QUATRE 🎸
Harper
« There's a world within me that I cannot explain. Many rooms to explore, but the doors look the same. I am lost. »
Within - Daft Punk
La nuit est tombée depuis un bout de temps lorsque je passe le pas de la porte et je suis accueilli par un silence pesant. Mon sac sur l'épaule, je referme délicatement derrière moi et soupire. La répétition avec les gars ne m'a pas aidé à me détendre. C'est rare, car en général s'il y a bien une chose qui me permet de faire le vide, c'est la musique. Je suis tombé dedans par hasard. Lorsque j'ai perdu ma mère, je n'avais plus de repère. Mon père était absent, je m'étais enfermé dans un internat loin de la maison et j'avais besoin de m'évader l'esprit. S'il m'arrivait de chanter des comptines avec ma mère, j'ai appris la guitare plus tard. Quelques vidéos sur internet m'ont suffit, deux jours après la rentrée scolaire je demandais à mon père de m'acheter un instrument, de me payer des cours particuliers et le reste a suivi. Certaines personnes ont l'habitude d'écrire ce qu'ils ressentent dans des journaux intimes, d'autres en parlent avec leurs amis ou, à l'inverse, préfèrent se taire. Moi, c'est dans la composition que j'ai trouvé un échappatoire, une façon de donner sens à mes émotions, à les extérioriser. Ce soir, en revanche, je n'ai pas apprécié comme j'aurais voulu, parce que Zach ne s'est pas pointé et j'étais trop à cran à l'idée de rentrer chez moi.
Chez moi.
Ça me paraît si abstrait maintenant que je n'y suis plus seul.
Je me déchausse et range mes chaussures dans le placard prévu à cet effet. Je n'ai jamais vécu dans le désordre. Mon père est du genre maniaque et même si nous avons souvent eu une femme de ménage, j'ai appris très jeune à ranger les choses lorsque je les utilisais. À nettoyer avant même que ça ne soit nécessaire et à toujours veiller à ne rien abîmer.
Si je suis assidu à la tâche, ce n'est pas quelque chose que je fais de bon cœur. Un peu de bazarre, ça n'a jamais tué personne et parfois ça fait du bien.
Je contourne l'escalier central et traverse le rez-de-chaussée, attiré par quelques bribes de conversations que j'entends depuis l'un des salons. Impossible de faire marche arrière ou de faire demi-tour pour monter à l'étage et m'enfermer dans ma chambre en faisant semblant que les présentations sont faites. J'inspire un grand coup en arrivant devant la verrière de la cuisine. La première chose que je vois, c'est cette femme, debout au centre de la pièce. Elle me semble familière sans que je n'arrive à me l'expliquer. De là où je suis, elle ne me voit pas, ou du moins elle est trop obnubilée par ce qu'elle fixe. Puis mon père apparaît et enlace sa taille. Elle glousse et ça se répercute directement dans ma poitrine. Mon cœur dégringole de dix étages et je cesse tout mouvement. L'étincelle radieuse dans le fond de ses yeux brise un truc en moi. Ma salive reste coincée dans ma gorge et je suis paralysé, jusqu'à ce que Nora tourne la tête pour une raison inconnue. D'abord surprise, elle pose ses mains sur les avant-bras de mon père pour l'avertir et ce dernier braque son attention sur moi.
— Harper, prononce-t-il.
Il n'a pas besoin de dire autre chose. Je sais qu'il m'en veut d'arriver si tard. En fait, il m'en veut de ne pas être revenu depuis trois semaines, mais il a trop de savoir-vivre pour me faire une remarque devant son invité – nouvelle compagne.
C'est l'élégance à la Tate.Cette politesse, dignité et modestie. Certains trouveraient ça lâche, de ne jamais aller dans le conflit, de trouver des compromis et d'arrondir les angles. J'ai hérité ça de lui. Même si j'ai de plus en plus ce petit grain récalcitrant qui, parfois, peut s'avérer être une véritable tempête de sable qui fait rage en moi.
— J'ai été retenu, me justifié-je.
— Tu dois être Harper !
Je n'ai pas vu Nora avancer et me tend en la remarquant si proche de moi. Oui, Harper. C'est comme ça que mon père vient de m'appeler, ai-je envie de lui rétorquer, à la place, j'acquiescer avec courtoisie.
L'élégance à la Tate.
— Et vous devez être Nora.
— La seule et l'unique, s'amuse-t-elle.
Ma carotide pulse dans mon cou pour seule réaction et je relâche ses doigts.
— Je suis si heureuse de te rencontrer enfin.
Elle profite que mon père enroule son bras sur ses épaules pour se lover contre lui. Un désagréable frisson dévale mon dos et j'ai une furieuse envie de défaire la cravate de mon uniforme toujours parfaitement nouée contre ma trachée. Même la bienséance n'arrive pas à me faire dire que ce plaisir est réciproque. L'est-il vraiment ? Je n'en ai aucune idée, bon sang. Je reste muet, un sourire crispé sur le visage.
— Tu as faim ? Nous t'avons laissé quelques parts de pizza dans le réfrigérateur.
La familiarité qu'elle tente d'instaurer me rend encore plus nerveux.
Ça me prend au dépourvu. Ce qui est stupide, car je savais qu'elle serait là. Je savais que ce jour arriverait. Que mon père rencontrerait quelqu'un, qu'ils échangeraient ce genre de regard, cette tendresse. C'est tout ce que je lui souhaitais. Il méritait d'être heureux. Il mérite de l'être. Et je me pensais prêt à ça.
Aujourd'hui, je comprends que je ne le suis pas.
Nora peut bien être exceptionnelle. Elle n'est pas ma mère.
— Je vais vous laisser vous retrouver, propose Nora, s'attendant peut-être à ce que je la remercie de me laisser passer du temps avec mon père. Ravie de te voir à la maison Happy.
Mon sang se glace et je mords à l'intérieur de ma joue. C'est peut-être une tentative de rapprochement de sa part mais elle n'a pas le droit de m'appeler comme ça. Elle n'a pas le droit d'utiliser ce surnom. Il ne lui appartient pas. Il est à elle. Pourtant je ravale ma remarque et la laisse partir sans rien lui dire.
— Tu as fait bonne route ?
Je continue de fixer le dos de Nora jusqu'à ce qu'il disparaisse. C'est Solveig, la mère de Niklas, qui nous amène et nous ramène généralement. Ce sont presque nos voisins, ils habitent à trois rues de là et elle travaille de chez elle, alors c'est plus pratique. Ça nous évite de prendre le bus en nous coltinant nos affaires et nos instruments dans les transports.
— Ça va, déclaré-je.
Après tout, ce n'est qu'un trajet en voiture.
— Tu es content d'avoir retrouvé Evergreen ? insiste-t-il.
J'ai l'impression qu'il se contient et qu'il essaie de faire la conversation pour mieux me faire un reproche par la suite. Alerte, je lui réponds malgré tout avec détachement :
— Oui, plutôt. L'emploi du temps est correct et je pense qu'on va avoir le temps de s'entraîner avec les gars. Polson nous a accordé seulement trois heures à la salle de musique, mais je pense qu'on va réussir à lui en demander plus. Parce que tu sais, avec le Festival en décembre...
— Et tu es bien installé dans ta chambre ? me coupe-t-il.
— Oui, hésité-je, incertain quant à ce qu'il sous-entend.
— Donc tu as rencontré Riley.
J'ouvre la bouche, puis la refermer.
— Riley ?
Qu'est-ce que mon colocataire vient faire dans cette conversation et comment est-ce qu'il le connaît ?
— Happy, soupire-t-il.
Le sobriquet n'atténue pas son exaspération. Il passe une main lasse sur son visage fatigué avant de claquer sa langue contre son palais.
— Je veux bien que tu ne sois pas très emballé par l'arrivée de Nora et son fils. Je comprends qu'il soit encore tôt pour te demander de faire des efforts. Tu es un garçon qui a besoin d'adaptation et d'espace. Le temps, je vais te le donner. Cependant, ton comportement avec Riley n'est pas digne des valeurs que ta mère et moi t'avons inculquées.
Je reste hébété devant sa tirade, incapable de comprendre où il veut en venir. Qu'est-ce que vient faire Riley Sutton dans cette conversation ? Quel est le lien logique ?
— Pourquoi tu parles de Riley, papa ?
Cette fois, c'est lui qui se fige. Il m'étudie un instant et expire bruyamment. Au fond de moi, je sens quelque chose se produire. Comme si on branchait deux fils l'un avec l'autre et que tout devenait clair.
Mais mon côté rationnel reste impénétrable.
Ça ne peut pas être ce à quoi je pense.
— Je t'ai demandé si tu pouvais demander à Solveig de le ramener et faire le trajet avec lui.
Non.
— Riley, le fils de Nora. Est-ce qu'au moins tu lis mes messages à défaut de répondre à mes appels ?
Il se détourne de moi alors qu'une bouffée de chaleur incontrôlable se répand comme une coulée de lave dans mon corps. Machinalement je sors mon téléphone pour vérifier les SMS non lus qu'il m'a envoyés. Les doigts tremblants et le souffle court. Tout y est écrit : noir sur blanc.
Riley Sutton et le fils de Nora sont la seule et même personne.
Et je devais m'assurer de le ramener ce week-end, de ne pas rentrer après le dîner et d'enfin profiter de mon temps pour faire connaissance avec les Sutton. La deuxième moitié de ma nouvelle famille.
Bordel !
J'étais tellement agacé de rentrer et rencontrer sa nouvelle copine que j'ai tout occulté.
Je me prends en pleine face la réalité.
Et elle craint !
🎤🎸
Avachi sur mon matelas, la fenêtre ouverte sur le ciel étoilé dégagé, je crache tout ce que je tais sur mon carnet. S'il y a bien un moment où je suis productif dans l'écriture, c'est lorsque j'ai tellement de frustration en moi, que ça me déborde du bout des doigts. Les écouteurs dans les oreilles, j'écoute Camilla :
— C'est quand même une sacré coïncidence, dit-elle. Ou un coup du destin.
— Un coup foireux, marmonné-je. Je te signale qu'on ne s'entend déjà pas beaucoup à l'école.
— Faut essayer de se mettre à sa place aussi, ça ne doit pas être facile de débarquer après la rentrée, dans un lycée où tu ne connais personne.
Je rature un mot et ma mine manque de se casser.
— Justifié ou non, il se comporte comme un connard.
Après la révélation de mon père, j'ai fini par m'excuser. Il était inutile de me défendre, parce que Curtis Tate s'en fiche bien des moyens qui ont mené à la situation. Ce qu'il retient, c'est la finalité. Selon lui, je n'ai pas assuré. Alors je me la suis fermée et j'ai courbé l'échine. Peu importe si le début de la discorde vient de l'animosité de Riley – qu'il a l'air de croire plus légitime que la mienne. Il le savait lui. Depuis le début il était au courant de qui j'étais et il s'est bien gardé de m'avertir.
⟪ Envoûté, ensorcelé, par cet insolent aux cheveux noirs, Et je hurle, c'est sans espoir. ⟫
— Je suis sûre que ça va bien se passer, tente-t-elle de me rassurer. Et comment est Nora ?
J'inspire un grand coup. Le premier sujet n'était déjà pas à mon avantage, celui que lance Camilla est encore pire. Les Sutton, mère et fils, sont ma bête noire.
— Rien à en dire.
— Tu ne lui as pas parlé ?
— Je lui ai dit bonjour, maugréé-je. Ça compte ?
— Aïe.
— Ouais, soufflé-je.
Une brise pénètre dans la chambre et apporte avec elle une odeur particulière que je ne détermine pas de prime abord. Concentré sur l'amertume coincée dans le fond de ma gorge et l'indignation qui boue dans mes veines. Si j'ai l'esprit plutôt pragmatique et positif en tant normal, ce soir je sens que j'ai besoin d'un moment pour digérer tout ça.
⟪ Suis-je le seul à y voir clair, dans le tréfonds de tout ce vert ? ⟫
Je fixe cette dernière phrase et grogne avant d'essayer de l'effacer d'un coup de gomme rageux, tandis qu'une nouvelle bouffée d'air s'infiltre dans la pièce. Cette fois, je reconnais ce qui y est imprégné. Trop bien pour l'avoir senti plusieurs fois à cause de Zachary. Il y a quelqu'un qui est en train de fumer un joint dehors et ça remonte jusqu'à moi.
— Attends une seconde Camilla, je te reprends juste après.
Je referme mon carnet d'un coup sec et saute de mon lit en me massant la poitrine, retirant mes écouteurs de mes oreilles pour les laisser sur le lit avec mon téléphone. En une enjambée, j'ai atteint la fenêtre et ouvre en plus grand pour y passer la tête. J'inspire un bol d'air, espérant que ça suffise à mes poumons, qui se mettent à me démanger, pour ne pas déclencher une crise d'asthme. S'il y a bien une chose à laquelle je suis sensible, c'est ça. Tout ce qui se fume. Je n'aperçois rien sur la terrasse ni même dans le jardin alors que je me penche pour inspecter chaque recoin.
— Si t'as envie de sauter, attends que je sois parti. J'aimerais éviter d'être témoin de ton acte désespéré.
Pris de court, je sursaute et mon crâne se cogne contre le cadrage de la vitre. Je le frotte en marmonnant, faisant de mon mieux pour faire disparaître la douleur lancinante que ça a provoqué. Je me retourne et aperçois Riley un étage plus haut, assis à même les tuiles du toit, il me lorgne d'un air impassible et expire un nuage blanc épais de ses narines.
— Je rêve ou tu fumes ?
— Perspicace, Einstein. Je peux t'éviter un rendez-vous chez l'ophtalmo, visiblement ta vue est bonne, se moque-t-il.
Je fronce les sourcils et m'écarte de la fenêtre. Je contourne mon bureau pour ouvrir la baie vitrée et m'adosse sur la balustrade de mon balcon, de sorte que je sois dans le sens inverse de la direction du vent.
— Eteins cette merde si tu ne veux pas que j'en informe mon père.
— T'es en train de me menacer d'appeler ton papa ?
L'intonation enfantine qu'il a employé pour siffler ce dernier mot me prouve qu'il se paie royalement de ma tête.
— Et ta mère, elle en penserait quoi ?
Difficile de voir sa réaction, il est dans l'obscurité de la nuit, et mis à part la lumière de nos chambres, rien ne nous éclaire. Je ne distingue que la braise rougeâtre s'allumer avec provocation au bord de ses lèvres et la fumée s'élever dans l'air.
— Je te préviens mec, si je te vois encore consommer ça sous ce toit...
— Je suis à l'extérieur.
— Joue pas avec les mots, le coupé-je sèchement. Je crois que t'as pas très bien compris.
Je me décolle de la rambarde pour m'avancer, la nuque pliée en deux pour pouvoir lui faire face.
— Tu n'es pas dans une de tes écoles publiques ou dans l'un de tes quartiers pourris. Tu n'es pas chez toi, t'es chez moi donc tu vas arrêter de faire le merdeux et tu vas suivre les règles ! Est-ce que t'intègres ou il faut que je le répète encore pour que ton cerveau dégénéré par l'herbe percute ?
Je perds très peu mes moyens. Les fois où c'est arrivé se comptent sur les doigts des mains. Ce soir compris. J'ai vraiment passé une semaine de merde, et je sens qu'avec lui ça risque de devenir une habitude. Péter les plombs.
Il reste impassible devant ma tirade et j'en profite pour l'abandonner dans le silence. Ce n'est qu'une fois à l'intérieur que je l'entends dire :
— C'est qu'il mordrait presque, Patate !
D'une main tremblante, je referme les deux fenêtres et je soupire, le cœur qui martèle ma cage thoracique.
🎸
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