Chapitre 2
L'ambiance est à la détente, ça papote et ça rit, mais une silhouette immobile en retrait attire mon attention. Un homme de dos, plutôt grand et épais, avec un bonnet enfoncé sur le crâne. Un bonnet vert. Ah non ! J'attrape aussitôt Lola par le bras et je le lui indique du menton en pestant :
— Qu'est-ce qu'il fout là, celui-là ?
— Ah oui, j'ai oublié de te prévenir.
— Effectivement, pas merci pour la surprise. Et donc ?
— Il a été voir Paulin parce qu'il souhaite rejoindre les zinzins, dit-elle en riant.
— Mais non ! Je ne veux pas de lui dans le groupe. Il est plus con que trois ânes ! En plus, je suis certaine qu'il est là pour nous espionner. On ne peut pas lui faire confiance, c'est un fourbe !
— Roooh. Tu dis ça parce que vous vous faites la guerre.
— Exactement et ça pourrait même expliquer ma déconvenue en le découvrant ici, tu ne penses pas ? je raille.
— Moi, je n'ai pas de problème avec lui.
— Tu as déjà discuté avec lui ? Vous avez échangé plus qu'un « bonjour » ?
— Non, pas vraiment, mais je le trouve plutôt sympa, bien qu'un peu réservé.
— Réservé ? Sympa ? Attends, il y a erreur, on ne parle pas du même type. Le mien est désagréable et hargneux. Je ne vois que son dos mais j'ai déjà envie de lui crier dessus.
— Je crois qu'il te le rend bien, s'amuse-t-elle.
À peine ! Ce type me déteste. Notre première rencontre a donné lieu à une engueulade mémorable, ainsi que toutes celles qui ont suivi. Déjà pas aimable avec son air de chercher des têtes à couper pour se distraire, son physique d'homme des bois n'arrange rien. Limite effrayant le bonhomme !
— Tu sais, Lola, dans un film, aucun doute qu'il aurait le personnage du bûcheron psychopathe. Et ça ne serait pas un rôle de composition, crois-moi.
— Tu es dure ! Moi, j'aime bien son côté brut. Très viril, répond-elle en l'observant avec un air rêveur.
Non, nous ne parlons décidément pas du même homme ou bien elle est devenue folle. Je dois la recadrer au plus vite.
— Viril ne veut pas dire plein de poils partout. Tu voulais dire hirsute et touffu, n'est-ce pas ?
— Tu exagères.
— Si peu. Sa barbe est si drue qu'on pourrait y semer des radis. Je ne serais qu'à moitié étonnée qu'il ait du lierre qui pousse sous ses bras et de la mousse dans ses oreilles.
— J'aime bien son naturel, ça me change.
— C'est sûr qu'avec ton gendarme qui se pomponne chaque matin, c'est le jour et la nuit.
— N'en rajoute pas. Damien se rase et se coiffe, rien d'exceptionnel non plus.
— Et il repasse sa tenue avec une règle pour aligner les plis. L'autre, là, le trappeur, je suis certaine qu'il se peigne avec une écorce de chêne.
— Il a de belles mèches claires.
— Claires ? Ces cheveux sont grillés par le soleil à force de passer sa vie dehors, c'est tout.
— Et ses yeux bleus ? Tu vas me dire qu'ils sont délavés ?
— Où ça du bleu ? Je n'ai droit qu'à des regards noirs ! Tu sais que c'est à cause de types comme lui que les légendes existent ? Après leur arrivée dans les villages, les gosses font des cauchemars de génération en génération en parlant de trolls ou de bêtes indéfinissables.
Elle éclate de rire, ce qui attire l'attention de Marcelle, la femme du major qui n'est autre que le commandant de la petite brigade de gendarmerie située dans le village voisin. Car c'est un fait assez étrange, mais deux femmes de gendarmes font partie du groupe, en plus de Lola même si elle n'a pas encore épousé son Damien. Elles nous sont d'une grande aide pour obtenir des informations, qu'elles soutirent mine de rien à leurs maris pas méfiants. Ce qui pour le moment ne nous a pas vraiment servi, malheureusement. En revanche, elles sont rigolotes comme tout. Marcelle, la cinquantaine qu'elle porte à merveille, agite ses bouclettes parfaites en s'arrêtant devant nous.
— Bonsoir, Jeanne. Je disais à Paulin que Babeth, la femme de l'adjudant, se joint à nous.
— Nous ne serons jamais de trop, mais qu'est-ce qui la motive ?
— L'ennui, ma chère. Nous ne sommes pas très productifs, mais au moins, on s'amuse ici.
Les faits le confirment avec le temps, nous sommes plus un club de rencontres amicales qu'un groupuscule de citoyens factieux.
— Je ne voudrais pas jouer la pénible de service, mais si toutes les femmes de gendarmes s'absentent le même soir, tu ne penses pas que vos maris vont se douter de quelque chose et finir par nous tomber dessus ?
— C'est vrai qu'ils vont vite nous repérer, m'appuie Lola. Il ne faudrait quand même pas les prendre pour des imbéciles.
— Soyez sans crainte, réplique Marcelle en agitant la main. Avec les années, nous avons appris à les rouler dans la farine. En temps normal, c'est pour organiser une fête sans qu'ils le sachent, mais le principe est le même.
— Et donc, vous êtes censées être où actuellement ?
— Dans un petit local prêté par la mairie. Nous avons monté un club de chant. Du classique, du baroque, un répertoire qu'ils n'apprécient pas vraiment.
— Pour être plus précise, le mien a dit « un truc bien chiant », intervient Babeth, la nouvelle.
— Le mien aussi, convient Marcelle en riant. Donc, autant vous dire qu'aucun n'a proposé de venir nous écouter.
— On sent les années d'expérience, je la félicite.
— Tu verras après ton mariage, tu sauras aussi entourlouper ton homme, mais toujours avec amour, précise-t-elle avec un clin d'œil. D'ailleurs, c'est dans deux mois, ça avance bien les préparatifs ? Je serais ravie de t'aider si tu as besoin, ça m'occuperait et j'adore organiser des fêtes.
Marcelle est déjà excitée à cette idée, Lola toussote et baisse les yeux sur ses baskets. Mon mariage... comment dire... Il n'y a pas plusieurs façons de lui apprendre la nouvelle, même si je n'ai pas envie d'en parler, et pour cause, alors j'inspire et lâche d'une traite :
— Mon mariage est annulé.
Marcelle tressaille puis papillonne des paupières.
— Mais... Tu veux dire que tu décales la date ?
— Non, elle veut dire qu'il est annulé faute de marié muni d'une paire de couilles, s'en mêle Lola.
— Que... pardon ?
— Eh ouais ! Il s'est fait la belle, continue-t-elle en reniflant de mépris.
Marcelle est choquée et je ne sais pas si c'est par le fond ou par la forme, alors j'interviens pour tempérer :
— Ce que Lola cherche à expliquer, fort mal, c'est qu'il m'a plaquée pour retourner chez sa maman où la vie est plus douce.
— Oh ! Je suis tellement désolée, ma pauvre Jeanne.
— Il ne faut pas, elle l'a échappé belle, insiste Lola qui ne décolère pas et tourne en boucle depuis deux semaines là-dessus.
— Il avait plutôt du bon sens, marmonne tout à coup une voix grave derrière nous.
Ce type ne peut jamais la fermer, c'est plus fort que lui ! En habituée, je me contente de soupirer, mais Lola écarquille les yeux. On dirait qu'elle découvre le caractère du bonhomme, alors je ne me gêne pas pour la taquiner :
— Alors, tu le trouves toujours aussi sympa l'affreux des bois ?
L'ambiance s'est soudainement refroidie. Les trois femmes froncent les sourcils, en pleine confusion.
— Il nous tourne le dos, je pense que c'est une pure coïncidence, hasarde Marcelle en y mettant si peu de conviction qu'elle n'y croit assurément pas elle-même.
Quelle naïveté ! Il ne loupe surtout jamais une occasion de me pourrir la vie. Ce soir, je ne suis pas d'humeur à me battre avec lui et encore moins ici, alors je l'ignore royalement.
— Ça doit être ça, je réponds en me resservant un verre que j'engloutis aussi sec.
— Pour ton mariage, tu dois être malheureuse, ma pauvre, continue Marcelle, de plus en plus maladroitement.
— À vrai dire, tout s'est passé rapidement. J'ai à peine eu le temps de me rendre compte qu'il voulait me quitter, qu'il était déjà parti.
— Ben... c'était carrément ça puisque tu l'as chopé en train de charger ses valises dans sa voiture, raille Lola.
Marcelle et Babeth lâchent une exclamation indignée. N'ayant pas envie d'être consolée et encore moins de ressasser, je les calme avant qu'elles ne me prennent dans leur bras :
— Peu importe. Faut avancer dans la vie et j'ai assez de boulot à la ferme pour ne pas m'appesantir là-dessus.
— Tu es une battante, c'est bien, approuve Marcelle.
— Je suis surtout débordée. Et puis, à choisir, je préfère qu'il se sauve avant plutôt qu'après le mariage. C'est plus facile à régler. On tire juste un trait.
Mes paroles sont très pondérées, contrairement à mes pensées dans lesquelles je mets le feu aux affaires de mon ex, avant d'expédier sa voiture dans la fosse à fumier. Cet épisode me reste en travers et j'aime autant qu'on cesse d'en parler. Si j'avais gagné un concours agricole, j'aurais placardé les résultats sur l'affichage municipal et rebattu les oreilles de mes proches. Mais là, je me suis fait larguer et je ne vais pas le crier sur les toits.
Par chance, notre bon Paulin fait le tour pour remplir nos verres, offrant une diversion bienvenue. Ventre proéminent et longue moustache blanche qu'il porte comme un pied de nez à sa calvitie, il était le meilleur ami de mon père, inséparables depuis l'enfance. Il m'a vue naître et grandir, et je me suis encore plus rapprochée de lui à la mort de papa, il y a quatre ans déjà. Désormais retraité, sa préoccupation principale est de conserver notre village « comme avant », c'est son leitmotiv. Avant quoi ou qui ? Personne ne le sait, même pas lui.
Pour ma part, je ne suis pas contre le changement ou la modernité tant que cela ne défigure pas notre beau lieu de vie. Alors un centre de yoga, pourquoi pas, mais l'installer sur la rive de notre magnifique lac et urbaniser cet écrin de verdure, c'est non ! Enfin... c'était, puisque c'est désormais trop tard, il est construit.
Allez, j'avale le verre de vin, salue tout le monde,sauf un que j'ignore superbement, et je me sauve.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top