Chapitre 35 : Maggie déprime

2 juin

  Le sentiment de galvanisation apporté par Bastien ne dura pas chez Maggie. Ce matin, allongée dans son lit aux côtés de son petit-ami, la jeune détective était tristement pensive. Cinq femmes étaient mortes. Cinq de trop. Et parmi elles, les détectives en avaient fréquenté deux. Deux femmes qu'ils auraient probablement pu sauver s'ils avaient été plus vigilants.

  La jeune détective avait besoin d'être active. Elle se sentait trop éloignée du milieu pour lequel elle enquêtait. Sa décision était prise, ce soir, elle irait se replonger dans l'univers des prostituées auprès desquelles elle enquêtait. Cette fois, elle n'irait pas sous couverture de bénévolat, mais elle irait comme une personne lambda.

  Toute la journée Maggie peaufina son plan. Si elle n'avait pas voulu en échanger avec ses collègues, elle décida tout de même de prévenir Patron. Elle s'était attendue à ce qu'il la retienne, mais il n'en fit rien. Sa réaction avait été plutôt déstabilisante. Il n'avait ni râlé, ni été enthousiaste. Il était resté neutre. Comme si il s'y attendait. Ce qui devait sûrement être le cas. Il avait toujours eu un tour d'avance sur tous.

  Maggie quitta son appartement aux alentours de 21h, en laissant un Alex morose et passablement irrité de savoir sa petite-amie vagabonder dans la rue aux Ours en pleine nuit et sans protection. Il avait passé la soirée à pester contre Patron qui n'avait même pas proposé qu'un collègue monte la garde à distance.

  La rue aux Ours était animée par de nombreux néons qui faisaient office de cache-misères. C'était un lieu où la vie nocturne dominait la vie diurne. La jeune détective jeta son dévolu sur un bar qui semblait être en à peu près meilleur état que les autres.

  Elle s'installa sur un tabouret derrière le comptoir, à son extrémité. Si elle était passée inaperçue pour les clients, les deux propriétaires la dévisagèrent longuement avant que l'homme ne vienne lui prendre sa commande :

« —Bonjour, lança l'homme rachitique. Qu'est-ce que je vous sers ?

—Bonsoir, lui répondit poliment Maggie. J'aimerais un Coca s'il vous plaît. »

  Le barman servit avec déception le verre commandé. Encore une cliente qui ne lui rapporterait pas grand-chose ce soir, une cliente qui lui ferait perdre son temps.

  Maggie commença à siroter lentement sa boisson après avoir bien inspecté l'état de propreté du verre et s'être assurée que le liquide ingurgité provenait bien d'une bouteille neuve. Elle en profita pour regarder autour d'elle et s'imprégner des lieux. 

   Le bar était plutôt banal. Un mobilier en bois avec des chaises et banquettes en cuir. Des lumières tamisées. Une télévision qui diffusait des clips musicaux au goût du jour. Des fausses bougies sur les tables accompagnées de petits vases garnis de pauvres fausses fleurs poussiéreuses. Un plancher en bois qui remontait en lambris sur les murs avant de finir sur un papier-peint banal.

  La clientèle  était composée principalement de femmes légèrement vêtues, outrageusement maquillées, et installées de façon à mettre leurs meilleurs atouts en valeur, ainsi que d'hommes très hétéroclites. De temps en temps, un nouveau couple entrait et s'installait à l'endroit où un précédent venait de disparaître derrière une ouverture camouflée par un rideau de perles cliquetantes. Les tables avec des femmes seules étaient vite complétées par l'arrivée d'un homme qui commandait ensuite deux boissons, ce qui était visiblement la condition minimum avant de pouvoir s'évader derrière le rideau de perles et qu'une femme seule vienne à nouveau occuper la table. Maggie trouvait cet univers tristement fascinant.

  Pendant qu'elle détaillait les lieux et ses occupants, Maggie n'avait pas abandonné sa vigilance pour autant et s'était aperçue qu'une femme s'était rapprochée d'elle pour s'installer sur le tabouret d'à côté. Il s'agissait d'une grande femme pulpeuse, à la peau noire, aux cheveux impeccablement tressés, habillée très serré, et maquillée comme une voiture volée. La femme but une gorgée de sa boisson, laissant une épaisse trace de rouge à lèvres carmin sur le verre, avant d'adresser la parole à la détective :

« —Tu t'es perdue ma sœur ?

—Bonsoir, lui répondit Maggie tout aussi poliment qu'au barman. En fait, j'attends quelqu'un.

—T'as pas la tête à travailler dans le coin pourtant.

—Travailler ? Oh non, pas du tout. Je viens d'être mutée ici et un collègue m'a donné rendez-vous dans ce bar. Mais il n'a pas l'air de vouloir venir.

—Je suis désolée de te dire ça, mais je pense que ton nouveau collègue s'est payé ta tête. On ne donne pas de rendez-vous amical ou galant dans ce quartier.

—Comment ça ? questionna innocemment la détective.

—C'est quoi ton p'tit nom ma sœur ? ignora la femme.

—Laura, mentit Maggie. Et toi ?

—Toudia. Viens, suis-moi. »

  Après avoir balancé un billet sur le comptoir, Toudia attrapa le bras de Maggie qui eut l'intime conviction qu'elle pouvait lui faire confiance. Les deux femmes se dirigèrent vers le rideau de perles avant d'être interpellées par la très grosse barman :

« —Hé Toudia ! Tu l'emmènes où comme ça ?

—T'inquiète Germaine, elle est avec moi. Et garde la monnaie ! »

  Cette dernière phrase eut instantanément pour effet d'apaiser la gérante, archi méfiante la seconde d'avant et qui ne s'était nullement cachée pour écouter avidement toute la conversation des deux femmes.

« —C'est Germaine et Fabrice, informa Toudia lorsqu'elles eurent passé le rideau de perles et commencé à grimper des escaliers en bois plutôt silencieux, les gérants. Ils sont obligés d'être précautionneux s'ils veulent garder leur excellente réputation. C'est le meilleur bar du quartier. Y'a que le top du top qu'a le droit de travailler ici. Et j'en fais partie ! »

Toudia était visiblement très fière d'elle.

Les escaliers menaient jusqu'à un deuxième étage où s'arrêtèrent les deux femmes. Il s'agissait visiblement d'un hôtel à en croire le couloir monotone et peuplé de portes numérotées. Toudia ouvrit la 217.

  Maggie se retrouva alors dans une pauvre chambre d'hôtel. Un mobilier sommaire composé d'un lit, de deux tables de nuit, d'une grosse armoire en bois et d'un fauteuil en tissu. Le sol était moquetté tandis que le mur était habillé du même papier-peint qu'au rez-de-chaussée. 

  Un encens bon marché diffusait une vague odeur de patchouli qui peinait à dissimuler des odeurs de moisi, de renfermé, et de sexe. Toudia avait customisé sa chambre avec des tentures colorées, sûrement pour cacher des champignons noirs qui devaient pulluler sur les murs. Sur l'une des tables de nuit trônaient un tube de lubrifiant largement entamé ainsi que des préservatifs divers et variés.

  Après s'être excusée, Toudia disparut derrière une autre porte que celle par laquelle les deux femmes étaient entrées. Maggie aperçut furtivement une salle de bain remplie de crèmes et cosmétiques. Toudia réapparut deux petites minutes plus tard accompagnée d'un bruit de chasse d'eau. Elle proposa alors à Maggie de s'asseoir sur le bord du lit tandis qu'elle prenait place sur le fauteuil, en parfaite maîtresse des lieux.

« —Maintenant qu'on est à l'abri des oreilles indiscrètes, commença Toudia sur un ton qui se prêtait à la confidence, tu vas peut-être me dire ce que tu fais vraiment là ma sœur ? »

  Maggie resta neutre. Elle ne se laisserait pas déstabiliser par cette femme, quelles que soient ses intentions.

« —Bon, poursuivit Toudia avec patience et sans se départir de sa bonne humeur, on va faire autrement. Comme tu dois t'en douter, je ne m'appelle pas vraiment Toudia. C'est mon p'tit surnom pour le boulot. En vrai, j'm'appelle Hapsatou Diallo. Et toi ? C'est quoi ton vrai nom ?

—Maggie. Je m'appelle Maggie. »

  La jeune détective avait décidé de finalement jouer franc-jeu avec Hapsatou. Elle avait le sentiment profond qu'elle pouvait lui faire entièrement confiance, que cette femme ne cherchait qu'à l'aider.

« —Enchantée Maggie, lança joyeusement Hapsatou. Entre nous, ça te va beaucoup mieux que Laura. Mais bon ! Qu'est-ce que tu viens faire ici ? T'es flic ? Espionne ? Agent secret ?

—Je suis détective privée. Et j'enquête sur les meurtres en série qui ont lieu dans le quartier.

—Alors t'es pas très efficace comme détective. »

  Maggie ne trouva rien à répondre. Elle était, encore une fois, mise face à son échec cuisant.

« —Je rigole ! s'exclama Hapsatou en partant dans un fou-rire très sonore. Je sais bien que c'est long de traquer un tueur en série, que c'est pas comme à la télé. Tu sais, je lis beaucoup, j'adore ça. Tu devrais voir ta tête. Détend un peu tes muscles, tu vas avoir un claquage. »

  Et le rire repartit de plus belle grâce à sa propre blague.

« —Tu sais que je t'ai vue l'autre jour, se reprit Hapsatou encore la larme à l'œil. Avec les bénévoles. C'est pour ça que je suis venue vers toi ce soir et que j'ai pas cru à ton histoire de collègue. Et j'aime bien ton bagout. Donc j'ai envie de t'aider.

—C'est gentil, lui répondit Maggie touchée par la gentillesse de son interlocutrice. Mais tu ne vas pas perdre de l'argent à rester avec moi comme ça ?

—T'inquiète ma sœur. En fait, je suis grave excitée à l'idée de mener l'enquête moi aussi. Ça va me changer un peu de mon quotidien.

—Tu fais ça depuis longtemps ?

—Je viens de fêter mon cinquième anniversaire de prostituée.

—T'as commencé comment ?

—Comme beaucoup : en galère d'argent. J'étais très très très amoureuse. Mais il jouait beaucoup aux jeux d'argent et était très endetté. Donc j'ai voulu l'aider, parce que j'étais amoureuse. J'ai vidé mes comptes, travaillé le double, et c'était jamais assez. Et c'est à cause d'une blague d'une copine que j'ai commencé à tapiner. Elle m'a dit : «  Dernière option, t'as plus qu'à faire le trottoir ». Et j'l'ai fait. 

  « Mais dès qu'il a su comment je gagnais cet argent, il m'a quittée direct. Maintenant j'arrive plus à en sortir, parce que j'ai des dettes moi aussi. À cause de lui. Un conseil ma sœur, si un jour tu tombes amoureuse, assure-toi avant que c'est un gars bien et sans dettes. Sinon, je te ferai un peu d'place ici. »

   Hapsatou repartit en fou-rire. C'était vraiment très agréable d'échanger avec une femme qui respirait autant la joie de vivre. Surtout dans ce milieu glauque à souhait.

« —Est-ce que tu as été approché par un homme qui s'intéressait beaucoup à toi ? demanda Maggie une fois que la crise de rire fut calmée.

—Ici, tous les hommes s'intéressent beaucoup à nous. Jusqu'à ce qu'ils aient eu ce qu'ils voulaient.

—Je veux dire, plus particulièrement que les autres. Un homme qui aurait pu te charmer, sans forcément vouloir du sexe.

—Je vois de quoi tu veux parler. Mais non, y'a personne qui correspond à ta description. Ou alors j'ai été indifférente, je sais pas.

—Personne pour te poser des questions poussées sur ta façon de vivre ?

—Avant toi, jamais. »

  Maggie réfléchit. Black Bird ne s'était visiblement pas encore approché d'Hapsatou. Alors elle eut une idée. Une idée risquée, mais une idée quand même.

« —Est-ce que tu penses qu'on pourrait se balader toutes les deux dans le coin le soir avant que tu ne commences à travailler ? demanda la détective.

—Si tu veux, lui répondit Hapsatou avec un énorme sourire. Toi, t'as une idée derrière la tête.

—Oui. Black Bird veut jouer, alors on va jouer. »

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