Chapitre 27
Six heures et demie, c'était le temps qu'il fallait en avion pour aller de New-York à San Francisco. Pour retrouver la plus européenne des villes américaines, celle de mon enfance et de mes rêves. C'était dans cette ville que j'avais compris ce que voulait dire être en vie et je l'avais toujours résumé à la beauté et à la paix, car j'avais choisi de l'aimer. J'avais appris à y marcher, je m'étais émerveillée devant la magie que ne voyaient plus les adultes mais que percevaient profondément les enfants. La beauté d'une fleur ou d'une pierre, d'un monde naturel qui avait vécu avant nous et qui existerait bien après.
De toutes ses choses qui appartiendraient plus tard dans notre esprit aux sciences naturelles, mais qui n'étaient à cinq ans qu'une source fabuleuse d'éblouissement. Dans mes plus jeunes années, je m'étais suffi du ciel et du soleil et puis j'avais grandi et j'avais cherché autour de moi les objets qui parlaient de mon humanité. Tous les lieux qui disaient la manière dont avait été hier et dont pouvait être demain, toutes les possibilités et les réalités de l'existence qui nous était donnée et que San Francisco livrait de manière variée. Il n'y avait pour moi rien de plus beau que de franchir la porte du dragon et aller manger le meilleur plat chinois des États-Unis dans un quartier qui vous donnez l'impression d'avoir quitté le pays. De voyager sans faire un pas hors de chez soi ou peut-être simplement de réaliser la beauté de la diversité de la ville qu'on habitait.
S'émerveiller tous les jours comme un touriste de la liberté des eaux qui y coulaient, de tout ce qui passait en nous sans qu'on ne puisse l'arrêter. Voir les voyageurs de passage remonter Powell Street bien accrochés dans un Cable Car ancestral et se dire qu'il faudrait un jour se laisser aller à la tentation de le prendre de nouveau. De goûter au plaisir de prendre le ferry jusqu'à la prison fédéral d'Alcatraz, de faire une photo du soleil qui se couchait sur le Golden Gate et d'arpenter la jetée 39. De vagabonder dans de petits magasins mi touristiques, mi authentiques, de manger un lobster roll et puis de regarder les otaries. De goûter à tout ce que les guides de voyage pointaient et qu'on finissait par oublier alors qu'il était parfois beau de s'en rappeler, de garder en soi la capacité d'être subjugué par les lieux du quotidien et d'ouvrir en permanence son regard.
Les Etats-Unis étaient un monde au lieu d'être un pays, mais peut-être que tous les pays étaient d'une certaine manière ainsi. Qu'ils soient grands ou petits, proches ou lointains, ils avaient tous de la diversité en leur sein, ainsi le nord de l'Italie avec ses lacs lombards et ses canaux vénitiens n'étaient pas la riche terre paysanne des Pouilles ou de la Calabre. Cette Italie napolitaine où des tomates tressaient en grappes brillaient sur des terrasses et ou on dégustait la meilleure mozzarella et burrata qui soit. Celle que le lait de bufflonne nourrissait et qui fondait sur le palais et garnissait généreusement les meilleures pizzas que la terre portait en son sein.
L'Italie, la France, l'Angleterre mais aussi l'Espagne, l'Allemagne et le Portugal, mon frère et moi les avions visités pour fêter mes vingt ans, nous offrant un grand tour aussi fastueux que somptueux. L'Europe, les voyages et l'abondance, quelque chose en moi avaient envie d'y tremper à nouveau les lèvres. De laisser derrière moi tous les mots difficiles et sombres du quotidien pour goûter à la beauté de la simplicité. D'un repas un peu trop riche, d'une sieste en pleine après-midi et puis de la visite d'un palais ou d'un musée. D'un lieu que je pourrais dessiner pour alimenter des oeuvres variées. Des livres pour enfants qui commenceraient à germer dans mon esprit, à utiliser les mots aventures et pérégrinations pour être vastes et beaux. J'avais envie de beaucoup de choses et j'aurais pu les avoir. Simplement partir loin et ne pas regarder derrière moi, mais sans me venger à quoi donc ma vie pouvait rimer ?
Si je ne rendais pas hommage à mes parents, si je bafouais la mémoire et le sang, comment pourrais-je un jour me regarder en face et me dire vraie et honorable ? Comment pourrais-je surmonter le vide et la peine que mon passé avait créés et qui étaient si puissants que je pouvais presque les toucher. Fermer les yeux et saisir le moment où tout avait basculé, cet instant où mon cauchemar s'était formé.
— À quoi penses-tu Ellie ? me dit Noah en interrompant le fil de mes pensées.
— À San Francisco.
— Es-tu heureuse de rentrer à la maison ?
— Oui et non.
— Que veux-tu dire ma chérie ?
— Cette ville a toujours été pour moi belle et parfaite, mais continuera-t-elle à l'être ?
— Bien sûr, rien ne changera petite soeur. Je ne laisserais jamais personne te toucher, n'en doutes jamais.
— Je n'en doute pas, mais...
— Il te faut du temps pour t'habituer à la vérité, mais je ne veux pas que tu la craignes Ellie. Ce que nous sommes n'est pas un mal et personne ne te fera aucun mal.
— Pourquoi le « Black and White » ? Pourquoi un club BDSM ? demandais-je alors comme si cette question était l'enchaînement logique de notre conversation. N'importe quelle autre activité aurait permis de blanchir de l'argent tout aussi facilement. Pourquoi choisir celle-ci en particulier ?
— Parce qu'il n'y a rien de mieux que d'allier l'utile et l'agréable ma chérie et parce que beaucoup de nos associés ont des goûts semblables aux miens.
— Tu veux dire que tous les criminels sont forcément des dominants ?
— Non, répondit-il en souriant, mais la plupart des chefs de cartels le sont néanmoins. Ils aiment fuir la noirceur de leur univers dans la lumière d'un autre être.
— C'est ce que tu aimes aussi ?
— Peut-être ou peut-être pas Ellie. Je n'ai jamais eu de grands talents pour la psychologie, tout ce que je sais c'est qu'il est parfois bon de goûter à ce qui ne nous est pas donné.
— Je ne comprends pas, répondis-je de plus en plus confuse par ces mots qui m'évoquaient un étrange clair-obscur.
Un tableau dont la scène semblait étrangement plus éclairée par la noirceur qui l'abritait que par toute la lumière qui lui permettait de briller. Un monde où le blanc et le noir ne faisait qu'un, comme un tableau oublié d'un artiste du passé. Un Caravage dont les toiles semblaient pouvoir nous faire goûter à la saveur de l'obscurité. Au goût presque idyllique de tout ce qui était tapi sous le manteau de la nuit. À toutes ses oeuvres d'art rempli d'anges tombés et d'un enfer dont le grand et sublime Lucifer avait un jour était le plus bel ange du ciel. Un monde de légendes qui nous disait que le bien et le mal n'étaient jamais vraiment ni tout blanc, ni tout noir. Qui nous perdait tellement qu'on ne pouvait y rester bien longtemps et que j'avais sûrement assez exploré pour l'instant.
— Peut-être n'est-ce pas un mal petite soeur, me répondit-il simplement en me caressant les cheveux d'un geste apaisant. Maintenant essaye de dormir un peu, il te faudra du repos pour subir les embrassades de Carlos.
Dormir, cela n'avait jamais été ma spécialité ou du moins pas quand je voyageais. Certaines personnes s'asseyaient dans leur siège, calaient bien leur tête et sombraient dans le sommeil alors que je passais souvent des heures à flâner sans parvenir à goûter à une seconde de repos ou de paix.
Les turbulences qui secouaient, les stewards et les hôtesses qui passaient et les pensées qui bourdonnaient dans mon esprit formaient un cocktail de mouvements et de vie qui m'empêchaient de laisser de côté l'éveil et l'agitation d'une existence qui évoluait constamment. Je ne pouvais m'assoupir mais j'étais en mesure de regarder un film, de lire ou même d'écouter de la musique et de profiter de mille loisirs.
J'avais même la possibilité de prendre mon carnet à dessin et mes crayons de bois et de travailler sur mes oeuvres à venir. Une myriade de distractions me tendait les bras et alors que je n'avais qu'à approcher ma main pour les saisir et laisser le temps s'écouler avec facilité et rapidité, je n'avais pas envie de bouger. Je ne voulais pas me plonger dans quelque chose alors que j'étais pleinement au milieu d'autre chose et Seth sembla étonnement le comprendre.
— Repose-toi mon coeur, dit-il en me calant contre lui et en déposant un baiser sur mon front.
— Je ne sais pas si...
— Tu n'as pas besoin de dormir ou même de faire quoi que ce soit Elisabeth. Tu n'as pas besoin de choisir, juste d'être là et de vivre. Tu as le droit d'être simplement là maintenant.
Être simplement, cela semblait si facile sur le papier, mais si difficile en réalité ou du moins si difficile pour moi qui voulait toujours garder mon esprit occupé. Être productif, remplir son temps et son esprit étaient pour moi des constantes importantes.
Je voulais toujours avoir le contrôle, mais Seth me permettait de l'abandonner. De libérer mon corps et mon esprit dans l'intimité, mais aussi dans un moment comme celui-ci où tout ce que je souhaitais était me sentir protéger. Ne jouir ni du sommeil, ni de l'éveil, mais du bonheur simple et pur d'être désirée et choyée et peut-être aussi aimée...
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