#2 CHAPITRE 5
Harper
Sous les applaudissements fervents, nous foulons le sol du studio de télévision, les uns après les autres. Ce n'est pas la première fois que nous sommes invités dans les locaux de l'émission Not Bed Time Yet, présentée par l'une des journalistes les plus en vogue, Selena Ayala. À quelques jours de la fin de notre tournée mondiale et, par conséquent, de notre départ des États-Unis, les apparitions télévisées sont fréquentes. Comme si nous n'allions jamais revenir et qu'il s'agissait d'un scoop à ne pas manquer. Officiellement, nous prenons une pause afin de nous concentrer sur notre avenir ; officieusement, nous n'avons pas encore acté ledit avenir.
Nous étreignons Selena avant de nous asseoir aux endroits prévus. Mon cœur fait un loupé lorsque le corps de Riley se presse contre le mien en s'installant. Je sais d'avance qu'il n'a pas respecté les directives de placement. J'ose un bref coup d'œil vers Dakota, notre attachée de presse, dans l'ombre, qui grimace, agacée. Elle déteste les imprévus. Je l'imagine de là pester auprès d'August contre Riley et sa foutue manie de s'amuser à défier l'autorité.
Quand nous avons signé avec la maison de disques, il y a deux ans, toute une équipe de professionnels de l'industrie musicale a été mobilisée pour nous gérer. Rien n'est laissé au hasard. Aucune de nos apparitions, aucune de nos prestations, aucune de nos réponses. Notre style est savamment travaillé, notre façon de nous comporter, d'interagir avec le public, avec les journalistes.
Echo Record veille.
Echo Record surveille. En toutes circonstances.
Ils ont misé sur nous. Ils ont investi de l'argent.
Nous sommes plus qu'une image du label, nous sommes leur business. Pour l'heure, le contrat n'a plus que trois mois de validité et rien n'a encore été renouvelé. Nous avons été brièvement informés d'un rendez-vous au siège social de Londres lors de notre retour en Europe. Nous ne savons pas si et ce qu'ils vont concrètement nous proposer. Ils auraient tout à gagner à prolonger notre contrat. Nous fonctionnons bien, nous avons une fan base investie, des albums qui ont raflé toutes les récompenses, des tournées sold out, des clips visionnés des millions de fois... En revanche, il y a un point sur lequel je suis confus et indécis, c'est au sujet de la clause... Elle n'a jamais été aussi proche de la fin. Du moins, sur le papier. Dans la réalité, elle a tout cristallisé.
– Quelle arrivée ! s'extasie la présentatrice en croisant ses jambes, dénudées par une jupe courte. Bienvenue à Not Bed Time Yet ! Nous sommes tellement heureux d'accueillir les beaux et talentueux Black Blossom, mesdames et messieurs !
Les spectateurs, installés derrière les caméras, trépignent de joie. Je me tortille sur le canapé où nous sommes assis tous les quatre avec un sourire poli aux lèvres. Appréciant avec trop d'intérêt le contact du chanteur contre ma cuisse, mon épaule, mon genou. Nos interactions sont rares et pourtant il n'y en a pas une seule qui me laisse indifférent. Il suffit que nos regards se croisent, que nous passions près l'un de l'autre ou que nous nous parlions, pour qu'une vague de chaleur m'assaille. Bien que parler ne soit pas le terme adéquat, car chacun de nos échanges dégénère à la moindre occasion en brimades.
– Ou devrais-je dire, mesdemoiselles, ricane-t-elle en scrutant les jeunes filles, majoritaires dans le public, avant de revenir sur nous. Plus vous nous rendez visite, plus c'est la folie !
La satisfaction se lit sur son visage. Nous allons faire grimper l'Audimat de l'émission, et c'est tout ce qu'elle veut. Si nos premières interviews étaient stressantes pour les lycéens tout juste majeurs que nous étions, nous sommes désormais entraînés. Pour ne pas dire, habitués.Bien que chaque apparition sur un plateau de télévision, sur une radio ou en conférence de presse apporte son lot d'appréhensions. Difficile de passer outre le fait qu'il n'y a encore pas si longtemps, personne, hormis les élèves d'Evergreen, ne connaissait notre nom.
– Merci d'être parmi nous, les garçons !
– On ne pouvait pas vraiment refuser, blague Lance. Et puis on passait dans le coin !
Tout le monde rigole. Lance est le comique du groupe, le mec toujours drôle, de bonne humeur et jovial. Il n'a pas été difficile pour le label de lui façonner cette image, il ne fait qu'être lui-même.
– J'aurais été vexée si vous aviez décidé de ne pas venir !
– On n'aurait jamais fait ça, enchérit le bassiste. On adore ton émission.
– Ça me fait plaisir, ça. Vous me regardez souvent ?
Pas une seule fois. Nous avons déjà à peine le temps d'appeler nos familles, alors être devant la télévision aussi tard le soir, c'est encore pire. Mais tout est bon pour faire parler de nous, et faire croire que nous nous intéressons à n'importe quoi est une publicité positive. Dakota est là pour ça : se renseigner, nous informer, nous préparer. C'est à elle que nous devons toutes nos instructions au sujet des médias que nous rencontrons.
– Très souvent, oui, lâche Riley. J'ai adoré ton émission avec les Static Maniac ! Je suis un grand fan de leurs sons !
Son intervention provoque une salve de petits cris dans la foule. Riley a toujours su user de ses charmes pour faire chavirer son auditoire. Je croise les mains sur mes cuisses, conscient de sa proximité. De l'odeur de son parfum qui enivre mes narines. En tant que chanteur, il est le leader. Chaque groupe a son image, et la nôtre est Riley. Le sexy. Le téméraire. L'intouchable.
– On passe tellement de temps dans les chambres d'hôtel qu'il nous faut de quoi nous occuper, enchaîne Lance.
Je me penche pour prendre de quoi boire, mais mon voisin le fait en même temps. Nous nous figeons et je prie pour que cette réaction involontaire ne soit pas filmée. J'ose un coup d'œil, qui trouve le sien. Il attrape nos deux mugs estampillés avec le logo du show et me tend celui qui m'a été attribué. Je feins un sourire sympathique, neutre, parce que c'est comme ça que nous fonctionnons en public. Il n'est jamais serviable, à l'abri des regards. Putain d'hypocrite. Je prends refuge dans ma tasse et avale lentement de l'eau.
– En parlant de chambre d'hôtel... roucoule Selena.
Nos fans réagissent au quart de tour. Je soupçonne la présentatrice de leur avoir fait un signe équivoque, comme un clin d'œil pour leur faire comprendre le sous-entendu lourd de sens.
– Vous faites quoi, quand vous avez du temps libre ? D'autre que de regarder la télé !Nouveaux éclats de voix. Plus aucun doute sur le sujet qu'elle souhaite engager. Nous avons toujours les mêmes questions qui reviennent, celles qui attisent la curiosité. Celles qui font parler. Celles qui concernent ce qu'il se passe une fois les rideaux fermés, là où il n'y a personne pour nous voir. Ils seraient tous surpris de découvrir que lorsque nous retirons les strass et les paillettes, il n'y a rien d'extraordinaire. Juste une bande de potes de 20 ans, plongés dans un monde d'adultes et de folie.
– Des soirées, répond Riley. On vit un rêve éveillé que peu de jeunes de notre âge auront la chance de connaître, et on profite !
Pour profiter, il est évident qu'il profite.
J'inspire un grand coup, faisant bonne figure en maintenant un sourire amusé alors qu'au fond, j'ai la nausée. Toutes nos réactions passent sous la caméra. Et derrière, sur les réseaux sociaux, nos fans sont à l'affût de nos moindres faits et gestes. Tout est décortiqué, analysé et commenté. C'est le revers de la médaille de la popularité. Il suffit d'un rictus, d'une œillade ou d'un mot que nous n'avons pas l'habitude d'employer et ils passent des heures à nous inventer une vie. Parfois, ils n'ont pas tort. Il nous arrive d'être agacés par un journaliste, fatigués à la suite d'un concert, à cause d'interviews qui ne finissent jamais, de questions répétitives ou de sujets problématiques qui passent entre les filets de notre attachée de presse et auxquels nous devons répondre avec diplomatie au risque que ça ait un effet très négatif sur notre image.
C'est ce qui fait le plus peur, à nous et à nos managers. Que nous cessions de faire rêver. Que nous perdions de l'argent. Alors, je joue le jeu et je fais semblant. Et il y a un sujet qu'il faut, par tous les moyens, contrôler.Notre sexualité.
Du moins, celle qui induit que j'ai des sentiments pour Riley et qu'il en a eu, à une époque, pour moi.
– J'ai entendu dire que tu en profitais beaucoup, en effet, glousse la journaliste en parlant à Riley. J'ai l'impression de me réveiller chaque matin en te voyant au bras d'une nouvelle fille.Riley rit à mes côtés et je sens mon masque craqueler tandis que des images s'infiltrent dans mon esprit.
– Il ne faut pas croire tout ce que racontent les magazines !
– Personne ne croit ce que les journalistes disent, confirme-t-elle avec une moue espiègle. Que
des ragots ! Mais heureusement que tu es là pour nous donner ta version !
L'assemblée rigole.
– Il y a deux jours, j'ai quand même lu que j'avais ramené une fan dans le bus, après notre concert à Los Angeles, intervient Niklas dans une tentative pour détourner la conversation. J'espère qu'elle a bien dormi dans la soute à bagages.
Nouvelle vague de rires, les nôtres inclus. Tout est fait pour ne pas s'éterniser sur les frasques de Riley, et ça marche puisque Selena enchaîne :
– Il y a une information que les journaux ont tout de même annoncée et qui semble être tout ce qu'il y a de plus vrai...
Elle nous montre le grand écran au-dessus de nos têtes, où une image de Camilla et moi s'affiche. Je sens l'agacement pointer le bout de son nez en comprenant que c'est mon tour.J'en ai eu des séances de media training, de débriefing pour vérifier que je maîtrisais le sujet, que je savais ce que je pouvais ou pas dire. J'en ai bouffé des apparitions publiques pour alimenter le script de cette histoire d'amour idyllique. Ça ne m'a jamais aidé à tolérer ce dans quoi je nous ai embarqués.
J'adore Camilla. Je déteste le rôle qu'ils lui ont imposé.
Mais j'ai consenti à ce sacrifice en toute connaissance de cause et j'en accepte chacune des conséquences si ça nous permet d'accéder un peu plus à la notoriété. Personne ne devient célèbre en restant soi-même.
– Harper, tu n'es plus un cœur à prendre depuis déjà deux longues années.
– Eh non !
Je m'avance, posant les coudes sur mes genoux dans une attitude que je veux décontractée.
– Vous vous êtes rencontrés à l'école, c'est bien ça ?
– Tout à fait.
Cette histoire, j'y ai droit chaque fois que nous avons une interview, et je me demande encore ce qu'ils trouvent d'intéressant à raconter. Tout le monde sait comment ça s'est passé, comment nous avons commencé à sortir ensemble, comment nous avons officialisé auprès du groupe, comment nous vivons notre amour avec un métier comme le mien. Du moins, ils savent ce que le label a eu envie de dire. Cette aventure amoureuse inventée de toutes pièces, plus vendeuse que la perspective que l'un de nous quatre ne soit en fait attiré par les hommes.Enfin, deux d'entre nous. Même s'il y en a un qui a gagné le droit de vivre dans l'ombre quand l'autre est enfermé en pleine lumière.
– Bon, la question que nous nous posons tous, quand même, c'est est-ce qu'il y a un bébé en route !
Le public crie et je force un rire à passer la barrière de mes lèvres.
– Un bébé dans les Blossom ? réplique Lance. Harper n'aurait pas le temps !
Je sais très bien que mes voisins ne sont pas à l'aise, eux non plus, comme chaque fois que ce sujet est mis sur la table. Nous l'assumons, mais ça ne veut pas dire pour autant que nous l'apprécions.
– En effet, ajouté-je. Ce n'est pas prévu.
– Mais tu n'es pas contre l'idée de fonder une famille ? insiste-t-elle.
Dakota, notre attachée de presse, me fait un signe discret dans les coulisses. Le pouce en l'air, elle m'incite à poursuivre.
– Non, bien entendu. J'adore les enfants.
L'interjection de nos fans ne se fait pas attendre et la foule pousse un long ooooh en même temps que celui de la présentatrice.
– Un mini Hamilla, comme c'est adorable ! Je veux bien être la marraine de ce futur bout de chou.
– J'y réfléchirai, c'est promis !
J'esquisse un rictus enchanté ; dans le fond, j'ai envie que la conversation s'arrête. Le surnom stupide qu'ils ont donné à notre couple depuis que nous sommes officiellement ensemble est sur tous les réseaux sociaux. S'il y a une chose sur laquelle nos managers ont eu raison, c'est l'attrait que notre vie privée peut avoir auprès des adolescents qui nous admirent. Je suis l'homme comblé, inaccessible et pourtant désiré. Lance est le bon pote, que toutes les filles veulent apprendre à connaître et protéger. Niklas est l'homme mystérieux et insondable que les gens rêvent de faire craquer. Et Riley... Riley est le serial baiseur, volage, intrépide et séducteur qu'elles rêvent de faire changer. Je ne compte plus le nombre d'articles sur lesquels je suis tombé qui relataient ses frasques. Une, deux femmes, de son âge, plus vieille, ça n'a pas d'importance et ça plaît. Parce que ça va avec ce qu'il dégage. Ce qu'ils ne savent pas, c'est qu'il y a des hommes aussi et ça me broie le cœur un peu plus chaque fois.
– J'imagine que tu as hâte de la retrouver ? insiste-t-elle. Surtout que, demain, c'est votre dernier concert de la tournée. Vous avez prévu des vacances ensemble ?
– C'est ma meilleure amie avant tout ! Il me tarde de la revoir, dis-je seulement.
– C'est adorable, couine la journaliste.
Elle comprend que je n'irai pas plus loin et ne laisse pas la place au moindre blanc en poursuivant :
– J'ai appris aussi que vous êtes quasiment voisins, tous les quatre ?
– Il n'y a que Lance qui n'est pas du quartier, ricane Niklas. Mais sinon, oui. Le retour à la maison ne nous dépaysera pas ! Si ce n'est qu'on n'aura pas les ronflements des autres pour accompagner nos nuits.
– Moins sûr pour tout le monde. Pas vrai ? Puisque deux d'entre vous sont plus que des voisins, continue-t-elle avec conspiration.
Je prends ma tasse pour camoufler la gêne qui doit se lire sur mon visage. Je n'ai plus aucune goutte d'eau à l'intérieur, je fais semblant. Ce n'est pas une information sur laquelle nous aimons nous épancher parce qu'elle implique que Riley et moi soyons proches. Et c'est mauvais pour les affaires. Ça donne du crédit à ce qui a fuité, deux ans plus tôt.
– Vous saviez, vous, que Riley et Harper ont habité ensemble ?
Quelques voix dans le public répondent oui en riant, ce qui fait sourire Selena. Sans surprise, elle se tourne vers nous deux et nous détaille, l'un après l'autre.
– Ça ne compte pas vraiment, déclare Riley de manière calme et posée. Ma mère et son père se sont mis en couple alors qu'on ne s'était jamais rencontrés ! On a dû se croiser, quoi, trois week-ends avant que le groupe ne se forme ?
Il pivote vers moi, s'attendant à ce que je me mette à confirmer ses dires. Si nous devons interagir le moins possible, l'animosité entre nous ne doit pas non plus se voir. Autant de paradoxes dans une seule et même relation. Ne soyez pas proches, mais n'agissez pas comme des ennemis.
Quelle connerie.
– Ouais. Le reste du temps, on était à l'internat, complété-je.
– La première fois qu'on a dû se parler, c'était au moment où ils cherchaient un nouveau chanteur, ment Riley avec aplomb. C'était presque un hasard que nous nous soyons retrouvés dans cette salle de musique.
J'ai envie de lui donner un coup de genou pour qu'il la ferme. Plus nous développons un mensonge, moins il est crédible. Tout Evergreen sait que nous avons partagé une chambre, il ne manquerait plus qu'il prenne l'envie à un journaliste de creuser. Bien que ça ne resterait qu'une rumeur de plus nous concernant, lancée par un étudiant en recherche de son moment de gloire éphémère.
– Et pourtant, s'amuse Selena. Vous voilà maintenant tous les quatre, plus soudés que jamais !
Nous pouvons dire merci au hasard ! Je suis certaine qu'il vous réserve encore de très belles aventures !
Je n'en suis pas si sûr.
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