Chapitre 26 : Nouvel interrogatoire avec la mère de Beverly

Annabelle Copain était rentrée chez elle quand les détectives frappèrent à sa porte. Elle vivait dans un pavillon mitoyen, non loin de sa boutique. Le contraste entre les deux maisons était tel, qu'on aurait dit une représentation moderne du paradis et de l'enfer, celle d'Annabelle étant l'enfer. Un toit rongé par la mousse, un crépi sale et tâché, de l'herbe tellement haute que Maggie aurait eu peur d'attraper des tiques si elle s'y était aventurée en short, sans parler du bordel qui y était éparpillé.

Ewen frappa à la porte au bois fêlé à cause d'un mauvais entretien. C'est Annabelle en personne qui leur ouvrit. Son allure faisait encore plus peine à voir que depuis leur dernière rencontre, ce qui était une vraie prouesse.

« —Ouais ? fit-elle avec mauvaise-grâce et la clope au bec. Si c'est des journalistes, vous pouvez aller vous faire foutre j'ai pas envie d'vous parler.

—Bonjour Madame Copain, commença Ewen. Nous nous sommes déjà rencontrés il y a quelques temps. Je suis Ewen Mercier, accompagné de Maggie Annisterre, ma collègue. Nous sommes détectives privés. Nous étions venus vous interroger à propos de votre employée, Janice Brun.

—Ah ouais, j'me rappelle. Vous z'étiez hyper malpolis. Pourquoi j'voudrais vous reparler maintenant ?

—Nous sommes vraiment navrés si nous avons été un peu rustres lors de notre dernière rencontre. Si nous souhaitons vous revoir aujourd'hui, c'est, comme vous devez vous en douter, pour échanger à propos de votre fille.

—J'ai déjà tout dit aux flics c'matin. Et c'est pas ma fille. Cette traînée, cette menteuse, cette pute, c'est pas ma fille. Puis si vous z'auriez été bons, vous z'auriez déjà arrêté le tueur et elle s'rait encore en vie ma Bébé. »

Aïe, 1-0 pour elle, songea douloureusement Maggie.

« —Vous avez entièrement raison, minauda Ewen. Malheureusement, dans la réalité, les enquêtes sont bien plus complexes que dans les films et nous prennent bien plus de temps. Nous sommes face à un individu coriace. Il nous faut plus de preuves encore avant de pouvoir arrêter qui que ce soit. Et seule vous pouvez nous y aider. »

Lasse, Annabelle consentit à faire entrer les détectives dans son domicile. Si l'extérieur de la maison avait semblé délabré aux détectives, il était pourtant relativement bien entretenu par rapport à l'intérieur. Le papier-peint moisi se décollait du mur. Le sol poisseux comptait davantage de carrelages brisés qu'en bon état. La porte-fenêtre du salon, donnant sur une cour à l'arrière de la maison et dans le même état que celle du devant, était brisée et rafistolée avec du gros scotch. À côté du meuble télé, mal camouflé par une triste plante desséchée, une fresque dessinée à vue d'œil par un enfant d'environ trois ou quatre ans. Des meubles abîmés, voire cassés. Sans oublier la célèbre odeur écœurante de tabac froid mêlée cette fois non pas à de la friture mais à des relents d'alcool.

Un adolescent empoté fit son apparition dans la pièce à vivre avant d'être renvoyé manu-militari dans sa chambre par sa mère. Suite à cette petite scène, Annabelle invita les détectives à s'asseoir autour de sa table pleine de miettes et autres saletés innommables. Elle non plus ne leur proposa pas de café mais, au regard de sa tasse où l'épaisse couche de graisse qui la recouvrait pouvait s'observer à l'œil nu, cela rassura les détectives. Décidément, songea Maggie, nous ne rendons pas visite à des fées du logis aujourd'hui.

« —Faites vite, lança Annabelle. J'suis claquée, j'veux aller m'coucher. Ça fait trop pour moi tout ça.

—Oui, lui répondit Ewen toujours aussi mielleusement pour ne pas la braquer. Nous allons être brefs. C'est déjà très gentil à vous de nous recevoir.

—Mmh, bougonna la maîtresse de maison en tirant sur sa cigarette avant d'envoyer sa fumée en plein sur les détectives.

—Vous ignoriez donc la double-vie de votre fille, c'est ça ?

—Évidemment. Sinon ça fait longtemps que j'lui aurais foutu le cul dehors. Je l'ai nourrie, logée, blanchie, et elle m'a trahie. C'est dégueulasse. J'sais même pas pourquoi elle a été faire ça. Elle a tout ici. »

Maggie serra son poing sous la table. L'envie de le coller sur le nez de la vieille peau qu'elle avait en face d'elle était grande. Mais elle resta professionnelle et continua d'afficher un air neutre.

« —J'sais bien qu'elle a pas eu une enfance facile, poursuivit la très bavarde Annabelle. Quand elle était môme, elle a été tripotée par son père. 'fin pas son père biologique qui s'est barré après m'avoir mise en cloque, ce lâche. Par Benji, celui qui l'a reconnue. C'est moi qui les a surpris. Elle gueulait comme un veau alors j'suis entrée dans la chambre, et lui il était dans la gosse. »

Ewen et Maggie sentirent la nausée prendre possession de leur corps. Cette enquête était un vrai cauchemar. Chaque interrogatoire était plus sordide que le précédent. Ils côtoyaient tous les crimes possibles, les pires horreurs que la Terre puisse abriter.

« —J'ai pas porté plainte, continua Annabelle d'un ton affreusement neutre. J'voulais pas qu'on ait des emmerdes. Et puis vous imaginez ce qu'auraient pu penser les voisins ? Nan, j'pouvais pas. Alors la gamine on l'a amadouée pour pas qu'elle parle non plus. Fallait voir tous les jouets qu'elle avait. Elle a toujours été pourrie-gâtée celle-là. Et voilà que maintenant elle nous fait ça. Putain j'suis écœurée. »

Pas plus que nous, songèrent les détectives.

« —À quelle heure est partie votre fille hier soir ? demanda Ewen qui profita qu'Annabelle tire sur sa cigarette, ce qui mit en pause son sordide monologue.

—Elle a fait la fermeture de la boutique, donc elle est rentrée ici un peu après 20h. J'sais plus exactement l'heure exacte. Elle s'est préparée pour soi-disant aller en boîte avec ses copines. J'ai rien contre les sorties en boîte, même moi j'y vais encore des fois. Mais aller faire l'tapin, ça, c'est autre chose.

—Elle vous a dit qui elle allait rejoindre ?

—Oui, sa copine, la Cassie. J'la connais depuis qu'elle est gosse. Elles ont fait toute l'école ensemble, dès la maternelle. Sauf que, quand j'l'ai appelée la Cassie, elle m'a dit qu'y'avait aucune sortie en boîte de prévue et qu'ça a jamais été prévu qu'elle voit ma Bébé. Alors vous vous doutez que j'ai paniqué c'matin. Pas de Beverly dans son lit, et elle m'a menti sur sa soirée.

« Du coup j'suis direct allée aux flics. J'aime pas ça les poulets, mais franchement, j'étais pas bien. J'ai senti l'truc foireux. Et bah bingo. Le tueur en série des putes il a refroidi ma Bébé. J'suis dévastée, vous pouvez pas savoir. Et j'vais faire comment pour gérer ma boutique maintenant ? »

Elle ne semblait pas du tout dévastée. En revanche, elle paraissait vraiment affectée par la perte de sa main-d'œuvre à pas cher. Une femme absolument détestable.

« —Elle découchait souvent ? demanda Ewen profitant une nouvelle fois d'une pause cigarette.

—Bof. Elle était archi crevée par son boulot. 'fin j'veux dire, par le boulot que je lui offrais gracieusement. Donc elle avait pas trop l'temps pour aller faire la pute. J'dirais quatre ou cinq fois par mois, max. J'pensais qu'elle avait un mec. Mais nan, pas du tout, en fait elle en avait toute un tas qui voulait qu'son cul.

—Justement, la coupa Ewen avant qu'elle ne puisse ajouter quoi que ce soit, vous parlait-elle d'un petit ami ou d'un flirt dernièrement ?

—C'était une grande romantique ma Bébé. Elle rêvait au prince charmant. Dès qu'un gentil gars lui parlait un peu gentiment à la boutique, elle s'mettait à fantasmer sur lui.

—Il n'y en avait pas un pour qui c'était un peu plus sérieux ?

—J'sais pas. Elle m'parlait pas d'ça. »

Annabelle se tut, trop occupée à allumer sa troisième cigarette depuis l'arrivée des détectives. Une fois que ce fut chose faite, elle retrouva finalement la mémoire :

« —Ouais, en fait dernièrement elle m'parlait d'un mec qui lui posait plein de questions sur elle. Elle m'a pas dit comment il s'appelle, elle voulait pas. Pourtant j'la lâchait pas.

—Elle ne vous a donné aucune indication qui pourrait l'identifier ?

—Nan. J'sais juste qu'il est sympa, qu'il s'intéressait beaucoup à elle et qu'il était un bon gars comme il faut avec un boulot et tout.

—Quel boulot ?

—J'sais pas moi, elle m'a pas dit. J'sais rien sur lui. Jamais vu. Mais ça m'étonnerait pas qu'ce soit un gars qui venait souvent à la boutique et qui papotait un peu plus que les autres avec elle. J'espère que c'était pas un client d'son boulot d'pute.

—Vous auriez un nom d'un client fidèle à nous donner ?

—Nan. J'fais pas d'carte de fidélité donc j'sais pas. »

Les détectives commençaient à se décourager de trouver un jour l'identité de Black Bird. Il était beaucoup trop discret. Beaucoup trop fort.

« —Bon et bien, commença Ewen. Si vous n'avez plus rien à nous dire à propos de l'enquête, nous n'allons pas vous embêter plus longtemps. Vous avez déjà été très gentille de nous recevoir.

—J'suis malheureuse vous savez. J'ai pas eu d'chance dans ma vie ».

Et c'est reparti pour un tour, pensèrent les détectives exaspérés.

« —Nous comprenons bien Madame Copain, mais...

—J'ai jamais eu une vie facile, la coupa Annabelle pour qui la seule chose qui comptait actuellement était elle-même. Quand j'étais gosse, j'étais la mal-aimée d'la famille. J'mangeais les restes après tout l'monde et mon père m'tapait dessus quand il avait un peu trop bu, donc tous les soirs quoi.

« Et vous savez le pire dans tout ça ? C'est qu'aujourd'hui, j'me suis pas trouvée mieux qu'un alcoolique violent. Il me fout souvent sur la gueule. Au début j'me disais que c'est qu'un gamin, parce qu'il est plus jeune que moi, c'était un pote de ma Bébé. Alors j'pardonnais ses erreurs de jeunesse. Mais là j'peux plus. Hier soir il me menaçait avec sa carabine de chasse. Avec 4 grammes dans chaque œil j'avais pas peur qu'il me tire dessus, mais j'faisais pas la fière quand même.

« J'ai quasi eu que des mecs violents et j'finissais ou cocue, ou abandonnée du jour au lendemain. La vie est dure vous savez. J'gagne jamais assez pour mes rêves, pour ma famille. Maintenant que ma Bébé elle est morte, je vais faire comment ? Faut m'aider... Faut m'aider... »

Pendant qu'elle récitait son monologue, elle se servit un grand verre de whisky, puis un deuxième qu'elle avait déjà bien entamé lorsque les détectives prirent discrètement congés. Ils la laissèrent sombrer peu à peu dans l'alcool, cette nouvelle addiction qui achèvera de ruiner le reste de sa pauvre vie.

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