Chapitre 47

Le shibari était beau à voir, mais les cordes laissaient des traces. Des marques qui sans être douloureuses, rappelaient le plaisir donné et l'abandon expérimenté. À quel point des liens pouvaient libérer et la paix naitre de l'improbable et de l'insoupçonné. Les stigmates qui constellaient mon corps, ils provenaient d'un moment trop puissant et hors du temps pour que mon esprit parvienne à me convaincre que tout cela ne se faisait pas. Que ce qui devait vivre caché avait forcément quelque chose à cacher, alors que c'était le monde qui préférait en réalité ne pas tout nous voir révéler. La société pour exister et constituer une unité devait se passer de certains sujets, mais ce n'était pas pour ça qu'ils ne devaient pas exister et que l'âme n'avait pas le droit d'être variée.

Les traces que la corde avait laissées sur mon corps n'étaient pas un mal, mais elles pouvaient être mal interprétées, alors en regardant mon reflet dans le miroir de la salle de bain de Seth, je remerciais le ciel d'avoir un cardigan pour garder dans l'ombre ce qui devait l'être et pouvoir profiter de la lumière. Il faisait beau, j'avais bien dormi et le soleil d'aujourd'hui ne semblait pas être le même que celui d'hier. J'étais heureuse et en paix alors pendant que Seth se reposait, je partis vagabonder dans les rues de mon passé. Dans un San Francisco que je connaissais trop bien pour m'y sentir en danger puisque la carte de chacun de ces sentiers était gravée dans la manière dont mon coeur battait.

Une pulsation et j'arrivais là où j'avais appris à faire du vélo, une autre à l'endroit où je m'étais écorchée les genoux et une dernière à la boulangerie qui vendait mes cookies préférés, mais qui faisait aussi toutes sortes de délices dont j'avais envie de faire profiter Seth. Je voulais le surprendre avec une matinée douillette et tendre et lui concocter un petit déjeuner aux allures de banquet. La nourriture apportait le plaisir et la paix et servait à montrer ce qu'on voulait donner.

De l'attention et de l'émotion ou peut-être simplement à prolonger un moment hors du temps et à me retransformer en la jeune femme légère et insouciante du passé. À me faire croire que nous étions un couple ordinaire dans un monde ordinaire. Un univers où l'odeur du pain chaud était plus importante que la mort et le sang. Ici et maintenant, je n'avais besoin de rien de plus que la pureté d'une journée qui n'avait rien à cacher, mais les journées en apparence les plus innocentes n'étaient-elles pas toujours les plus éprouvantes ? Alors que j'avais dans les mains un sac rempli de croissants salés et sucrés, de biscuits et de cookies, je vis entrer dans la boulangerie une personne que j'aurais préféré ne jamais recroiser.

L'inspecteur de police qui m'avait causé tant de soucis la veille faisait tranquillement la queue comme si rien n'était et j'étais partagée entre le doute et l'anxiété. Tout cela était-il une simple coïncidence ? Une plaisanterie du ciel ou cet homme était-il là pour moi ? M'avait-il suivi ? La police avait-elle quelque chose contre ma famille ?

Mon esprit était secoué de mille interrogations, mais faute de pouvoir les traiter, je choisis simplement d'éviter le péril qui me semblait le plus immédiat, à savoir une nouvelle confrontation rhétorique avec cet individu qui avait mis à rude épreuve mon calme et ma réparti. Je n'avais en effet jamais su si dans la vie le pire était les malheurs et les tourments ou le bruit qu'autrui faisait autour de ceux-ci. La manière dont il les accompagnait de mots et de sons qui n'en finissaient jamais. D'un brouhaha que je fis un pas de côté pour éviter, même si je ne pus que tomber dedans tête la première. Je n'étais décidément pas douée pour me faufiler !

— Mademoiselle Garcia, entendis-je la voix de l'inspecteur alors que je venais tout juste de le dépasser et que la porte était si près que j'aurais pu la toucher.

— Ah inspecteur, fis-je d'un air faussement surpris en pensant bêtement que je pourrais encore m'éclipser rapidement. J'aurais adoré apprendre à mieux vous connaître, mais si vous voulez bien m'excuser, je suis attendue ailleurs.

Simple, rapide, efficace, cela aurait dû suffire pour me permettre de fuir et peut-être que cela aurait été le cas si je n'avais pas remis sur les rails d'un geste machinal une mèche de cheveux aventurière. La glissant derrière mon oreille et dévoilant ainsi légèrement mon poignet et la marque de corde qui le constellait.

— Qui vous a fait ces marques ? dit-il en me saisissant avec une douceur qui me prit par surprise.

Dans sa voix et ses gestes, il y avait quelque chose qui pouvait presque ressembler à de la tendresse ou alors à une déférence heureuse et précieuse. La manière dont un chevalier servant traiter la dame qu'il aimait, dont se comportait un de ces hommes du passé dont la matière arthurienne adorait parler. C'était beau et doux, mais ce n'était pas ce dont j'avais besoin, car aucune chaîne ne me contraignait et je n'avais que faire  d'un sauveur à l'armure dorée.

— Je ne suis pas une demoiselle en détresse inspecteur et je n'ai aucun besoin d'être sauvée des armées de malfaiteurs que vous pensez m'entourer.

— Pourquoi ? Parce que vous en faites parties ?

— Si c'est ainsi que vous souhaitez me voir, c'est ainsi que je serai, mais je ne vous donnerai pas la satisfaction d'avouer les crimes imaginaires dont vous m'accusez. Maintenant lâchez-moi inspecteur, n'oubliez pas que la maltraitance policière n'est pas loin, dis-je en tentant de dégager mon poignet pendant que la manche de sa veste se relevait légèrement dans le mouvement, ce qui n'était pas bien important.

Il n'y avait rien d'extraordinaire à cela ou du moins il n'y aurait rien eu d'extraordinaire à cela, si la vue d'un tatouage que je ne connaissais que trop bien me figea. C'était un aigle dévorant un serpent et surmontant un nom. Quelques lettres qui me replongèrent au coeur de ces choses qu'il était si difficile de dire et si aisé de voir et ressentir. De cette peine et ce chagrin dont les racines avaient fait naître l'arbre de la colère.

Bien qu'enfouie dans la terre, bien que loin de toute lumière ma tristesse était la mère de ma rage. De cette vengeance qui était aussi importante que l'air que je respirais et que les jours qui s'écoulaient car c'était elle qui permettait d'exister. À cinq ans je n'avais pas pu me défendre, à cinq ans je n'avais pas pu faire autrement qu'être recouverte du sang de mes parents, mais aujourd'hui je le pouvais, je le voulais car j'en avais assez d'être tributaire du monde entier. De dépendre du hasard et de la destinée, d'être une petite chose fragile qui ne savait pas comment se protéger et qui devait étouffer ce qu'elle ressentait car ses sentiments pouvaient trop lui coûter.

— Qui êtes-vous donc inspecteur dis-je en lui attrapant le poignet et en relevant davantage sa manche pour être sûre de ne pas avoir rêvé, pour que le déni ne puisse chasser la vérité.

— Je croyais que vous ne vouliez pas le savoir et que seule ma fonction vous importez puisqu'elle était la seule qui vous concernez.

— Ce n'est visiblement pas le cas et vous le savez n'est-ce-pas ?

— Effectivement. 

— Alors dites-moi votre nom et finissons-en.

— Mathias Flores murmura-t-il pendant que la voix de son père résonnait dans ma tête. Il avait dit qu'il avait un fils du même âge et je l'avais devant moi ! La vie avait décidément une manière bien à elle de mettre en scène la pièce de théâtre dans laquelle performait l'humanité.

— C'est donc l'hôpital qui se moque de la charité ! Vous vous appelez un homme de loi, alors que votre famille ne voit aucun mal à l'enfreindre. Vous me traitez de criminel alors que vous ne valez pas mieux que moi.

— Je n'ai rien à voir avec eux mademoiselle Garcia.

— Cessez de m'appeler ainsi, pestais-je irritée d'entendre le nom de ma famille dans la bouche du fils de celui qui l'avait détruite.

— Et comment voulez-vous que je m'adresse à vous ?

— Ne vous adressez pas à moi. Croyez-moi le monde ira bien mieux comme ça dis-je en le dépassant, fuyant le bruit de la boulangerie. Cette joyeuse effervescence qui semblait soudain être inappropriée au choc que je ressentais.

Je voulais respirer, prendre du recul pour réunir mes pensées, pour que les mots voir et savoir puissent s'allier sans me blesser. De la paix, c'était tout ce que je recherchais mais peut-être était-ce trop demandé.

— Elisabeth entendis-je alors la voix de l'inspecteur derrière moi pendant que je me figeais sans savoir pourquoi et permettais ainsi à un moment d'arrêt de s'installer, un instant où nos liens flamboyaient.

La famille de cet homme m'avait détruite et le fait qu'il existe m'avait sauvé la vie. « J'ai un fils du même âge » avait dit le meurtrier de mes parents et ce fils, je l'avais devant moi aujourd'hui et je ne savais pas si je devais voir dans cette rencontre le sourire du ciel ou le rire de l'enfer. Lui et moi savions si peu de choses l'un de l'autre et pourtant il y avait tant, même si je ne savais pas dire quoi et comment.

Nous ne nous étions jamais vraiment parlé. Nous ne connaissions ni nos couleurs, ni nos plats préférés. Nos principes, nos envies et nos désirs n'avaient jamais été partagés et pourtant derrière tout ce qui n'avait pas été prononcé, il y avait ce qui était. Lui et moi dans cet instant. Un moment où nos regards semblèrent faire déborder tous les cadres de la vie et du temps. Tout de suite et maintenant, il n'y avait plus de limite, plus de criminel et de policier et alors que j'allais prononcer un mot que je ne savais pas encore comment nommer, une vive douleur au bras m'arrêta en faisant résonner en moi un horrible fracas.

Des coups de feu, du sang et du verre brisé et puis des gens qui couraient et se baissaient voulant se préserver de ce que je ne pouvais désormais plus éviter. J'avais été visée et touchée et pendant que Mathias Flores prononçait mon prénom, l'obscurité emporta avec elle le son de ses lèvres et je me sentis dériver dans un monde où n'existait ni pensée ni vérité, juste l'éternité. Une infinité dans laquelle je me dissolvais pendant que ma vie m'échappait. Je me sentais partir, était-ce... ce que cela faisait de mourir ?   

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