Chapitre 9 : L'interrogatoire de Victoire Manchevin
Les détectives firent leur retour quasi simultanément aux bureaux. Ils se racontèrent chacun leurs interrogatoires et en vinrent à la conclusion qu'ils correspondaient assez bien l'un à l'autre.
« —Je me questionne quand même grandement sur l'identité de ce prince charmant, fit Béthanie songeuse.
—Surtout que ça colle parfaitement avec ce que nous a dit Margot Delambre, ajouta Maggie toute aussi réflexive. Janice Brun rêvait d'être sortie de sa condition grâce à un homme et, comme par hasard, il fait sa venue juste avant sa mort.
—Si ce n'est pas une coïncidence, notre tueur est donc un client.
—Ce qui m'étonne, c'est que Margot Delambre ne nous ait pas parlé une seule fois d'une telle histoire.
—Janice la lui aurait cachée ? Alors qu'elles seraient les meilleures amies du monde ?
—Ça nous laisse donc plusieurs hypothèses. Ou Margot n'était vraiment pas au courant et elle ment sur sa relation avec Janice. Ou Janice ne lui a rien dit par pression de cet homme. Ou encore, Margot était parfaitement au courant de cette relation, mais elle est complice de notre homme et nous le cache donc volontairement.
—En tout cas, il y a quelque chose avec cet homme, j'en mettrais ma main à couper.
—Maintenant il nous reste à savoir s'il en était de même pour les deux autres victimes.
—Sauf qu'on n'a aucune idée de qui peut bien être la deuxième femme.
—C'est étrange aussi ça, fit pensivement Ewen.
—Oui, reprit Maggie. Une femme qui disparaît dans ce milieu, ça devrait se savoir rapidement.
—À condition qu'ils veuillent bien en parler à des enquêteurs, lança froidement Djamila.
—Pourquoi ils voudraient nous cacher son identité ? demanda Béthanie.
—Pour ne pas que les flics viennent mettre le nez dans leurs affaires. Elle disparaît ? Tant pis, du moment qu'ils ne sont pas emmerdés. »
Les détectives étaient aux prémices de leur enquête et ils se rendaient déjà compte à quel point elle serait difficile.
« —Bon ! lança Béthanie avec un regain de motivation. On a encore du pain sur la planche. Je propose que nous allions interroger Victoire Manchevin et ses parents. Qui va où ? »
Ewen et Maggie décidèrent d'aller rendre visite à la sœur de la troisième victime, tandis que Béthanie et Djamila iraient chez leurs parents.
Victoire Manchevin vivait dans un confortable appartement près de la cité universitaire de Jouville. C'était une jeune femme charmante, les cheveux naturellement blonds, un petit nez en trompette, et des yeux gris rougis par les larmes. Elle installa les détectives dans son salon avec une tasse de thé, café pour Ewen.
« —Merci de nous recevoir si tôt après les évènements, commença Maggie avec douceur tandis que son collègue prenait des notes.
—C'est normal, répondit Victoire très posément avec beaucoup de maturité dans la voix. Je veux tout faire pour retrouver qui a fait ça à ma petite sœur. »
Sa voix se brisa momentanément mais elle réussit à se retenir de pleurer afin de poursuivre :
« —Vous avez eu de la chance que je sois là, je reviens tout juste du commissariat.
—Nous risquons de vous poser les mêmes questions qu'eux, la prévînt Maggie. Veuillez nous en excuser d'avance.
—Il n'y a pas de souci.
—On commence ?
—Je suis prête.
—Que pouvez-vous nous dire à propos de votre sœur ?
—Éléonore était une jeune femme formidable. Curieuse, enjouée, intelligente, d'un positivisme à toute épreuve. Elle était incroyable. Peut-être parfois un peu trop forte tête, on pouvait difficilement la faire changer d'avis une fois qu'elle en avait un à l'esprit. Mais loin d'être un grand défaut, c'était aussi une qualité.
—Depuis quand se prostitue-t-elle ?
—Je dirais depuis presque deux ans.
—Comment a-t-elle commencé ?
—Elle n'a pas une histoire vraiment commune. En fait, elle avait un mémoire de fin de licence à rendre afin de valider son diplôme de sociologie. Le sujet qu'elle a choisi de traiter était « La prostitution, précarité ou richesse de vie ? ». C'était un sujet très philosophique, tout ce qu'elle aimait. Et comme ma sœur ne fait pas les choses à moitié, et qu'elle possède vraiment une grande, trop grande, curiosité, elle a voulu se mettre dans la peau de ses sujets.
« Elle a donc commencé à se prostituer elle-même dans la rue aux Ours. Je ne le savais bien-sûr pas encore à ce moment. Ça marchait vraiment très bien pour elle. Éléonore était une très belle jeune femme, propre sur elle. Elle avait beaucoup de potentiels clients donc, dès le début, elle a pu se permettre de les trier sur le volet et d'augmenter ses tarifs par rapport à ce qui se fait habituellement dans cette rue.
« Elle a ensuite validé haut-la-main sa licence et a obtenu une place en master. C'est là où elle a commencé à m'en parler. Je voyais bien que quelque chose n'allait pas. En fait, elle aimait son nouveau boulot et voulait arrêter ses études pour y consacrer sa vie. J'ai d'abord très mal réagi, ne comprenant pas comment on pouvait être heureuse et fière de gagner de l'argent en vendant son corps. J'avais l'impression de ne plus connaître ma sœur qui était une fervente défenseure de la cause féministe. Je trouvais ce métier dégradant au possible.
« Mais elle a eu la patience de m'expliquer. Elle m'a expliqué qu'elle se sentait libre d'être elle-même, libre de pratiquer un métier avec plaisir et qui lui rapporterait sûrement beaucoup plus que si elle devenait sociologue ou professeure. Elle m'a dit ses limites, et m'a aidée à dépasser ce tabou qu'est le sexe. Alors j'ai compris, et je l'ai soutenue.
« Elle a arrêté les cours et a commencé à se libérer peu à peu de la rue aux Ours afin de louer une chambre d'hôtel de meilleur prestige ailleurs. Ses prestations ont donc augmenté de standing. Ses clients, tous plus riches les uns que les autres, affluaient par le bouche-à-oreilles. Ça marchait très bien pour elle, elle commençait même à projeter de s'acheter une petite maison en campagne. Voilà l'histoire peu anodine de ma petite sœur.
—Comment vos parents ont-ils pris la nouvelle de ce changement de vie ?
—Ils l'ont découvert ce matin. Éléonore ne leur avait pas encore dit, elle avait trop peur de les blesser. Encore hier soir, ils pensaient qu'elle était débordée à cause de son diplôme qu'elle aurait normalement dû passer dans quelques mois. Quand je les ai croisés tout à l'heure, ils étaient en état de choc, ils n'arrivaient pas à comprendre ce qu'il venait de se passer. »
Maggie marqua une pause dans l'interrogatoire afin de permettre à Victoire de souffler. Puis elle reprit :
« —Votre sœur travaillait-elle encore à la rue aux Ours parfois ?
—Oui, ça lui arrivait. Je n'aimais pas trop ça car je sais qu'il s'agit d'une rue dangereuse et mal famée. Je lui ai demandé d'arrêter d'aller là-bas, d'autant plus qu'elle n'en avait plus besoin car elle avait suffisamment de clients à côté. Mais elle y tenait parce qu'elle avait l'impression d'abandonner ces pauvres femmes qui avaient eu moins de chance qu'elle et qui devaient continuer d'y travailler, pas forcément pour le plaisir.
—Sa réussite a-t-elle suscité de la jalousie parmi ses... euh, ses collègues ?
—Oh oui ! Elle se faisait menacer, insulter, ça lui est même arrivé une fois de se faire frapper par un mac parce qu'elle avait « piqué » deux clients fidèles d'une autre.
—Elle n'a jamais eu peur pour sa vie ?
—Paradoxalement, non. Comme je vous le disais tout à l'heure, elle est d'un positivisme à toute épreuve et avait tendance, parfois, à ne pas suffisamment se méfier.
—Quelque chose avait changé dans sa vie récemment ?
—Non, je ne... Oh, si, ça m'était complètement sorti de la tête, je n'en ai même pas parlé aux policiers ce matin ! Comme je suis nulle !
—Avec l'émotion, c'est normal de ne pas réussir à penser à tout ce qu'on voudrait.
—Oui, vous avez sûrement raison.
—Qu'avez-vous oublié de leur dire ce matin, alors ?
—Éléonore avait rencontré un homme récemment. »
Ewen et Maggie tiquèrent discrètement, au point que Victoire, perdue dans ses pensées, n'avait rien remarqué.
« —Pouvez-vous nous en dire plus ? insista Maggie en dissimulant son vif intérêt.
—Pas vraiment. Elle m'a juste dit qu'elle avait rencontré quelqu'un et qu'elle pensait être tombée amoureuse. Elle m'a aussi expliqué que c'était trop tôt pour en parler et qu'elle voulait attendre qu'il y ait quelque chose de concret et de solide.
—Elle ne vous a même pas donné le contexte de sa rencontre avec cet homme ?
—J'ai tout de suite eu peur que ce soit un client qui se jouait d'elle afin d'avoir ses faveurs gratuitement. Mais elle m'a rassurée en m'expliquant qu'il ne s'agit pas d'un client, sans m'en dire plus. Je vous avoue avoir trouvé ça très étonnant étant donné qu'on se dit plutôt les choses franchement. Je n'étais pas très bien car je sentais que ma petite sœur me cachait quelque chose et, c'est tout à fait son droit, mais j'ai beaucoup de mal à l'accepter.
—Rien d'autre ?
—Non. Vous pensez que cet homme est le Black Bird ?
—Black Bird pourrait être n'importe qui au stade où en est notre enquête, malheureusement. »
L'interrogatoire prit fin à ce moment. Ewen et Maggie remercièrent Victoire pour sa coopération, et ils retournèrent s'installer dans leur voiture afin de débriefer avant de retourner aux bureaux rejoindre leurs collègues.
« —Tu écris vraiment très mal Ewen, s'agaça Maggie en découvrant les notes de son collègue.
—J'arrive à me relire, bougonna ce dernier, c'est le principal.
—Bon, bref. En tout cas, je commence à douter que la rencontre entre nos deux victimes et un homme dont elles tombent amoureuses juste avant de mourir soit une simple coïncidence.
—Je pense aussi qu'on a notre homme.
—Peut-être pas.
—Comment ça ?
—C'est peut-être qu'un rabatteur. Peut-être qu'il est le complice du tueur, la belle bouille qui se charge de lui ramener des femmes.
—Oui, t'as raison, on ne doit pas tirer de conclusions hâtives. Mais ça ne m'étonnerait pas que notre deuxième victime ait, elle aussi, rencontré l'homme de sa vie juste avant de mourir.
—Ça me semble être le procédé utilisé pour les attraper, en effet.
—En tout cas, l'histoire d'Éléonore est vraiment étonnante. Je ne savais pas qu'on pouvait faire ce métier par plaisir. Quitter ses études pour aller se prostituer, c'est pas banal.
—À ce propos, j'ai sûrement une excellente nouvelle.
—À propos de ?
—Ses études. Si elle était bien en fac de socio, et je n'ai aucune raison de douter de sa sœur, elle a dû y croiser Alex en tant que professeur.
—Ah oui ?
—Oui. En admettant qu'elle ait quitté la fac il y a deux ans, il était déjà doctorant et donnait des TD, même parfois des cours magistraux. Et comme les étudiants de socio sont peu nombreux, généralement les professeurs les connaissent.
—On convoque Alex alors ?
—On le laisse terminer sa journée de travail tranquillement, je pense de toute façon qu'il m'en parlera ce soir de lui-même. »
Ewen acquiesça et les deux détectives se mirent en route, direction les bureaux.
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