Chapitre 22
Quand le coeur s'ouvrait, l'esprit aussi s'animait, c'était ce qu'on disait, mais je n'y avais jamais vraiment cru auparavant, n'ayant pas l'occasion d'expérimenter ce genre de sentiment. J'avais toujours parfaitement compartimenté mon esprit, enfermé chaque ressenti dans une case faite pour lui. Dans les étagères de mes pensées, chaque chose allait là où il le devait et pourtant aujourd'hui, même si mon palais mental restait bien organisé, certaines portes y étaient moins bien verrouillées. Seth avait ouvert en moi, une acceptation de plus en plus profonde de ma sexualité, mais notre relation, en plus de m'avoir permis de connaître un épanouissement intime, m'avait aussi autorisé à goûter à la joie d'une vie qui pouvait être partagée avec un être qu'on appréciait. Une personne vers laquelle nos inclinaisons allaient même si on ne pouvait pas encore dire qu'on l'aimait.
L'amour mettait du temps pour se construire, il demandait à la vie d'avancer paisiblement avec lui et de choisir le moment où l'affection était assez intense, pour qu'on puisse dire que désormais on aimait. Il fallait pouvoir atteindre ce moment, où il nous était désormais impossible de nier ce qu'on ressentait, car notre âme ne semblait désormais entière qu'avec une autre pour la compléter.
Accepter de ressentir était toujours compliqué et l'amour n'était jamais aisé, mais aimer le valait, ou du moins c'était ce qu'on disait, même si je n'étais pour ma part pas encore tout à fait prête à dire « je t'aime». J'avais besoin de plus de temps et de moments, d'instants que nous passerions à nous explorer dans l'intimité, mais aussi en dehors de celle-ci, car une vraie relation ouvrait autant le coeur que l'esprit. Il fallait du partage et de l'investissement et je n'étais effrayée par aucun de ces deux éléments, car ils étaient tous les deux beaux et importants. C'était des paisibles compagnons du voyage de la vie et je ne craignais pas de les voir marcher avec moi sur le chemin que j'avais choisi. J'étais heureuse et épanouie ou du moins, je l'étais la journée, la nuit d'étranges images s'installaient depuis quelques jours dans mon esprit. Des souvenirs de l'accident de voiture ayant tué mes parents. De cet événement dont je pensais me rappeler parfaitement, mais qui était chaque nuit de plus en plus différent.
À chaque fois que je m'endormais, les mêmes songes s'installaient comme un film qui repasserait en boucle dans mon esprit. Une scène d'abord floue et incertaine, qui gagnerait en précision à chaque fois que je la visionnerais. À chaque fois que les yeux fermés, mon esprit se mettrait de nouveau à parler.
À me murmurer que le pire souvenir de ma vie me trompait, que l'accident de mes parents était bien loin de s'être déroulé, comme je le croyais, avant de rétablir doucement mais sûrement la vérité. De me montrer de plus en plus de séquences claires, de voix justes de mon passé et d'une vie qui s'étaient arrêtés avant même d'avoir commencé. À cinq ans une part de moi était morte avec mes parents et mon esprit semblait vouloir la ressusciter aujourd'hui. Me rappeler que peu importe le temps passé, ce qu'on avait été un jour, restait toujours, nos souvenirs dormant simplement dans l'ombre. Ils étaient là, très près, trop près de moi et alors que j'étais lovée sous la couverture de mon appartement new-yorkais, mon esprit quant à lui, état installé à San Francisco sur le siège arrière de la voiture de mes parents.
Mon corps dormait près des flocons de neige de l'hiver et mon esprit vagabondait sur la côte Ouest des États-Unis, passant devant les façades colorées des maisons de San Francisco. Du bleu, du jaune, du blanc, éclairaient par le soleil de l'Ouest. Une chaleur remplie d'éclat et de reflet qui nous menait sur le 5th Avenue, pour déguster les meilleurs gelato de la ville. Des glaces à l'italienne au goût enivrant et au parfum si réconfortant qu'on avait l'impression que le bonheur pouvait être façonné avec des mains humaines. Qu'il suffisait de déposer quelque chose de sucré sur son palais pour voir tous nos problèmes s'évaporer.
— De quel parfum de glace as-tu envies Ellie ? me demanda ma mère en se tournant vers moi, pendant qu'un brin d'air faisait s'agiter ses cheveux.
— Sûrement chocolat et vanille. Ce sont les parfums préférés de son frère intervint mon père d'un ton un peu trop sûr de lui
— Fraise, framboise, myrtille, mûre et cassis, répondit ma petite voix d'enfant d'un ton déterminé. Je veux une boule de chaque.
— Cela ne fait pas un peu beaucoup pour une petite demoiselle de ton gabarit ?
— Non.
— Bien, bien, nous te prendrons tout ce que tu voudras ma puce ! Décidément tu as le même caractère déterminé que ta mère, tu feras fureur dans nos affaires.
— Ne parle pas de ça maintenant, intervint celle-ci en le coupant. Il est bien trop tôt pour que nous évoquions avec elle ce genre de choses.
— Il le faudra pourtant un jour.
— Pas aujourd'hui...
Pas aujourd'hui, c'était les dernières paroles que prononça ma mère avant qu'une voiture nous coupe la route et que tout recommence à se brouiller dans mon esprit. Une force étrange en moi luttait pour que mon passé reste ce qu'il avait toujours été, une fatalité comme une autre de l'humanité. Un événement qu'on ne pouvait ni changer, ni éviter, mais ce n'était pas ce qu'il était.
Ce qui s'était passé ce jour-là était peut-être le destin, mais la forme la plus pervertie et terrible dont il pouvait se doter, celle qui utilisait les mains des hommes et leur volonté pour frapper. Celle qui fit apparaître devant mes yeux innocents d'enfant, les deux hommes qui exécutèrent mes parents. Une balle dans la tête, un silencieux et une rue assez isolée pour tuer sans être remarqué et le tour était joué. Il ne restait plus qu'à mettre le feu à la voiture, mais le problème était le petit être lové sur le siège arrière. La petite fille à la robe blanche fleurie qui ne parvenait même pas à sangloter. Dans mon cauchemar, aucun son de pleurs ou de larmes ne perçait, juste la voix trop claire de ceux qui m'avaient volé ma vie entière.
— Qu'est-ce qu'on fait de la petite ? dit le plus jeune et effrayant des deux. Un homme d'environ une trentaine d'années dont le manque d'expression était encore plus terrifiant que les cicatrices qui constellaient ses joues et son front.
— Tu sais que j'ai un fils du même âge.
— Ce n'est pas ton enfant.
— Cela ne change rien et tu le sais.
— Elle voudra se venger.
— Elle a cinq ans Javier. Je ne vois pas bien de quelle manière elle peut représenter un danger.
— Elle grandira.
— As-tu donc si peur d'elle ?
— Ne te fis pas à son visage innocent, elle est la fille de ses parents, mais tu sais pour moi une vie de plus ou de moins...
— Alors elle vivra, dit-il en me caressant la joue et en m'étudiant d'une manière qui fit frissonner mon corps d'enfant.
— Ses frères, ne t'inquiètent donc pas ?
— Ils ne seront jamais que c'est nous qui avons fait le coup.
— Mais elle se rappellera.
— Que pourra-t-elle donc dire ? Que des hommes ont tiré une balle dans la tête de ses parents ? Même si elle le fait, cela ne les avancera pas à grand chose n'est-ce pas ?
— Non en effet dit-il en ricanant. Les Garcia se prennent bien trop au sérieux pour croire qu'un petit clan comme nous a fait le coup.
— Petit clan, répéta l'homme qui m'avait pris en pitié. Après aujourd'hui nous serons bientôt un empire.
— J'aime le son de ces mots mon frère.
— Et j'aime encore plus les prononcer dit-il en me prenant dans ses bras et en me caressant la tête pendant que l'odeur des flammes emplissait l'air qui m'entourait.
Les corps de mes parents qui brûlaient, le bruit de la voiture de leurs assassins qui s'éloignait et puis le tumulte d'un monde qui après s'être arrêté devait recommencer à bouger.
Le brouhaha des secours, le fracas d'un malheur qui pouvait désormais être appelé ainsi et d'une réalité qu'on avait oubliée, pour pouvoir continuer à exister. C'était un accident m'avait-on répété et malgré ce que j'avais vu, j'y avais cru. Mon esprit d'enfant avait été convaincu et même si celui-ci avait grandi aujourd'hui, il voulait toujours s'accrocher aux mots qu'il s'était depuis vingt ans répétés. À une adversité que je m'étais habituée à accepter et que je ne voulais pas changer. Je ne voulais pas voir un unique cauchemar briser les rêves d'une vie entière, mais je ne pouvais pas ignorer cette voix dans ma tête qui me répétait que fuir la vérité ne permettait pas de la changer.
La réalité, les songes, les mensonges et la vérité, en cet instant, tout se confondait et alors que j'aurais certainement dû me recoucher et me dire que la nuit m'apporterait d'autres rêves pour me combler, je me levais et partis chercher dans l'obscurité, la manière de rendre enfin chaque mot censé. De voir avec clarté les pierres de mon passé et de réaliser à quel point tout ce qu'on croyait être vrai pouvait mentir de façon aisée et le sensé et l'insensé se mêlaient pour créer une histoire bien différente que celle que j'avais imaginée et aurais aimé vous raconter, mais pouvait-on choisir le récit de sa vie ?
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