Le Billet doux de Mme Duguet (deuxième partie)

Mme Duguet – s'en fût-elle inquiétée – n'eut pas à craindre qu'on ne la reconnût point dans son nouveau maintien et sa pose sophistiquée : elle ne rencontra personne pour surprendre ses manières affectées, ni son menton levé bien au-dessus de la ligne d'horizon, ni sa démarche inédite qu'une fierté pointilleuse s'appliquait à rendre lente et bien cambrée. Ce fut d'ailleurs une chance pour elle, car sans expérience ni culture des usages qui contraignent l'apparence des plus fortunés, elle n'en savait rien de la nécessité et de l'extrême rigueur, n'y voyant sans doute, comme tant d'autres, que le vernis séduisant et légèrement suranné dont un certain romantisme a su marquer les esprits. Aussi, semblable aux tableaux piteux qui, imitant les chefs d'œuvre classiques, n'en retiennent que les clichés les plus plats – figurines au teint pâle, à la mine pensive, aux gestes suaves et éteints, pacotilles de hiératisme douteux et de majestuosité sans gloire –, Mme Duguet n'eût pas manqué de paraître ridicule au passant instruit qui se serait par hasard aventuré dans la cage d'un tel escalier et qui l'eût trouvée plus figée, plus fausse et plus théâtrale qu'une jeune première affectant le rôle d'une princesse ou d'une reine d'Égypte.

Mais qu'il nous soit permis, à nous, d'être courtois et bien disposé à son égard, car elle ne devait, en fin de compte, qu'à la simplicité de son éducation et de sa condition d'ignorer que la grandeur d'un homme, haut perché dans un escalier ou fidèle à sa conduite morale, ne se mesure pas à l'état de ses finances. Pour la première fois de sa vie, elle avait dans sa poche assez d'argent pour se croire fortunée, assez de numéraire pour se trouver de la valeur, et réprimer cette douce illusion aurait été bien froid et trop cruel, tant elle semblait heureuse, se figurant appartenir depuis toujours à la société des privilèges et ne nuisant vraiment à personne.

Aussi, comme elle déverrouillait la porte de son appartement, cette vague de rêve qu'avait soulevée la découverte d'un si considérable billet lui faisait heureusement oublier le paillasson terne et hérissé, le grisâtre des murs aux odeurs de béton, ainsi que le sentiment lourd de solitude qui l'envahissait parfois les jours comme celui-ci où elle n'avait rien à faire.

Grâce à lui, elle était plus que gaie, plus qu'insouciante, presque béate.

On était aux environs de midi, mais elle n'avait pas faim. Son esprit ravi avait chassé les besoins de son corps au profit d'une sensation électrisante d'excitation et de satisfaction.

Qu'allait-elle faire de tout cet argent ?

Avec délicatesse, elle s'installa dans le fauteuil du séjour, seul meuble précieux de la pièce hérité d'une grand-mère inconnue. Ce siège aux bras fins était bâti d'une structure courbe de merisier capitonnée, et bien que le coton rebondi, couvrant l'assise et le dossier ovale, incitait à s'y reposer, on l'utilisait peu d'ordinaire, pour ne pas l'user.

Un sourire léger glissait à présent sur le visage de Mme Duguet qui se laissait gagner par la moindre sensation et y concentrait tous ses efforts. Par instinct, elle sondait attentivement chaque variation de ce bonheur unique qui l'emplissait, en retenait l'intensité, la fièvre, les tressaillements et l'impression voluptueuse, et, comme si ce rêve vaporeux où elle nageait pouvait, d'un moment à l'autre, s'envoler hors de portée, elle tâchait, en contemplant son âme, d'y imprimer à jamais le souvenir de cette sorte d'extase qui, une fois dans sa vie, l'avait envahie tout à fait.

Le tremblement nerveux qui s'était emparé de ses mains allait s'atténuant et ne la gênait plus, et même, elle trouvait à ces sortes de convulsions un plaisir curieux. L'amour, se disait-elle, n'est guère différent quand il fait battre le cœur des amants de pareils mouvements incontrôlés. Cette idée de comparaison la fit rire. Était-ce une façon d'amour qui l'unissait au mystérieux billet ?

Elle le sortit de sa poche et le déroula.

À sa vue, de nouveau, un vertige la saisit. Mais qu'allait-elle donc faire de tout cet argent ? Il lui venait à l'esprit qu'elle ignorait même totalement ce qu'elle pouvait acheter avec une telle somme.

Derrière elle, la fenêtre du séjour, voilée de fausses dentelles, éclairait la pièce d'une lumière vive. Mme Duguet tira le fauteuil pour profiter de ce rayon agréable qui, enveloppant ses mains comme un souffle tiède, les réchauffa vite. Puis elle exposa le billet à la clarté du jour. Il était éblouissant ainsi, et ses couleurs paraissaient si éclatantes que leur observation prolongée allait jusqu'à piquer les yeux.

Alors, dans un éclair qui ébranla son esprit engourdi par tant de félicité, elle s'imagina se promenant dans les rues du centre ville, le billet à la main, admirant dans les vitrines les multitudes d'objets désormais à sa portée. Elle s'engouffra plus loin dans cette perspective et, considérant son audace et sa folie, se prit à anticiper le bonheur qu'elle aurait à se sentir ainsi libre, hors de toute contrainte, enfin seule, déambulant parmi les gens, flânant le long des trottoirs pavés comme une jeune fille, humant l'air frais et parfumé d'odeurs variées, en somme glissant dans la vie avec l'indolence des gouttes de rosée qui se laissent porter avec délice par la lente inclinaison de la feuille où elles reposent.

Cette vision qu'elle éprouvait plus puissamment qu'un songe lui faisait déjà vivre un sentiment de facilité douce auquel elle aspirait depuis toujours, et le plein contentement qui en résultait et qui, pour n'être que pressenti, lui assurait déjà dans l'existence un plaisir digne des débordements de son imagination, la convainquit que rien ne s'opposait à sa réalisation. Et même, pourquoi séparer l'élan du cœur et l'assouvissement de ses désirs ? Lui fallait-il, sous l'influence de vains scrupules et comme pour sublimer stupidement ces rêves qu'une morale trop encombrée défend toujours de vivre, s'abstenir, renoncer, résister à la tentation pour ne réussir qu'à demeurer triste et insatisfaite, frustrée et sacrifiée à des dogmes ? Que lui aurait valu cette discipline sévère quand son projet d'évasion, plus que réjouissant, préludait à des saveurs si vives qu'elles paraissaient l'essence de la vie, conçues même pour être vécues ?

Aussi, il lui sembla que cette entreprise folle s'accordait parfaitement avec son humeur badine, que c'était là la chose la plus naturelle au monde ; et songeant que, lorsqu'enfin une occasion se présentait d'être heureuse, ce n'était pas de principes austères dont elle avait besoin, elle que tout contraignait toujours, elle décida de ne plus s'embarrasser de telles réflexions, les rejeta comme on écarte un insecte importun, et n'aspirant rien moins qu'à suivre sa fantaisie, elle prit la résolution de s'aller jeter à l'aventure dans les bras de la ville avec, pour seule compagnie, le précieux billet à la main.

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