Le Billet doux de Mme Duguet (sixième partie)
Ce brusque retour à la réalité, aussi violent qu'un coup de pistolet au milieu d'un rêve, ébranla Mme Duguet qui se sentit soudain pétrifiée. L'homme continuait de la fixer d'un œil mauvais, et il avait le teint si sale qu'une craquelure noire apparaissait à l'endroit de la joue. Sa bouche, aussi, était figée en un rictus de mépris et de désinvolture.
« Une petite pièce, mademoiselle ? »
Il aurait été vain, pour Mme Duguet, de feindre d'ignorer toutes l'ironie et la trivialité qui s'échappaient comme une injure de cette voix grailleuse et populacière, jusqu'à ce mademoiselle qui laissait entrevoir tout autre chose que ce qu'elle put en comprendre. Mais avant que d'y penser, elle sursauta nerveusement, et songeant un instant qu'on lui proposait encore de l'argent, elle retint au dernier moment un non merci qu'elle avait sur le bout de la langue.
« Pardon, dit-elle confusément, mais je n'ai pas d'argent. »
C'était bien là, de la part de quelqu'un qui cachait dans sa main droite une véritable fortune, un mensonge des plus éhontés.
Mais ce disant, elle tâchait de se faire une contenance, comme pour mieux rentrer dans son rôle et faire croire, par un air désolé, qu'elle était tout à fait sincère, qu'on ne devait pas lui en vouloir, que son intention n'était pas de blesser ni de nuire, mais simplement de dire la vérité nue. Et néanmoins elle avait, tout au fond du regard, l'air affolé de la chatte craintive qu'on emmène à la fourrière.
L'homme ne répondit pas. Il continuait de l'observer d'un œil impassible, comme s'il cherchait à percer son masque et à distinguer sur son visage quelque tressaillement infime qui trahirait le mensonge et l'inciterait à la brutaliser.
Ce temps du jaugeage, pour Mme Duguet, sembla durer une éternité. Elle sentait bien qu'elle n'oserait rien faire avant qu'il ne prît, lui, l'initiative de répondre, mais la pose qu'il l'obligeait à tenir lui était pénible, et elle avait l'impression que ses traits devenaient forcés et que ses muscles se contractaient sensiblement. Aussi, le malaise où elle se trouvait toucha à son comble quand elle vit que, très ostensiblement et sans la moindre gêne, il la parcourait des yeux de haut en bas et qu'il envisageait, avec un air affreux de contentement, aussi bien les mesures de sa robe que, sans aucun doute possible, celles – poitrines, jambes et fesses – de toute sa personne.
Cette exploration non consentie lui fit l'effet insoutenable d'un examen, d'un attouchement, d'un viol. Elle crut soudain qu'elle allait se mettre à hurler, non tant pour appeler à l'aide que pour briser ce silence malsain qu'il entretenait, et pour se soulager, aussi, de cette terrible tension qui enserrait ses épaules et son cou.
C'était dit, c'était pensé, elle allait d'une seconde à l'autre pousser un cri désespéré qui la libérerait et qui, à n'en pas douter, précipiterait sa fin. Car l'homme, par le premier moyen qu'il trouverait, la ferait taire probablement, confus et agacé d'être accusé d'un crime qu'il n'avait pas commis et qu'il n'aurait plus de scrupule à perpétrer.
Mais alors, au lieu de cela et avant même qu'elle ne geignît, il la regarda d'un air bas, souligna une pensée d'un hochement de tête et d'un sifflement méprisant et, crachant un mot vulgaire, la bouscula rudement du bras avant de s'engouffrer dans le bar, si fort qu'elle tournoya sur elle-même et faillit trébucher sur le pavé. Elle en ressentit une douleur sourde, vexatoire, et cette violence soudaine s'imprimait en elle jusque dans son cœur qui ne cessait de cogner contre sa poitrine. Aussi, sous l'emprise du choc, ses poumons réclamaient de l'air et la forçaient à des halètements qui l'essoufflaient et lui donnaient des vertiges : tout son corps était gagné de tremblements incontrôlables qu'elle tâchait de réfréner difficilement.
Pourtant, pouvait-elle se l'avouer ? elle était soulagée aussi. Car malgré tout, ce geste était arrivé si vite et avait si bien mis un terme à sa torture qu'elle n'avait rien répondu, se laissant heurter comme une femme de rien, sans plainte ni murmure, reconnaissante même, à sa manière, de n'avoir pas subi, au paroxysme de son appréhension, plus qu'un coup d'épaule pour lui bleuir le bras.
Elle attendit un peu de se ressaisir en fermant les yeux. Elle se sentait déjà mieux, mais quelque chose continuait cependant de lui comprimer les épaules et les nerfs, comme si l'air, devenu soudain trop dense, l'empêchait de détendre ses muscles, d'ouvrir ses poumons et de respirer pleinement.
Elle comprit quand elle ouvrit les yeux.
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