Chapitre 24

Celui qui recherche la vengeance devrait commencer par creuser deux tombes disait Confucius dans ses Analectes, mais ce qu'il ne disait pas, c'était que cela ne comptait pas. Qui voulait se venger avait peut-être plus à perdre qu'à gagner, mais qui se souvenait des visages ensanglantés de ceux qu'il avait aimés, pouvait-il vraiment raisonner ainsi et laisser une telle perte impunie ? La vengeance, elle était un remède empoisonné que j'étais prête à avaler d'un trait pour pouvoir accepter l'amertume qui m'habitait. Tout ce qui aurait pu être et ne serait jamais parce qu'un seul être sur cette terre avait voulu utiliser notre sang pour fertiliser ses terres. Pour faire pousser sur les corps de mes parents le verger qui le nourrirait et la vue qu'il serait heureux d'admirer.

Des arbres dont les vingt années qui s'étaient écoulées avaient largement dû nourrir de soleil et d'air frais. Les meurtriers de mes parents avaient eu le temps de prospérer, mais tout leur bonheur, je voulais aujourd'hui leur enlever. Les flammes dans lesquelles ils nous avaient fait brûler devaient être celles par lesquelles ils périraient et cette volonté de laver le feu par le feu et d'y noyer chaque doute et peine dominait mon âme tout entière. J'avais un autre frère, ma famille possédait un empire criminel, j'aurais dû être effondrée, trembler et pleurer, m'écrouler devant la perte des fondations de mon être, mais j'avais au contraire l'esprit trop clair.

Comme un reptile qui ne se souciait de rien à part de sa proie, tout ce que je voulais, tout ce qui faisait que j'étais encore pleine et entière était le désir de me venger qui m'habitait. Alors que tout ce qui était important hier aurait dû le rester aujourd'hui, j'avais l'impression de regarder le monde à travers des oeillères et d'avoir posé sur des étagères tout ce qui comptait, il y a encore un clignement de paupières. Le bon, le mauvais, New-York et son baiser, les émois de la passion et le désir de faire prospérer mon imagination. D'offrir aux enfants les clés du monde qu'ils habitaient à travers des contes de fées.

J'étais une autrice et dessinatrice de livres pour enfants et non une criminelle. Je ne savais rien de la façon dont ce monde fonctionnait, ni de ce qu'il demandait de sacrifier. Il n'était pas à moi, mais j'étais à lui que je le veuille ou pas. C'était en lui que brillaient ma vérité et mon passé, ainsi que des racines que je ne pouvais ni changer, ni ignorer.

— Je veux détruire tout ce qu'ils ont construit sur le sang de nos parents, dis-je au bout d'un instant avec une voix qui me parut une nouvelle fois trop froide et sereine pour être mienne. Je veux les voir payer chaque moment de peine et de détresse qu'ils nous ont causé.

— Ce monde n'est pas fait pour toi ma chérie, protesta Noah avec douceur.

— Mais c'est le mien que tu le veuilles ou pas.

— Je ne le veux pas Ellie.

— Ce n'est pas ton choix.

— On ne peut pas faire le mal sans être touché par le mal, intervint alors Seth avec la voix d'un sage lointain.

Il semblait évoquer une très ancienne vérité qui disait que le mal pour prospérer se nourrissait de celui qui le causait. Qu'il se frayait un chemin dans son âme avant d'éclater et de se déchaîner sur la personne qu'on visait. Le mal ne laissait peut-être personne gagner, mais ce n'était pas la victoire que je visais, mais la paix. La justice d'un monde qui n'en avait pas mais que je pouvais rendre juste néanmoins pour mes parents, pour Noah et pour moi, et pour tout ce qui ne serait plus jamais.

— J'ai déjà été touchée par le mal Seth. Quel péché avais-je commis à cinq ans pour voir mourir ainsi mes parents ?

— Tu sais très bien que ce n'est pas la même chose.

— Cela m'est égal, j'ai pris ma décision et je n'en changerais pas.

— Que faisons-nous alors ? dit-il en haussant les sourcils et en se retournant vers mon frère.

Noah, la voix du calme et de la joie semblait beaucoup plus excité que décomposé par la situation qui se présentait devant nous. Il avait l'air d'un petit garçon qui se délectait du tour qu'il allait jouer, de la manière dont il placerait correctement ses pièces sur l'échiquier. Mon frère paraissait aussi emporté que moi par la nouvelle, ce qui n'était pas le cas de Seth. Peut-être parce que cette perte n'était pas aussi personnelle pour lui que pour nous, il était plus maître de ses émotions, plus éloigné du feu qui nous habitait, mais pas insensibilisé au pouvoir qu'il abritait.

Malgré son calme et son sang-froid il semblait déterminer à se plier au jugement que mon frère poserait sur le papier. Un choix qui ne mit d'ailleurs pas longtemps à arriver.

— Ellie veut se venger, Ellie aura sa vengeance, mais ma chérie, tu ne nous quitteras pas d'une semelle. Nous faisons tout ensemble ou nous ne faisons rien du tout, c'est compris ? 

— Bien sûr répondis-je en souriant pendant que Seth levait les yeux au ciel.

— Tu lui passes tous ses caprices.

— Et tu feras de même mon ami. Ellie sait faire en sorte d'obtenir ce qu'elle désire.

— Alors je suppose qu'au lieu de protester, il ne me reste plus qu'à appeler Carlos pour lui dire que nous arrivons.

— Carlos ?

— Notre frère, petite soeur.

— Je n'ai pas besoin d'un autre frère.

— Mais tu en auras un quand même.

Ce que j'aurais ou pas, en cet instant, cela n'importait pas ou pas encore du moins. Imaginer mon avenir ou réinventer mon passé ne m'intéressait pas, ni même blâmer Noah de m'avoir si bien menti sur ma vie.

J'aurais pourtant dû en vouloir à mon frère d'avoir fait de mon existence entière une création artificielle, mais pouvais-je vraiment le blâmer d'avoir voulu me protéger et m'offrir une vie d'insouciance et de beauté ? Une existence remplie d'une prospérité et d'une liberté dont le prix était trop grand pour être mesuré. Jamais je n'avais rien eu à compter ou à sacrifier, jamais aucun choix impossible n'avait fait partie du paysage de ma vie, mais désormais ils le feraient.

Tous ces mots qu'on ne disait pas car ils nous obligeaient à perdre quelque chose en chemin, ils feraient maintenant partis de mon quotidien et une part de moins aurait aimé me lamenter, sangloter et faire le deuil de l'innocence qui m'avait quitté. Les larmes lavaient l'esprit des pensées qui les faisaient couler. Elles nous donnaient une certaine forme de paix et de liberté et j'aurais aimé être capable de pleurer et de me lamenter, mais au lieu de ça je me contentais de regarder en haussant les sourcils Seth qui mettait tranquillement son manteau et ses gants en cuir.

— Je vais vous laisser, dit-il d'un ton léger qui eut le don de m'irriter.

— Et où comptes-tu aller ?

— Chez moi mon coeur, prendre un peu de sommeil avant de rentrer à San Francisco ne nous fera pas de mal, tu peux me croire.

— Pas si vite mon ami. Avant ça, il faut que nous parlions toi et moi. 

 — De quoi veux-tu donc parler mon coeur ?

— De choses plus importantes que ton sommeil, mais tu peux les imaginer le temps que nous regagnions mon appartement, dis-je pendant que Noah ricanait et que Seth se contentait de me suivre à l'étage sans se décontenancer.

Si je me contentais de le regarder sans écouter le bruit de mon esprit, je pouvais presque me convaincre que rien n'était arrivé, me perdre dans son étreinte et tout oublier. Il avait en lui le pouvoir de noyer le monde entier et peut-être que très bientôt je l'utiliserais mais avant cela, j'avais besoin de lui parler. Qu'il me fasse part de tous ces morceaux de sa vie qu'il me cachait jusque-là et qu'il apprenne enfin à remplacer le mensonge par la vérité et à ne plus rien dissimuler dans l'obscurité.

Il fallait qu'il comprenne que sa vérité était la mienne et qu'un couple pour être entier devait partager le bon et le mauvais. Communiquer... Il m' avait jadis reproché de ne pas savoir ce que cela signifiait, mais nous allions apprendre aujourd'hui s'il le savait ou non lui aussi. Si la vérité nous lierait davantage ou si persisteraient les mensonges et les faux-semblants. Toutes ces choses qui retransformeraient un nous en un je et me priveraient à jamais de l'espoir d'avoir trouvé non pas l'homme parfait, mais celui qu'il me fallait.  

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