Chapitre 42
Était-il possible de vivre une dizaine d'années en une journée ? D'être trompé par la manière dont le temps passait ? Avant aujourd'hui j'aurais appelé du nom de folie une affirmation comme celle-ci, mais je n'en étais plus si sûre désormais. En vingt-quatre heures à peine, j'avais conclu un accord avec un gigantesque cartel criminel, mon frère s'était marié et je m'étais pour la première fois confrontée aux policiers. Tout était allé très vite, trop vite peut-être. Les heures en s'écoulant ne pouvant contenir de trop nombreux sentiments ou du moins c'était ce que j'avais toujours pensé. L'art était en effet si chronophage qu'il rendait le temps étonnamment malléable. Il suffisait de peindre ou de dessiner pour vider des journées entières de la capacité d'être trop remplies ou animées. De prendre un crayon à esquisse et de mettre en forme les premiers traits de tout ce qui serait.
De la manière dont notre monde se fixerait sur le papier pour y prendre vie avec profondeur et vérité. Pour qu'une simple forme indistincte se gorge de couleurs et de détails et devienne une oeuvre d'art ou peut-être simplement un livre pour enfants. Un petit ouvrage comme ceux que je créais et où le monde vivait avec douceur et sérénité. Si je mettais à l'aube le nez dans mes crayons et mon imagination, je n'en ressortais souvent qu'une fois que le crépuscule brillait dans le ciel pour parler au coucher du soleil.
La création rendait l'existence belle et constante et alors que Noah passait sa lune de miel dans un hôtel cinq étoiles, je voulais pour ma part retrouver un sentiment de durée dans les lieux qui m'entouraient. La demeure familiale de Seth et tout ce qu'elle avait à donner. J'aurais pu rentrer chez moi ou passer la nuit chez Carlos, ce frère si accueillant qui ne demandait qu'à aimer et à donner, mais au lieu de cela, je préférais rester seule avec Seth dans un endroit qui le représentait et qui pourrait me permettre de baigner davantage dans tout ce qu'il était. Tout ce qui me réconfortait sans que je n'aie besoin d'y penser.
— J'espère que tout se passera bien pour Noah et sa femme dis-je en continuant à fouiner dans le salon pendant que Seth s'occupait de me préparer quelque chose à grignoter, même si mon appétit était à vrai dire limité.
— Bien ou pas, il faudra que les choses se passent dans tous les cas.
— Que veux-tu dire ?
— Que demain matin du sang devra maculer les draps ou sinon toute cette alliance ne servira à rien.
— Du sang ? Tu ne veux pas dire que...
— Si mon chaton c'est exactement ce que je veux dire, me confirma-t-il avec un sourire où la tendresse et l'amusement se mêlaient.
Seth était un homme dominant et possessif et qu'un mariage doive être consommé pour pouvoir exister semblait être pour lui une normalité ou du moins convenir aux goûts qu'il avait. L'acte physique, la possession du corps et de l'intime étant dans son esprit nécessaire à la vie. Bien que toujours élégant et tiré à quatre épingles, il ne faisait qu'un avec ce qui était plus primitif et sauvage et cela me permettait d'apprendre à ne pas refouler les désirs qui m'animaient. Tant que tout était bien partagé et bien donné, tant que le respect régnait, il n'y avait aucun mal à désirer et expérimenter et une petite voix en moi me disait que ce soir serait un jour de découverte particulier.
Après avoir grignoté un délicieux karaage ainsi que quelques petites douceurs sucrées, j'eus droit à une visite complète de la maison d'enfance de Seth. Un grand tour que je savourais comme un enfant dans un magasin de jouets. Passer de pièces en pièces, découvrir de nouveaux intérieurs, c'était pour moi me plonger dans différentes manières d'être. Avoir dans la main un peu de tout ce qui faisait un être humain, de tout ce qui faisait l'homme qui me guidait. Celui dont l'appartement new-yorkais m'avait livré une façade sans tache et sans âme alors que sa maison d'enfance me plongeait profondément dans son intimité et dans tous ce qui la constituait. Dans la manière dont un être grandissait au fur et à mesure que le temps s'écoulait, comme le coeur des arbres gardait secret leur âge, enfermant au coeur du bois leur nombre d'années et toutes les saisons qu'ils avaient vues passer.
Tout ce qui faisait que leurs cimes étaient aussi élevées et qu'on pouvait les dire vivants et vrais. Un arbre avait une âme dont témoignaient ses branches et ses racines, ses feuilles et ses brindilles et un être humain avaient les lieux dans lesquels ils avaient aimé. C'était eux qui gardaient les secrets des années et la voix d'un passé trop éloigné pour être murmuré, mais qui pouvait être vu avec facilité. Je pouvais admirer le petit tain avec lequel Seth avait joué, le mur sur lequel il avait été mesuré et les plats dans lesquels sa mère lui avait préparé ses mets préférés. Je pouvais regarder et me surprendre à imaginer l'enfant qu'il avait été et la beauté et la pureté de son passé.
Cette maison gardait en elle les trace de son innocence, d'un bambin qui avait adoré les legos et les soldats de plomb et puis qui avait grandi et enfermé dans ses lieux sa soif pour les attaches et les liens. Pour tout ce qui faisait un aspect important de sa personnalité, celui du contrôle et de la domination qu'il exerçait sur moi dans l'intimité et qu'une étrange pièce au bout d'un couloir cristallisait. Elle était étonnamment élégante et raffinée, comme pour montrer que ce qui était sensuel et charnel n'était pas forcément cru ou vulgaire. Il n'y avait pas de cuir, de menottes ou d'étoffe écarlate, tout ce qu'on voyait dans les films ou lisait dans les livres, juste des cabinets en laque et des objets disposaient avec le même soin que s'ils avaient été exposés dans un musée. Des lampes du XIXe réalisés à partir de boîtes à thé anciennes côtoyaient de la porcelaine fine et puis des fouets japonais qui trônaient sur des présentoirs comme des objets d'art.
Il y avait dans cette pièce l'atmosphère d'un boudoir ou peut-être d'un salon asiatique, d'un de ces lieux qui faisaient voyager sans qu'on ait besoin de bouger. De faire une valise ou un pas, puisque tout ce qui était beau et grand était déjà là.
— Pourquoi y a-t-il tant de cordes ici ? demandais-je en connaissant déjà la réponse mais en ayant besoin de l'entendre de sa bouche.
— C'est dans cette pièce que je me suis exercé au shibari durant mon adolescence.
— Avec des femmes ? l'interrogeais-je en essayant de dissimuler la pointe de jalousie qui prenait vie dans mon esprit.
Seth était un homme d'expérience qui avait certainement dû avoir un nombre incalculable de conquêtes et de maîtresses, mais le plaisir et l'expérimentation sexuelle n'étaient pas la même chose que de conduire une femme dans la demeure de son enfance. Laisser entrer quelqu'un ici, c'était lui donner la possibilité de pénétrer en lui et je n'aimais pas l'idée que quelqu'un avant moi ait eu assez d'importance pour compter à ce point.
— Je me suis exercé sur des mannequins mon coeur, dit-il en s'avançant vers moi pour se presser contre mon dos et me serrer contre lui en déposant un léger baiser contre la peau de mon cou.
— Vraiment ?
— Oui, tu n'as donc aucune raison d'être jalouse, je n'ai jamais aimé personne avant toi mon chaton.
— Que viens-tu de dire ? murmurais-je alors que mon coeur commençait à s'emballer.
— Je t'aime Elisabeth, dit-il en me retournant vers lui et je pense que tu m'aimes aussi.
L'amour... quelqu'un m'avait un jour dit qu'il ressemblait à un feu de forêt, à des flammes qui dansaient dans l'obscurité. Réchauffant et éclairant à la nuit tombée devenant le tout parfait qui nous protégeait du monde entier, mais pouvant malgré tout toujours brûler si on s'en approchait de trop près. L'amour était aussi beau qu'il était cruel et j'avais envie de dire que je n'étais pas à lui.
J'avais envie de secouer la tête, de hurler un non vif et définitif, mais tout ce que je réussis à faire fut de sangloter comme une petite fille effrayée, apeurée par la portée du mot aimer. Accepter l'amour que je ressentais me rendrait encore plus délicate et vulnérable, alors que j'avais pour me venger besoin d'être aussi forte qu'un rocher. Une pierre que les millénaires avaient forgée et qui savait comment résister aux attaques du monde qui l'entourait. Ne pas laisser le vent et la pluie l'éroder ou du moins ne rien montrait. J'avais besoin d'apprendre à mentir et à tromper, à vivre dans un univers plus difficile et exigeant que celui que je connaissais et pourtant malgré tout ce qu'il fallait, tous les impératifs que me murmurait mon esprit pour me forger une armure que personne ne pourrait percer, je me contentais d'écouter ce que mon coeur disait, de laisser chacun de ses battements parler du mot aimer.
— Je t'aime aussi Seth, je ne sais pas si cela nous apportera du bon ou du mauvais mais je ne pourrais jamais m'empêcher de t'aimer.
— L'amour n'est jamais un mal mon coeur, dit-il en m'embrassant avec douceur.
L'amour n'était jamais un mal, mais il pouvait faire très mal. Il pouvait trahir et mentir, tout nous prendre aussi vite qu'il nous avait tout donné et même si je n'avais plus peur désormais que Seth me berce de mensonges et de malhonnêteté, je tremblais tout de même de le voir m'échapper. Que ce monde difficile qui était notre réalité me l'enlève comme il l'avait fait avec mes parents et comme il pouvait le faire avec chaque personne que mon âme abritait. Noah et Seth et même Carlos, ce frère qui ne m'avait jamais oublié, même s'il ne m'avait jamais rencontré. L'amour si je le perdais, comment pourrais-je vivre après ? Comment pourrais-je être sans être aimée ?
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