#2 CHAPITRE 2

Riley

– San Antonio, vous êtes encore chauds ?

Mes bras se couvrent de chair de poule en entendant les hurlements de nos fans. Je ne me lasserai jamais de cette ferveur, de la sensation que ça fait d'être sur scène.

– Il nous reste une dernière chanson, il va falloir tout nous donner !

Nouvelle salve de cris.

Je fais un sourire à Niklas en me mettant juste devant sa batterie. Ses cheveux sont trempés de sueur et ont une couleur plus sombre avec l'éclairage. Ils lui tombent sur le front, touchent ses cils, sans qu'il fasse aucun mouvement pour les dégager.
Il tape dans ses baguettes pour donner le top départ, et les gars le suivent dans une synchronisation parfaite. Ma voix s'élève. 

Bébé, laisse-moi te montrer comme tu es incroyable. Près de toi, je ne serai jamais raisonnable.

Je fais un signe vers les coulisses pour qu'ils augmentent le son dans mes oreilles, je ne perçois pas bien ma voix puis me tourne vers la salle comble. Tout est sombre, dense, impressionnant. Par-dessus les paroles, il y a comme un écho qui résonne autour de nous et c'est toujours déroutant. À vivre. À entendre. 


La pluie d'étoiles se reflète dans tes yeux. Veux-tu savoir quel est mon vœu ?

Sur ma droite, Harper est concentré sur ses cordes et je ne retiens pas mes pieds, qui me mènent jusqu'à lui. Il porte un polo à manches longues noir, relevées jusqu'à ses coudes, qui souligne la courbe de ses épaules. Il fait très chaud, ses joues ont rougi. Je me retourne et ne peux m'empêcher de remarquer qu'il se tend dès qu'il me sent approcher. Son regard clair se lève et croise le mien. Les lumières dansent dans ses yeux, leur donnent une teinte à couper le souffle. Mon pouls s'accélère.


Tu es cette lumière dans la nuit. À tes pieds, je suis.

Il rate un accord. C'est minime, mais nous connaissons cette chanson par cœur. Il se détourne aussitôt, les sourcils froncés, et notre échange s'arrête là. Le reste de la chanson se déroule aussi vite que tout le concert. Sans faux pas. Comme chaque fois, je suis le premier à m'échapper et, dès que ma prestation se termine, je salue la foule et sors de scène.


Je me faufile dans les coulisses en retirant mes oreillettes. J'attrape la bouteille d'eau et j'enfile sur mon corps transpirant le sweat que l'on me tend. Ma gorge me chatouille. Elle a besoin de repos et j'ai beau m'hydrater, boire des boissons chaudes ou me couvrir, je la sens faible. Doria serait là, elle dirait que la cigarette est fautive. Un sermon justifié pour une coach vocale.

Les hurlements s'intensifient à l'instant où les instruments cessent de jouer. Je n'ai pas besoin de me tourner pour savoir que le reste des Blossom vient de clore le concert. J'avance d'un pas rapide dans les couloirs, hochant la tête vers les personnes que je croise, jusqu'à atteindre l'arrière du bâtiment, où un van est garé. Je m'y engouffre, m'installant sur l'un des sièges le plus au fond. Nous n'avons pas de place attitrée. S'il y a bien une chose que nous faisons dès que nous pouvons, c'est casser la routine. Tout est tellement programmé, sans espace pour l'imprévu, que c'en est fatigant. Alors, le moindre changement est une bouffée d'air. Même une petite modification d'emplacement dans une voiture.

– Putain ! jure Lance en arrivant après quelques minutes. C'était de la folie !

Il s'affale sur la banquette devant moi, posant son coude sur l'appuie-tête afin de me donner accès à son poing, que je cogne avec un sourire. La scène est toujours un plaisir, mais ce sont les à-côtés qui rendent le tout difficile moralement. Tout est millimétré, tous nos déplacements, tous nos échanges, tous les discours que je prononce. Ça faisait longtemps que nous n'avions pas passé un si bon moment. Niklas le suit de près, se mettant à sa droite, tandis que Harper n'a d'autre choix que de me rejoindre à l'arrière. Il a un infime mouvement de recul en le constatant ; je détourne la tête avant que nos regards ne se croisent. Nous ne sommes pas souvent côte à côte et j'ai un bref soubresaut dans la poitrine quand nos bras se frôlent alors qu'il s'attache. La portière se referme dans la foulée et Tony, notre garde du corps, se glisse du côté passager. Dans un réflexe, je jette un coup d'œil dans le pare-brise arrière pour observer les deux autres vans qui nous suivent avec le reste de notre équipe.

Les voitures s'enfoncent dans la nuit et, dès que nous longeons la salle de spectacle, quelques fans se mettent à nous suivre en courant, tentant de nous apercevoir à travers les vitres teintées. Au bout de plusieurs mètres, elles abandonnent et nous entrons dans la circulation.

– Ça va, ta voix ?

Lance me jette un regard par-dessus son épaule. Nous sommes sur la fin de notre tournée mondiale. La seconde, depuis que nous avons signé chez Echo Record il y a déjà un peu plus de deux ans. Trois fois plus importante que la précédente.

Après deux albums sortis, une première tournée de près de quatre-vingts dates et plus d'une trentaine de pays, nous avons enchaîné les plateaux télévisés, les prestations à la radio, les interviews et les shootings promotionnels. Sans un seul instant pour souffler, pour prendre conscience du succès aussi immense qu'inattendu qui nous a propulsés dans le top des charts. Il était évident que, à un moment ou à un autre, les premières difficultés allaient se faire ressentir.


Je ne m'attendais pas à ce que ma voix en fasse partie. 

J'ai commencé à déceler une douleur dans mes cordes vocales, il y a une dizaine de jours. August a aussitôt pris rendez-vous dans une clinique spécialisée pour que je me fasse ausculter. Il n'y avait rien d'alarmant, mais le médecin a préconisé de faire attention. Le terme exact a été de prendre du repos, mais au milieu d'une tournée ce n'était pas envisageable. Doria a dû adapter les exercices qu'elle me donnait et, jusqu'à nouvel ordre, je ne dois pas forcer durant les shows. Autant dire mission impossible pour un chanteur censé porter un spectacle du début à la fin. Heureusement, le retour en Angleterre va me permettre de ne pas trop la solliciter.

– J'ai un peu poussé sur la dernière chanson.

– Ça s'est entendu, intervient Harper. 

Je l'étudie franchement, étonné qu'il s'incruste dans un sujet qui me concerne. Le bras posé contre le rebord de la fenêtre de son côté, il m'observe. Je ne distingue pas à la perfection son visage, dans l'obscurité, mais j'en devine chaque contour.Ses yeux brillent avec la réverbération de l'extérieur et j'aperçois ses lèvres pincées en une fine ligne.

– Quelle ouïe, réponds-je avec sarcasme. Et merci pour l'intervention.

Je sens Lance nous observer tour à tour avant de se réinstaller sur son siège, nous laissant, Harper et moi, échanger un regard houleux. J'y suis peut-être allé fort, mais je ne supporte pas qu'il fasse celui qui s'intéresse après ce qu'il nous a fait. Il n'a pas le droit.Ce serait mentir que de dire que l'ambiance dans les Blossom est parfaite. Nous sommes certes très amis mais la pression que nous subissons détériore notre moral. Lorsque nous avons signé, nous étions loin de nous douter de l'envers du décor, de ce que ça impliquait de faire de la musique qui marche. Puis, il y a deux grains de sable dans cette machine de moins en moins huilée qui ne cessent d'affaiblir davantage le mécanisme. Deux faces contraires... Qui pourraient apprendre à s'ignorer, si elles ne s'attiraient pas autant.

– Difficile de passer à côté de tes fausses notes.

J'arque un sourcil tandis qu'un sourire caustique se dessine sur sa figure. La houle s'agite, prête à s'écraser en une grosse vague. Il est en train de me faire monter en pression.

– Fais pas trop le malin, si ça continue, c'est à toi qu'ils vont filer le micro !

Ce rôle, il l'a toujours fui. Lui, ce qu'il aime, c'est composer et jouer de la guitare. Être sur le devant de la scène, ça le rend mal à l'aise. Tout le monde le sait. Et je pense qu'il faudrait le payer très cher pour qu'il accepte. Ou qu'il n'y ait aucune autre solution pour le groupe. Je sens un changement s'opérer dans sa posture, comme s'il voulait me sauter à la gorge et ça me fait rire sous cape. Il l'a bien cherché.

– Tu es un piètre guitariste, rétorque-t-il.

– Tu veux parier ? Je suis sûr que je suis presque aussi bon que toi, Patate.

Son surnom m'échappe et nous nous figeons, son regard braqué sur le mien. Pour ma défense, je n'arrête pas de penser aux quinze jours qui nous attendent. Les souvenirs m'assaillent jusque dans mes rêves. Je me détourne et ferme les yeux aussitôt, pour couper court à notre échange et cloisonner mon esprit. Lorsque je les rouvre, je jette un œil de l'autre côté de la banquette. Harper scrute le paysage par la fenêtre et, sans tourner la tête, reprend :

– C'est ta voix, tu en fais ce que tu veux, après tout !

– En effet, conclus-je. 

Et notre échange s'arrête là.

Je fixe à mon tour les rues animées, plus troublé que je ne l'aurais voulu. Je ne sais pas si les gars se taisent parce qu'ils ont fini par s'endormir ou parce qu'ils ne font plus attention à nous. Ils ont cessé de se mêler de nos histoires depuis un moment. Au début, ça les a révoltés. Nous venions à peine de nous assumer face à eux que tout a pris fin. Ils ne comprenaient pas, ni la façon dont Harper avait agi ni la mienne. Je ne peux pas leur en vouloir, nous avions un contrat avec une maison de disques incroyable et Harper et moi étions sur un fil tendu, prêts à tout faire péter. Ça faisait beaucoup de changements, beaucoup d'inconnues qui nous ont d'autant plus mis la pression. Avec le temps, Harper et moi avons appris à profiter, l'un sans l'autre, sans pour autant être capables de conjuguer l'un avec l'autre.Toujours est-il que personne ne dit plus rien dans la voiture jusqu'à notre arrivée à l'hôtel.

Ce n'est qu'une conversation que nous évitons parmi tant d'autres, pas de quoi s'alarmer.

***

Une boîte de nuit a organisé un after, pour prolonger notre venue dans la ville. Nous avons enchaîné trois soirs consécutifs. Tenir une scène est épuisant ; en faire autant d'affilée, c'est exténuant. Je suis lessivé. Physiquement et mentalement. J'aime ce que je fais, j'aime mon métier. Cependant, il y a des jours où ce qu'il implique me submerge au point de me faire douter. Aujourd'hui en fait partie. J'aimerais être tranquille à m'abrutir devant une série, dormir, manger, me vider la tête.


La musique tambourine contre mon crâne douloureux et les stroboscopes qui pulsent dans l'obscurité ne me permettent pas de distinguer la foule. Je sais que certaines de nos fans ont réussi à entrer dans le club. Si l'idée était de faire croire qu'il s'agissait d'une soirée sélective, il faut que les gens nous voient. Qu'ils pensent réussir à nous observer sans que nous le sachions, à la dérobée, qu'ils croient en connaître un peu plus sur nous, apercevoir notre vie privée. Tout ce qui est public n'est pourtant que du show-biz. Rien n'est vrai. C'est du travail.
Je m'enfonce un peu plus dans le canapé en cuir sur lequel j'ai élu domicile, fixant deux silhouettes plus loin qui s'amusent à danser ensemble. 

En parlant de travail.

Aussitôt, je siffle plusieurs gorgées de ma bière. Il va me falloir quelque chose de plus fort si je veux survivre à ce cirque. J'ai tellement merdé, la première année, à me défoncer comme un malade, que plus rien ne me fait d'effet. La bière me paraît être de l'eau. Un somnifère ? Une tisane pour grand-mère.

J'avais besoin d'une bouée pour rester à flot quand nous avons signé le contrat et que ma vie a été chamboulée à cause d'un accord auquel je n'ai ni participé ni approuvé, parce que je n'ai pas été concerté. À l'époque, j'étais mineur, lui non.

Comme beaucoup de personnes, j'ai cru que la drogue était la solution. La paix, l'abandon et l'euphorie éphémère qu'elle me procurait suffisaient pour me donner un furieux goût de reviens-y. Ce qui est ironique, c'est que je n'ai jamais retouché à un joint, alors que la seule personne pour qui j'ai arrêté d'en prendre est aussi celle à cause de qui j'ai plongé dans le reste.
Malheureusement, le label, August et les Blossom ont vite découvert ce que je m'infligeais, la merde dans laquelle je me mettais, au péril non seulement de notre réputation, mais de ma santé. Ils m'ont tous mis la pression pour que j'arrête les conneries, sauf lui. Il est resté en retrait, simple spectateur de ma destruction. Au fond, je sais qu'il était conscient d'en être en partie responsable. Bien que je sois assez grand pour prendre les bonnes ou mauvaises décisions. Et ça me rendait fou de voir qu'il ne réagissait pas, qu'il me laissait seul dans cet enfer qu'il avait provoqué. J'étais en colère. Je le suis encore, je ne peux pas faire autrement. Je lui en veux. Je me sens seul. C'est à ça qu'elle ressemble aussi, la célébrité. Cette solitude impossible à combler. Et pourtant, nous n'avons jamais été aussi entourés, aussi sollicités. Aussi aimés. Même par ces personnes qui avaient volontairement quitté notre vie. Ça a commencé par mes potes de lycée, qui ont débarqué dans mes messages privés sur les réseaux. Ceux-là mêmes qui avaient tenté de me casser la gueule dans une boîte de nuit un soir de Nouvel An. Il y a eu Zachary, qui a eu envie d'avoir son moment de gloire en se vantant d'avoir été là aux débuts des Blossom. Le pire de tous, mon père, qui a peut-être accéléré ma déchéance. Parce que je n'attendais que ça, quand j'étais jeune, qu'il revienne dans ma vie. Il a fallu que j'aie 20 ans pour me rendre compte qu'il ne changerait jamais et que plus loin je me portais de sa toxicité, mieux j'irais. 

Désormais, la drogue est derrière moi. J'ai dû suivre quelques séances auprès d'un addictologue et ça m'a foutu la trouille. J'étais à deux doigts de perdre mon rêve ; il me serait resté quoi, après ? Alors j'ai accepté la surveillance, le sevrage et la privation de quelques libertés. Ça a duré le temps qu'il a fallu et ils ont eu raison. Je n'ai rien touché depuis l'été dernier et je gagne peu à peu leur confiance.

Parfois, une petite voix me pousse à me laisser tenter mais je ne le fais pas. Même si personne ne le saurait et que toutes les sensations que j'éprouvais me manquent.

Surtout quand je vois Camilla et Harper s'embrasser et que je sens comme un couteau s'enfoncer dans mes entrailles. Je ne me suis jamais fait à cette image. Elle me rappelle sans cesse la douleur que j'ai ressentie quand j'ai lu ce fichu article et celle de l'avoir perdu.

Je me lève d'un bond, pour m'extraire de cette mascarade, et m'enfonce dans la marée humaine. Il fait chaud à crever et peut-être que finalement tous les verres que j'ai bus ont fini par engourdir mes sens. À défaut d'annihiler mes émotions. Les toilettes semblent vides et j'en profite pour ouvrir le robinet. Avec le creux de mes mains, je m'asperge le visage d'eau froide. Sur ma peau, un millier de petites aiguilles s'enfoncent et je grimace. Ça fait du bien.

Je me redresse, analysant mon reflet. Les cernes sous mes yeux sont violacés et mon teint manque de couleur. Mes cheveux à la limite du blanc ne font que contraster avec tout le reste. Je me suis connu avec une meilleure mine. La porte d'une des cabines dans mon dos s'ouvre sur un gars. Nos regards se croisent dans le miroir et il me détaille, un brin espiègle, tout en avançant vers les lavabos devant lesquels je suis resté planté. La couleur noisette de ses iris se devine et s'intensifie quand il se positionne à mes côtés. Il rompt le contact visuel pour se laver les mains, ses lèvres fines s'étirent tandis que je continue de le fixer.

– On se connaît, non ? demande-t-il. 

Ses dents apparaissent franchement et sa langue titille le bout de ses canines dans un geste séducteur. Il est attirant, le corps longiligne, un visage captivant. Cils blonds fournis. Mâchoire ciselée. Et de petites fossettes qui se creusent quand il sourit. Il s'attarde sur mes bras nus, mes biceps étant mis en valeur par les manches courtes de mon tee-shirt. Je n'ai plus le corps d'un lycéen ; sa façon de me mater me le rappelle.

– Je ne crois pas.

Il rigole et j'amorce un mouvement de retrait. Il est devenu impossible pour nous de passer inaperçus, à tel point qu'il a fallu que nous trouvions des moyens de nous occuper. Les piscines des hôtels sont des remèdes contre l'ennui. Les films dans nos chambres, des compagnons de soirée. S'il nous arrive de nous balader de temps en temps avec l'aide de Tony, Melvrick et Javier, nos gardes du corps, ça reste déconseillé. Parce que ça implique d'être sur le qui-vive et ça augmente les risques d'atteinte à notre sécurité. Je ne comprendrai jamais ce qui a fait basculer notre notoriété au point que nos déplacements soient entravés par les fans. Chaque apparition provoque l'hystérie. Des centaines de personnes attendent, parfois toute la nuit, devant l'entrée des hôtels ou des salles de concert, pour tenter de nous entrevoir. De nous parler. Les premiers mois, nous faisions des efforts pour aller à leur rencontre, nous aimions échanger avec eux, voir leur joie, les remercier de nous soutenir. Avec le temps, nous avons arrêté, parce que ça devenait ingérable. Il a été convenu que nous cessions de quitter l'enceinte des lieux supervisés, à moins qu'il y ait une raison – comme ce soir. Et, à défaut de pouvoir m'inscrire dans une salle de sport comme n'importe quel homme de mon âge, j'ai dû trouver 

d'autres moyens. De décompresser. De transpirer. D'évacuer mes émotions. Je nage beaucoup. 

Même si, dans la plupart des cas, c'est le sexe, mon exutoire.

Mais me retrouver enfermé dans des toilettes avec un fan serait le dernier des scénarios que j'aurais envie de vivre. Je suis provocateur, mais pas à ce point.Il fait un pas en avant pour me retenir, son regard joueur de nouveau rivé sur moi. Sa main ne me touche pas, mais elle est levée entre nous. Sur le point d'entrer en contact avec ma poitrine. Je la fixe, comme si elle pouvait me brûler tandis qu'une sensation familière s'éveille en moi. Je sais reconnaître un homme qui en désire un autre quand j'en vois un. Ma sexualité est taboue. Si au départ, Echo Record a tenté de me foutre dans une case pour que ça fasse joli sur le papier, la réalité les a vite dépassés. Ils ont trouvé en Harper un homme malléable, facile à contraindre, parce que la musique est une partie de lui que même moi je ne saurais comprendre. Elle est son deuil. Elle représente sa mère. Il ferait tout pour la conserver, pour la chérir et aller jusqu'au bout de ses rêves. Au péril du reste. Je l'ai bien compris. J'en ai fait les frais. Moi, en revanche, je ne suis pas comme lui. Facile à détourner. Ils ont essayé, à ma majorité, mais ils se sont heurtés 

à un mur. Lorsque quelqu'un attend un truc de moi, il doit être prêt à m'offrir une contrepartie. 

J'ai interdiction d'approcher un homme, alors je me contente de tous les autres. Parce que c'est ça, le deal.

Alors ça a beau être contrôlé, confidentiel et réglementé par des accords de non-divulgation, ça m'est tout de même toléré. 
– C'était maladroit comme approche, souffle-t-il. Je te l'accorde. Je m'appelle Duncan.

Je ne réponds rien et ça le fait rire.

– Je sais que tu es un Blossom, continue-t-il.

– Comme la moitié de la boîte de nuit, répliqué-je, acerbe.

Ma réputation me précède, il faut dire. Que des spéculations, pour la plupart, sur de simples photos. Comme celle qui a tout gâché. La presse s'en est donné à cœur joie au fil des mois : Riley Fuck-On est dans tous les tabloïds. À une époque, j'aimais ça, provoquer. Alimenter les ragots. La merde que je consommais me grillait le cerveau et les sens. J'étais un gamin, je testais mes limites et j'étais un déchet. Ça fait partie de ma vie, je n'en ai pas honte. De ne pas me souvenir de l'identité de ceux avec qui je me suis envoyé en l'air, non plus. Mecs en privé, ou nanas en public. Ça n'a fait que forger le personnage. L'image que le grand public a de moi. Ce coureur de jupons, cet homme à femmes. Celui, pourtant, qui a des sentiments, des envies et des besoins. Celui qu'ils ont privé d'une relation stable et saine, pour l'enfoncer dans le tourbillon de la drogue et du sexe sale parce que c'était toujours plus vendeur. Plus tolérable.

– Il n'y a que toi et moi, ici, signale-t-il.

– Tu me crois assez con pour m'envoyer en l'air dans les chiottes d'un bar plein à craquer ? persiflé-je. Et, qui plus est, avec un mec ?

Il esquisse une moue coquine en haussant les épaules, mais je ne lui laisse pas le loisir de m'attraper dans ses filets et le contourne. Il ne me retient pas, j'intercepte néanmoins son attention dans le miroir pendant que j'ouvre la porte des toilettes.

– Si tu changes d'avis... 

– Bonne soirée !

Il rigole lorsque je referme derrière moi et je n'arrive pas à retenir mon sourire, une chaleur au creux des reins. Il a le mérite d'avoir éveillé ma curiosité, mais je ne suis plus le lycéen au cœur brisé et défoncé à la coke. J'ai mûri. J'aime le contrôle et la confiance, pour un lâcher-prise bénéfique et agréable. Je retourne dans notre espace V.I.P., récupérant mon verre à moitié vide avant de m'installer aux côtés d'August.

– Le blond, là-bas, dis-je lorsque ce dernier traverse la foule pour rejoindre le bar. Tu crois que c'est faisable pour ce soir ?

August suit mon regard. Il connaît le passé que j'ai partagé avec Harper, il était là quand il a fallu ramasser les pots cassés et il est toujours là, deux ans après. S'il me juge, il n'en a jamais rien montré. Ni ce soir ni les autres soirs. Il se contente d'acquiescer.

– Je te dirai quand ce sera bon.

Il se lève et disparaît dans la foule. Je continue de fixer mon potentiel futur partenaire. Il n'y a certes aucune place au hasard, à l'imprévisibilité d'un échange consenti dans une cabine, à l'arrière d'un bar. Mais au moins, je sais que mon écart sera sécurisé, sans aucun risque pour personne. Je finis par me détourner, laissant l'euphorie de ce qui va se passer me gagner, tout en détaillant les alentours. C'est de courte durée, car mon attention tombe sur le couple qui danse et une douleur vive s'étend dans ma poitrine.

Sa main, qu'il a posée sur sa hanche.

Son rire, que je devine même de loin.

Son sourire, qui fait apparaître des rides aux coins de ses yeux.

Mon amertume se réveille et ma poigne se resserre sur mon verre.

Je n'ai peut-être plus 17 ans et je ne touche plus à la cocaïne. Pour le reste, j'ai menti. La plaie dans ma poitrine est encore béante. 

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