Chapitre 43 : Le corps de ferme

C'est un demi-kilomètre avant leur destination finale que le lieutenant Messant s'arrêta. Elle était habillée en civil dans une voiture banalisée, mais elle ne voulait pas prendre le risque de déposer la jeune détective juste devant l'entrée de la ferme. D'autant plus que le domaine était grand et qu'ils ne savaient pas précisément où pouvait se trouver Black Bird, si tant est qu'il s'y trouvait vraiment, ce qu'ils espéraient tous.

« —On entend tout ce qu'il se passe grâce au micro, lui répéta une nouvelle fois le lieutenant Messant après l'avoir déjà dit au moins deux fois avant et pendant le trajet. Tu peux aussi nous entendre. Mais on va limiter nos échanges au strict minimum pour ne pas te déstabiliser.

—Je sais, lui répondit Maggie. C'est la troisième me fois que vous me le dites.

—Excuse-moi. Je crois que je suis tendue. Je n'aime pas t'envoyer sur le terrain de cette façon. J'ai l'impression de t'envoyer à  l'abattoir. 

—Je serai prudente. Pour Alex. »

   À l'évocation de son petit-ami, la poitrine de la détective se serra. Elle prit soudainement conscience du danger qu'elle courait, et elle regrettait amèrement de ne pas l'avoir tenu au courant pour cette soirée. Surtout, elle regrettait de ne pas lui avoir dit combien il comptait pour elle avant de partir. Même s'il le savait, s'il lui arrivait quoi que ce soit pendant cette folle nuit, elle aurait voulu qu'il l'entende une fois de plus.

« —Ça va aller Maggie ? demanda le lieutenant en la tirant de ses pensées.

—Oui. Je suis prête.

—Bon courage. Je reste dans les parages si jamais ça tourne mal. Djamila et Ewen ne devraient pas tarder à  me rejoindre pour sécuriser le périmètre.

—Et Béthanie ?

—Elle se marie dans un mois. Patron a catégoriquement refusé qu'elle participe à  la traque. »

  Une marque de plus prouvant le danger encouru.

« —À tout de suite. »

  Sur ces mots, Maggie quitta le véhicule et entra dans la vieille ferme qui tombait en ruines par manque de repreneurs depuis quelques années maintenant. La jeune détective, essayant de se faire la plus discrète possible, passa devant une étable qui avait anciennement essuyé un incendie à en croire la toiture éventrée et noircie. Elle jeta un rapide coup d'œil à l'intérieur du bâtiment, mais il était incontestablement vide.

  En continuant sur le chemin principal, couvert de mauvaises herbes qui avaient poussé au milieu des graviers, elle arriva à une remise. La porte n'était pas fermée à clé et s'ouvrit très facilement. Le petit bâtiment était lui aussi vide, si l'on ne prenait pas en compte les outils rouillés et les sacs en toile de jute vides qui jonchaient le sol.

  La végétation reprenait petit à petit possession des lieux. Sans humain pour la dompter, la nature redevenait maîtresse de cette ferme. Plus Maggie avançait, plus il lui était difficile d'accéder l'édifice suivant.

  C'est non sans mal que la jeune détective atteignit un grand hangar où étaient encore entassées quelques meules de foin dégageant une odeur d'herbe pourrie. Maggie retint un haut-le-cœur. Ce n'était pas le moment de flancher. Rien d'autre non plus ici. Demi-tour.

  La détective commençait à désespérer. Derrière le hangar, des champs à perte de vue. Contrairement à la ferme, eux étaient exploités.

  Maggie contourna tant bien que mal l'immense bâtiment qu'elle venait de quitter afin de jeter un œil à la ferme sous un autre angle. Face à l'étable incendiée, elle n'avait pas aperçu le vieux corps de ferme transformé en habitation et dissimulé par de grands arbres aussi peu entretenus que le reste de la propriété. C'était sa dernière chance de trouver Black Bird ici.

   À pas de chat, Maggie se rendit vers la demeure. Devant celle-ci, un jardin en ruine fit naître un brin de nostalgie dans le cœur de la jeune femme. Le portique rouillé et cassé devait autrefois avoir supporté de belles balançoires qui avaient dû faire le bonheur d'enfants comme d'adultes. Le barbecue aux briques qui se désolidarisaient devait avoir accueilli de nombreuses grillades sous les éclats de rire des convives. 

   Combien de joyeuses fesses s'étaient assises sur ce banc en pierre ou autour de cette table en fer forgé, aujourd'hui transformée en nid à tétanos ? Combien de parents avaient ordonné à leurs bambins de ne pas s'approcher du puits aujourd'hui à sec ?

  Que s'était-il passé ici pour que tout soit à l'abandon ?

  En ce qui concerne la maison en elle-même, les carreaux, quand ils n'étaient pas cassés, étaient crasseux. De l'autre côté de ces vitres, des rideaux aussi vieux qu'usés prenaient la poussière.

  Stop.

  Maggie se figea. Il lui semblait avoir aperçu un rideau bouger deux fenêtres plus loin.

   Pas déjà, pesta intérieurement la détective, persuadée d'avoir été repérée.

   Après avoir fait le tour de l'habitation, il fallait se rendre à l'évidence : la seule entrée possible était la porte principale. L'arme au poing, comme elle l'avait appris pendant sa formation, Maggie entra précautionneusement. La porte n'était pas fermée ou condamnée, c'était encourageant.

  Instantanément, une odeur de poussière, de moisissure, d'urine de chat, et de renfermé vint lui couper le souffle. Elle ne distinguait presque plus rien à cause des arbres, de l'orientation du bâtiment, et de l'heure tardive. Mais elle ne pouvait pas prendre le risque d'allumer la lumière. De toute façon, il n'y avait sûrement plus d'électricité ici depuis longtemps.

   Détrompe-toi ma vieille, se dit-elle intérieurement. Dans le couloir, de la lumière assurément artificielle filtrait de sous une porte. Alors que la détective allait l'ouvrir, elle arrêta son geste juste avant d'avoir touché la poignée.

   Black Bird savait qu'elle était là. Il le savait depuis longtemps. Et il a cherché à l'attirer ici. Il veut qu'elle entre dans cette chambre. Qu'y a-t-il derrière cette porte ?

  En se mettant à l'abri sur le côté, elle ouvrit d'un coup sec la fameuse porte.

  *PAN*

  Un coup de feu. Un piège vieux comme le monde : un fusil de chasse attaché à hauteur de visage et dont une corde reliée à la poignée de la porte permettait de tirer un coup de feu à l'ouverture de cette dernière.

« —Maggie ? fit la voix neutre de Patron dans l'oreillette.

—Un piège, répondit-elle sur un ton qui pouvait laisser croire qu'elle pensait tout haut. Il sait que je suis là.

—Attention à toi. »

  La communication fut brève mais elle permit à la jeune femme de se détendre après ce coup de stress. Même s'ils n'étaient pas à directe proximité, elle n'était pas seule. Elle avait du soutien.

  Après avoir rapidement inspecté la chambre, Maggie se rendit compte qu'il n'y avait rien d'intéressant. Elle ressortit donc. Si Black Bird ne savait miraculeusement pas encore qu'elle était là jusqu'à présent, c'était maintenant chose faite.

  Mise à part la salle de bain crasseuse et moisie, le couloir donnait sur deux autres chambres. L'une, aussi rustique que le reste de la maison, devait être celle des anciens propriétaires. Seul le crucifix au-dessus de la porte arborait encore un certain éclat. Le reste était terne, abimé, vieilli, passé. Mort.

  La dernière chambre était, quant à elle, très intéressante. En à peu près meilleur état que les autres pièces, on pouvait se croire dans un studio de cinéma tellement il y avait de costumes et de perruques qui y étaient entassés. Pas de doute, c'était bien le repaire de Black Bird. Maggie reconnut la perruque blonde et soyeuse que lui avait décrite Kelly quelques heures plus tôt.

  L'habitation de plain-pied était vite visitée. Une maison de vieux paysans, sans aucune richesse apparente, mise à part une grande famille qui ornait fièrement chaque mur de chaque pièce dans des cadres aussi poussiéreux que le reste. Black Bird y figurait bien sûr. Beaucoup plus jeune, il restait pourtant reconnaissable. La haine ressentie envers cet homme grandit davantage dans le cœur de Maggie chaque fois qu'elle posait les yeux sur un cliché où il souriait, fièrement entouré d'une famille comme toutes celles qu'il venait de briser en l'espace de quelques mois.

  Vieille merde, songea rageusement Maggie avant de détourner definitement le regard de ces photos afin de ne pas succomber à ses émotions. Elle se remit ensuite à explorer le reste de la maison.

  Seule la cuisine était à peu près propre. Quelqu'un avait récemment fait chauffer une casserole d'eau sur la gazinière pour se faire un café à en croire le gobelet dans la poubelle sous l'évier. Dans cette même poubelle se trouvaient aussi des emballages de paquets de biscuits et de salades industrielles. Maggie était prête à parier que ce n'était pas un squatteur mais Black Bird en personne qui était à l'origine de ces déchets.

  Il restait une dernière pièce à visiter. La cuisine donnait sur une ultime porte que la jeune détective n'avait pas encore ouverte. Derrière cette porte, un escalier qui descendait dans un sous-sol. 

  Un sous-sol éclairé.

  Encore un piège ? De toute façon, Maggie n'avait plus d'autres endroits à visiter. Et elle ne savait pas comment l'expliquer, mais elle sentait de la vie au bout de ces marches.

   Son intuition fut la bonne. Après avoir descendu précautionneusement l'escalier de béton, elle se retrouva dans un sous-sol banal où étaient entassées des vieilleries au milieu d'une importante odeur de renfermé, d'oublié. Au centre de cette pièce sous-terraine, sous une lampe peinant à tout éclairer, une chaise. Et sur cette chaise, Hapsatou.

  La prostituée était entravée par des cordes, et un gros scotch apposé sur sa bouche l'empêchait de parler. Mais quand elle vit Maggie, ses grands yeux noirs s'agrandirent de terreur et elle se mit à pousser des cris par la gorge et le nez, dans un état d'agitation qui contrastait grandement avec son apparence plus qu'affaiblie.

   La jeune détective oublia tout risque encouru et se jeta sur Hapsatou afin de la libérer du mieux qu'elle le pouvait. À peine Maggie eut-elle retiré le scotch aussi doucement qu'elle en était capable afin de ne pas faire plus de mal à la prostituée, cette dernière fut soudainement prise de logorrhée verbale malgré sa bouche très sèche.

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