Chapitre 39
J'avais entendu dire qu'une très bonne raison de vivre était aussi une excellente raison de mourir. À l'époque je n'y avais pas vraiment prêté attention car qui était attaché au monde restait loin du suicide et de ses implications.
Je n'avais pas voulu saisir que ce qui poussait à mourir n'était pas très éloigné de ce qui nous permettait d'exister. C'était la même pièce, elle avait simplement soudain été privée de toute luminosité. Elle était passée de la clarté à l'obscurité, une lumière que je devais maintenant rallumer dans le coeur d'Isabella Perez pour la convaincre que tout ce qu'elle ne voyait pas était là néanmoins. J'étais seule près de la porte de la véranda où mon guide m'avait abandonné avant de prendre trop rapidement ses jambes à son cou et sans intermédiaire, je ne savais pas comment faire un pas. Comment m'annoncer, avancer, dire ce qui devait l'être avec facilité puisque rien dans la situation de cette femme, ni dans ce que je venais lui proposer ne pouvait être ainsi qualifié.
— Qui est là ? demanda alors la voix de notre fidèle vieille dame qui avait perçu le léger bruit de craquement qu'avait fait mes talons sur le sol pavé du chemin de la propriété.
— Elisabeth Garcia, je suis venue rendre visite à mademoiselle Isabella Perez dis-je alors en approchant assez pour pouvoir enfin apercevoir la femme qui épouserait bientôt mon frère ou du moins qui le ferait si je menais rondement mon affaire.
Elle était fine et distinguée, emplie d'une de ses beautés dont on aimait habiter les contes de fées. De longs cheveux blonds, des yeux entre le vert et bleu et un air si mélancolique et princier qu'il lui donnait vraiment l'impression d'être un membre caché de la royauté.
Allongée de manière désinvolte sur un lit de repos, elle lisait un lourd ouvrage ancien pendant que sa protectrice tricotait sur un fauteuil en cuir. Entre elles, un guéridon en bois marqueté où trônaient fièrement deux limonades et une assiette remplie de biscuits ajoutait un côté aussi idyllique que gourmand à la scène. À un tableau parfait qui après la conversation que je venais de surprendre n'était pas aussi fantastique qu'il y paraissait.
— Visite ? répéta-t-elle comme si elle ignorait le sens de ce mot ou qu'il ne présageait tout simplement rien de bon.
— Oui, je suis venue vous tenir un peu compagnie.
— Compagnie, répéta-t-elle une nouvelle fois en fronçant les sourcils.
— Oui je suis...
— Elisabeth Garcia. Vous l'avez déjà dit, vous êtes celle qui s'en est sortie, vous n'avez rien à faire ici.
— Et pourquoi pas ?
— Parce que ce monde n'est pas pour vous.
— Alors aidez-moi à le laisser derrière moi.
— Je ne pense pas avoir ce pouvoir.
— Et pourtant vous l'avez. Devenez ma belle-soeur et sortons ensemble de nos carcans.
— Si j'étais une personne ordinaire, je dirais que vous avez perdu la tête, mais étant celle que je suis et ayant connu ce que j'ai connu, je suppose que vous cherchez à unir nos familles et que mon frère vous a averti que cette question était la seule qui m'appartenait.
— En effet.
— Pourquoi ?
— Pour me venger.
— De qui ?
— De la famille Flores.
— Une raison ?
— Ils ont assassiné mes parents, répondis-je simplement.
Toute cette conversation ressemblait à une simple équation. Une formule mathématique où les chiffres et les symboles suffisaient pour parler ou un langage codé pouvait être utilisé pour tout résumer. Elle et moi étions entièrement différentes l'une de l'autre et pourtant nous étions proches d'une certaine façon. Nous n'étions rien de plus que des inconnus, des êtres qui ne s'étaient jamais vus, mais avions tout de même l'impression d'être unies par une secrète vie. Un mouvement que personne ne voyait jamais vraiment, mais qui décidait toujours des accords et des liens qui se faisaient, de la manière dont les âmes répondaient à des mélodies qui s'accordaient.
— La vengeance n'est en général jamais une bonne idée.
— Elle n'est pas mon idée, mais ma nécessité, notre nécessité. Votre existence ne semble en effet pas vous offrir toute la satisfaction que vous méritez.
— Si j'avais été bouddhiste, je me serais dit que cette vie est le châtiment que je dois endurer pour avoir vécu une existence passée où le bien n'a pas été fait. Que ma souffrance n'est qu'un moyen d'expier un mal ancien que je ne connais pas mais que me rappelle en permanence mon karma.
— Mais vous n'êtes pas bouddhiste et le destin est certes injuste, mais il n'est jamais une injustice.
— Que voulez-vous dire ?
— Que la vie est injuste pour tout le monde, mais qu'elle ne peut pas être une injustice pour le monde.
Tout le monde mourrait, mais le monde ne pouvait être résumé au moment où on allait le quitter, même si celui-ci viendrait. Il y avait plus à prendre dans l'existence qu'un seul instant de souffrance, mais comment en convaincre une personne qui souffrait depuis si longtemps que l'univers ne se résumait pour elle qu'à un infini champ de peine ?
— Vous parlez en énigmes et je n'ai jamais eu de goût particulier pour ces petites choses qui triturent en permanence l'esprit mais ne le contentent jamais.
— Alors vers quoi inclinent vos goûts ? demandais-je en jugeant plus prudent de changer de sujet.
La philosophie et les mots élevés étaient en effet très admirables sur le papier, mais jamais pour obtenir ce qu'on voulait, car pour pénétrer l'esprit d'autrui, il fallait parfois s'en éloigner ou du moins lui faire croire qu'on l'avait quitté pour en réalité davantage s'y plonger. Qui ne passait pas par la porte d'entrée pouvait après tout toujours trouver une fenêtre par laquelle se faufilait. Un passage dérobé que personne ne connaissait, mais qui nous permettait au final toujours d'arriver là où on le souhaitait.
— J'aspire à la monotonie. Au calme d'un quotidien, sans malheurs et sans joies, répondit-elle au bout d'un moment avec une voix dont le calme me transperça comme une dague.
Ne plus rien ressentir pour ne plus souffrir, c'était ce qu'elle avait semblé choisir. S'enfermer dans un coin du monde où la joie ne pourrait peut-être pas la trouver, mais où la peine ne pourrait pas non plus exister. Toute sa vie, cette femme semblait avoir appris à vivre sans mourir et à mourir sans vivre. Comment lui faire comprendre aujourd'hui que l'existence pouvait être différente ? Comment la convaincre d'embrasser à nouveau la terre entière alors qu'elle avait tellement souffert qu'elle semblait avoir renoncé à tout ce que le monde pouvait encore donner.
— Pas de nouvelles, bonnes nouvelles, c'est ça ? dis-je au bout d'un long silence.
— Cela l'est en général.
— Et quand est-il des bonnes surprises ?
— Je n'ai jamais aimé les surprises et j'ai passé l'âge d'essayer de me convaincre qu'elles pouvaient m'être profitables.
— Alors de quoi essayez-vous de vous convaincre le soir quand vous ne dormez pas et que votre esprit reflète vos désirs et vos envies comme un miroir brillant dans la nuit.
— Plutôt que de me raconter des contes, je me contente de prendre un somnifère. Vous devriez essayer, c'est très utile pour les esprits agités.
— Mon esprit n'est pas agité.
— Vraiment dit-elle en souriant à la manière d'une Mona Lisa emplie d'autant de peines que de joies. Si vous êtes en paix aujourd'hui, vous ne le serez pas demain. La vengeance ne vous laissera pas goûter à la tranquillité et je vous conseille de l'abandonner pendant que vous le pouvez. Explorez le monde, ayez des enfants, vivez dans un univers où les gains ou les pertes peuvent être facilement mesurés avant d'être oubliés et où vous pouvez croire que la destinée est un mot hospitalier.
Des enfants, des voyages et un monde libéré de toute obscurité, comment ne pas en rêver ? Comment ne pas laisser une partie de moi être touchée par les mots qu'elle prononçait ? Par l'idée de parcourir l'univers et de vivre d'art et de beauté. De laisser la vie et le rêve s'épouser, se confondre pour que le songe devienne vrai. Il me suffisait de respirer pour pouvoir tout voir et peut-être aussi tout avoir.
Pour ressentir à quel point il serait bon de se lancer dans de grandes et belles pérégrinations, d'étancher cette intime soif que j'avais de pouvoir mettre en couleurs des terres éloignées. J'avais déjà été en Europe, mais l'Asie me tentait irrépressiblement. J'avais envie de découvrir la Chine et le Japon, de me perdre dans des vies dont je ne connaissais pas le nom et je savais qu'elle en avait envie également, que le rêve dont elle parlait était celui qu'elle voulait posséder.
— Est-ce mon songe ou le vôtre ? Des voyages, un bébé, une vie de paix, est-ce le tableau dans lequel vous vous voyez ?
— Comment une femme comme moi peut-elle se voir ailleurs que dans une cage ? Je suis faites pour rester enfermer et regarder les jours passer et se ressembler.
— Vous êtes faites pour ce que vous voulez.
— Vouloir, c'est un mot que vous et moi ne sommes pas en mesure de posséder.
— Vous le pouvez, nous le pouvons.
— Et quel sera le prix de mes volontés ?
— Je pense que vous le savez.
— Je devrais épouser votre frère.
— Noah est un homme bien, vous ne trouverez pas meilleur mari que lui.
— Je n'en doute pas, mais homme bien ou pas, votre frère est tout de même un criminel, en quoi ma vie avec lui sera différente de celle que j'ai aujourd'hui ?
— Elle le sera. Vous avez ma promesse. Si vous l'épousez, vous pourrez retrouver votre liberté.
Liberté, choix et destinée, c'était des mots qui nécessitaient davantage qu'une conversation volée. Plus de temps, d'espoir et de volonté que quelques mots abandonnés sur le papier et pourtant parfois nous n'avions pas le temps pour nos choix. Il fallait avancer ou reculer, laisser toute notre vie être suspendue à un instant qui mettrait une seconde pour passer mais dont on se souviendrait pour l'éternité.
Un instant que je n'oublierais jamais, car aux lèvres d'Isabella Perez était attachée tout ce qui m'animait. Tout ce que ses mots transformeraient ou non en réalité, car il fallait si peu pour avoir beaucoup, si peu pour que tout soit vrai, mais ce n'était pas pour ça qu'il le devenait et cette réalité était en ce moment une cruelle vérité à expérimenter et peut-être aussi à laisser aller...
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