sur l'un des boutons de son téléphone.

— Bella, nous en avons fini.

Il ne prend pas la peine d'attendre une réponse de ma part et se réinstalle dans le fond de son siège, les mains jointes l'une à l'autre en silence. La dénommée Bella, sa secrétaire et sans conteste assistante, entre sans frapper.

— Tes camarades doivent avoir terminé leur séance de sport. Je te laisse rejoindre ta prochaine heure de cours.

Il me congédie d'un mouvement de bras furtif, les yeux rivés vers une pile de feuilles, comme s'il était déjà trop occupé pour se soucier de moi. Je me redresse, récupère la sacoche et rejoins Bella à la porte.

— Et bienvenue à Evergreen !

Tu parles. Bienvenue dans mon nouvel enfer, oui.


🐍


J'entre dans les derniers dans la salle de classe. J'aurais pu dire que j'aime soigner mes entrées et que par conséquent, c'était totalement fait exprès. Sauf que je me suis perdu.  

C'est possible dans un lycée ? À Evergreen, oui. Et je n'ai toujours pas compris à quoi correspondent tous ces noms. Georges Sand, Jules César, Aristote, Pythagore. Je sais qui ils sont. Je viens d'une école publique, je ne suis pas débile. En revanche, ce que je n'arrive pas à intégrer c'est : pourquoi ils ne font pas comme tout le monde ? Une lettre pour indiquer le bâtiment, la centaine pour l'étage et le reste selon le nombre de portes dans le couloir. Ce serait quand même plus simple.

De plus en plus agacé, je déambule dans la grande pièce, contournant les tables pour aller m'installer sur une chaise libre. Pour couronner le tout, ce n'est pas non plus un agencement classique. Toutes les tables sont rangées en un cercle, nous obligeant à nous faire face.

Trois jours, seulement. J'en ai déjà ma claque.

Tout le monde discute avec entrain autour de moi et je me prends en pleine gueule ma solitude au milieu de ses élèves qui se connaissent. Forcément, je pense à mes potes, à leur silence radio depuis que j'ai été viré de Rutherford et mes messages laissés sans réponse. Ma vie n'a plus rien à voir avec celle que j'avais il y a encore quelques semaines. J'ai atterri dans le fin fond de la campagne anglaise et me coltine en prime, deux grosses têtes du groupe de musique que tout le monde a sur les lèvres comme colocataires forcés.

Les Black Blossom.

Je mentirai si je disais que je n'avais pas déjà épluché chaque publication sur leurs réseaux toute la semaine. Ils sont bons, c'est incontestable et ça fait gonfler en moi une certaine jalousie. Parce que la musique a le pouvoir de rassembler, et je ne l'ai jamais partagé avec personne. Eux ont tout.

— Salut Riley.

J'avise la fille à ma gauche, à peine surpris qu'elle connaisse mon identité alors que je n'ai aucune idée de qui elle est. Arriver en plein mois de septembre attire l'œil et j'ai comme l'impression qu'ici, les nouvelles circulent vite. Sa trousse est déjà posée et son cahier est ouvert à la page du jour. Je la reluque en arquant un sourcil et elle m'offre un sourire lumineux.

C'est le mot.

Elle a l'air d'être née avec ce sourire, placardé sur ses lèvres pulpeuses et qui fait pétiller ses yeux bleus.

— Je m'appelle Camilla.

— Euh... Riley, dis-je pris au dépourvu.

Elle glousse et j'esquisse une moue hésitante.

— Comment tu trouves Evergreen ?

— Bien.

J'ai sorti mon livre d'histoire, que je n'ai même pas encore feuilleté, et mon carnet de musique. La tête posée contre ma main, je griffonne le coin avec mon feutre noir.

— Surtout, si tu as la moindre question n'hésites pas. J'ai appris que tu étais dans sa chambre.

Je suis le regard de la blonde qui fait un mouvement vers la table d'en face. Harper est là et, sans surprise, m'ignore. Une vague d'aversion de le savoir dans ma classe gonfle dans ma poitrine, aussitôt annihilée par le sentiment de fierté au souvenir du dédain dans son regard quand je l'ai appelé Patate. C'était puéril, mais je n'ai pas pu m'en empêcher.

— C'est ton mec ?

Elle rigole, sans paraître surprise par ma question.

— Non, mais tu n'es pas le seul à le croire. Quoi qu'il en soit, il est vraiment top comme gars ! Donc tu peux lui faire confiance si jamais tu as des questions ou autre.

J'ose le détailler, profitant de son inattention pour prendre mon temps. Camilla continue de m'en vanter les qualités, loin de se douter que de un, je ne l'écoute plus et de deux, s'il y a bien un mec dans cette pièce qui me laisse de marbre, c'est lui.

Si on lui retire son uniforme du lycée, il ressemble à un gamin qui veut passer les test pour entrer dans la Royal Air Force. Sensiblement ma taille et les épaules plutôt larges, sa mâchoire est carrée, aussi imberbe qu'un adolescent de dix-sept ans et des cheveux coupés très court au-dessus des oreilles, laissés plus long sur le haut du crâne. Ouais, il est tout ce que je n'aime pas chez un mec. J'ai tendance à me tourner vers les gars qui ne sont pas des hétérosexuels si flagrants. Cependant, je dois bien lui accorder qu'il a un regard bleu à se damner.

Et ce n'est pas bon signe que j'en ai déjà conscience.


🐍

[1] Hey, tu avais une chance, une opportunité de saisir tout ce que tu as toujours voulu, en un instant. La saisirais-tu ou la laisserais-tu passer ?  

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