Chapitre 28
J'avais toujours aimé l'aéroport international de San Francisco. Son esthétisme, sa conception et l'impression que son odeur était celle de la découverte, qu'il était un lieu où l'imagination pouvait être fertilisée, même si beaucoup ni auraient rien vu de particulier. Il y avait du verre et de la lumière, un modernisme qui pouvait évoquer tous les lieux de la terre, mais qui me rappelait la mienne. Celle qui appartenait également à mes frères. À Noah qui y était né, mais aussi à Carlos ou du moins c'était ce que m'apprenaient les informations glanées auprès de Seth en attendant de passer les formalités douanières.
Contrairement à Noah et à moi, il n'était pas né aux États-Unis et n'y avait pas passé les premières années de sa vie. Il avait vécu et grandi au Mexique, sur la terre de sa mère. Une femme forte et belle que mon père avait rencontrée avant la mienne, aimé et abandonné. Le mariage de mes parents n'avait pas été parfait, mais Seth et Noah s'accordaient pour dire qu'ils s'étaient aimés passionnément et qu'ils ne s'étaient jamais rien cachés. Ma mère savait que Carlos existait et c'était même elle qui avait initié sa migration en Californie, jugeant qu'un lien avec le Mexique pouvait être profitable pour les affaires de notre famille. Elle avait fait passer le commerce et le chiffre avant le ressentiment et la jalousie, car elle avait toujours été une femme d'esprit.
Une froide calculatrice disait certain, une princesse du crime disait d'autre. Mon portrait craché selon mon frère qui proclamait depuis mon enfance que je lui ressemblais complètement. J'étais elle et elle était moi, mais la vie m'en avait toujours fait douter, car comment pouvait-on s'identifier à l'ombre de ceux qu'on avait aimés et qui nous avaient trop tôt quittés. Ma mère était partie, mais des années avant sa fin, elle avait changé l'existence de Carlos et de la première femme qui avait compté pour son mari.
À la recherche d'une vie meilleure, ils avaient accepté de laisser le Mexique derrière eux et de traverser la frontière américaine. De se jeter dans ce pays fait pour cristalliser les espoirs de ceux qui le regardaient de loin. Pour fuir la famine et la pauvreté ou simplement continuer à rêver, beaucoup de peuples avaient traversé des océans entiers et fait vivre les mots voyager et tout quitter. Immigré, c'était jeter sa vie à la mer pour la récupérer sur une autre terre. La laisser dériver jusqu'à voir ses pages gondoler et son passé se diluer dans l'eau qui nous séparait désormais du ciel sous lequel nous étions nés. Nous récupérions l'histoire malmenée de notre existence et essayions d'y écrire un nouveau chapitre. De faire sécher son papier, de garder les mots du passé tout en utilisant ceux du présent pour les compléter et peut-être aussi les raviver. Pour repasser sur certaines lettres en mangeant certains plats et en continuant même si nous étions loin, à faire vivre toutes ses traditions et rituels dont on ne parlait pas.
Tous ces mots avec lesquels on avait appris à s'exprimer et qu'on pouvait encore prononcer pour garder en soi son passé. Pour que l'identité soit davantage qu'un mot vide à prononcer. On disait que quand un arbre naissait, sa terre et ses racines se confondaient, se mêlaient pour permettre à ses branches de pousser. On disait que les fruits de la terre qui nous avait vu naître avaient toujours un goût de sucre et de beauté, je ne savais pas si c'était vrai pour des personnes qui avaient dû laisser leur terre derrière eux, mais cela l'était pour moi, car aucune contrée n'égalerait jamais dans mon coeur celle de l'Ouest américain, de la Californie et d'une partie des Etats-Unis qui me disaient qu'il était beau d'être en vie.
Peu importe l'époque de l'année il suffisait de voir la mer baigner de lumière pour croire que la terre entière n'avait pas besoin d'exister tant que nous pouvions continuer à posséder cette clarté. L'odeur de l'air était différente pour chaque terre et j'aurais reconnu celle de la mienne, perdu dans mille contrées de l'univers. J'étais à la maison et pendant un instant l'inhaler suffit à me faire tout oublier. Le temps d'une respiration, je pus simplement profiter du bonheur qu'on ressentait à être dans des lieux familiers et aimés et puis ma toute nouvelle réalité revint frapper à ma porte pour me demander de la laisser entrer.
— Regarde ma chérie, me dit Noah d'un ton gai en pointant du doigt un homme sensiblement plus âgé que lui, Carlos nous attend déjà !
Carlos, malgré le sang qui nous unissait, un frère qu'on avait jamais vu restait un inconnu. Contrairement à Noah, il ne m'avait pas réconforté la nuit, ne m'avait pas appris à faire mes lacets ou concocté mes plats préférés. Il était un étranger et pourtant j'avais envie de voir dans son visage hospitalier une promesse d'amour et de paix. Physiquement, il n'était ni beau, ni laid, c'était le genre de personne qu'on ne pouvait dire ni repoussante, ni attirante.
Il n'avait pas comme Seth, un charisme insensé et ce n'était pas non plus comme on le disait souvent de Noah, un éphèbe souriant et hospitalier, c'était un homme qui portait sur lui les traces de la vie qu'il menait et de la rudesse qui l'habitait. Une longue cicatrice lui marquait l'avant-bras, ses arcades sourcilières semblaient aussi cacher les stigmates d'anciennes plaies et il paraissait malgré son visage détendu et joyeux, toujours aux aguets, comme si derrière sa gaité et sa bonhomie se cachait l'ombre d'un sombre monde. D'un univers où relâcher sa vigilance pouvait trop coûter, où il ne fallait jamais oublier qui on était pour ne pas perdre tout ce qu'on avait. Il semblait pouvoir gérer avec froideur et insouciance ce qui était rude et sanglant, mais aussi être doux et aimant ou du moins, ce fut la première impression qu'il me donna. Des sensations qui furent confirmées quand il se jeta sur moi avec joie.
— Mi querida hermanita, dit-il en m'enlaçant et en me soulevant comme une petite fille de deux ans.
— Calme-toi Carlos intervint alors Noah avec un sourire dans la voix. Tu vas effrayer Ellie avec toutes ces effusions.
— Pourquoi ? N'ai-je pas le droit de prendre ma petite soeur dans mes bras ? Cela fait vingt-cinq ans que j'attends de pouvoir la serrer contre moi.
— Et moi n'ai-je pas le droit à un câlin ? intervint l'homme trapu qui l'accompagnait.
— Pour l'amour du ciel, ne me dites pas que c'est encore un autre frère ! m'exclamais-je en provoquant bien malgré moi l'hilarité générale.
— Non hermanita, c'est le fils du frère de ma mère, mon cousin germain Carlito.
— Puisque nous n'avons pas de lien de...
— Pas de ça chez nous voyons, dit cet homme à la carrure de gros nounours en me serrant vigoureusement contre lui. La soeur bien-aimée de Carlos est aussi la mienne. Considère que tu as maintenant deux nouveaux frères cariña !
— Ça c'est bien mon Carlito, dit Carlos en lui donnant une vigoureuse tape dans le dos, pendant que Noah me caressait la tête d'un geste doux et que j'essayais de me défaire de ma mine éberluée.
— Ne fais pas cette tête me murmura Seth un instant plus tard en me caressant la main, ce ne sera pas si terrible que ça.
Pas si terrible que ça ou pas, ce n'était pas comme si j'avais le choix. Chaque chose avait son prix et j'avais choisi de payer le mien. De m'immerger dans tous les recoins cachés de la ville que j'aimais et dans tous les secrets de mon passé. Tout ce qui permettrait au mot venger d'être davantage qu'une pensée. La vengeance, il était temps qu'elle étende ses ailes et se mette à voler, qu'elle me montre ce que cela faisait d'aller plus loin que les sentiers qu'on avait mille fois empruntés. Carlos, il était mon frère, mais il semblait aussi être une porte d'entrée vers le monde de la criminalité, cet univers que ce moment semblait personnifier et qui serait mille fois plus vaste que je l'avais imaginé. Mille fois plus riche que tout ce que j'avais pu penser...
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