Chapitre 1

Je sors de chez moi en trombe et traverse la cour en trébuchant deux fois sur les graviers dans la nuit noire. Un jour, je penserai à changer l'ampoule du porche. J'enfourche mon vélo, celui de feue ma grand-mère, qui pèse un âne mort et qui a une large selle en cuir sur ressorts. Quand il faut choisir entre esthétique et confort, je n'hésite même pas.

Trois grands coups de pédale pour me stabiliser et j'atteins la route qui mène au village, en bas de la colline. Je suis en retard, ils vont me tomber dessus ! La mauvaise ambiance qui règne en ce moment nous met tous sur les dents. Vivement que le calme et la paix reviennent !

Houlà ! Je me suis jetée avec un peu trop d'enthousiasme dans la pente. Je ne vois que leur ombre, mais les troncs d'arbres défilent à grande vitesse sur les côtés et le vélo cliquète de partout. Je devine tout juste la route dans le noir. La dynamo gémit à rendre l'âme mais l'antique ampoule jaunâtre éclaire à peine plus qu'un ver luisant. Ai-je révisé les freins récemment ? C'est avec un peu d'appréhension que je presse les poignées. Les patins couinent de façon inquiétante mais répondent à l'appel. Ouf, je reprends le contrôle de la machine avant le virage.

Je passe devant le panneau annonçant « Bienvenue à Boussolins, village typique de l'Aveyron ». Typique, il l'est, ce village où j'ai grandi. Mon grand-père aussi, et le sien idem. Je ne suis pas remontée plus loin, mais à mon avis, mes aïeux ont participé à la construction du lavoir et du clocher. Je suis du cru comme on le dit ici, élevée aux farçous et aux tartines de Roquefort.

Je m'engage sur le vieux pont de pierre qui débouche sur la place du village où trône son antique fontaine. Toutes les maisons sont dans le noir, ça dort, ce que je devrais faire également si je ne faisais pas partie de l'équipe des obstinés d'ici. Au lieu de ça, je pédale jusqu'à la petite rue d'en face et la remonte. Mon périple prend fin à la sortie du village, quand j'arrive chez Paulin. Le portail de sa ferme est ouvert, je me dirige directement vers la grange, lieu de nos rendez-vous secrets.

Pas le temps de reprendre mon souffle, je pose mon vélo et tire la grande porte en bois qui grince sur ses gonds. Je me fais accueillir aussitôt :

— Halte là ! Qui va là ?

— Salut Benji. Tu n'en fais pas un peu trop ?

— Hé, salut Jeanne. Paulin m'a dit de monter la garde sérieusement, que si je m'endors il me jette dans la mare. T'as pas sifflé comme on doit le faire.

— Faudrait voir à tous vous calmer. Et je ne sais pas siffler. Il aurait fallu y penser avant de choisir cette méthode pour s'annoncer.

— Tout le monde sait siffler, tu racontes n'importe quoi.

J'adresse un regard las à l'ado dégingandé assis sur sa botte de paille, qui, du haut de ses seize ans, ose me toiser.

— Sois mignon et laisse-moi passer, je suis déjà bien à la bourre. J'imagine qu'ils sont tous arrivés ?

— Ouais, t'es la der, comme d'hab, répond-il en se levant.

Il pousse la botte de paille pour dégager la trappe, qu'il soulève ensuite. Je lève les yeux au ciel. Ils sont devenus fous ! Je pose un pied sur l'échelle en bois et descends lentement. Chaque barreau usé grince sous mon poids, et c'est aussi inquiétant que désobligeant.

— Hé, je t'apprendrai si tu veux. Moi, je sais bien siffler, plastronne Benji avant de rabattre le battant au-dessus de moi.

Peine perdue, mon père s'y est escrimé pendant des années, mais je n'ai jamais fait mieux qu'un faible bruit de ventouse, accompagné parfois d'un peu de salive sur le menton.

Dans la petite pièce en bas, je me retrouve derrière le groupe, une dizaine de personnes qui font face au mur en pierres recouvert de photos et de plans. C'est ici que nous devisons et préparons nos actions, pas bien méchantes mais pas très légales non plus, raison pour laquelle nous nous planquons. Pour l'instant, ils écoutent le vieux Paulin annoncer l'imminence d'un drame. Je repère le chignon brun de Lola, ma meilleure amie, et vais discrètement la rejoindre. Elle est trop concentrée pour me remarquer, je tire l'arrière de sa veste. Elle tourne la tête.

— Ah, te voilà enfin ! T'es lourde à toujours me laisser seule, m'accueille-t-elle aimablement.

— Tu es collée-serrée avec neuf personnes, ce n'est pas ce que j'appelle être abandonnée. J'ai loupé quoi ?

— Paulin dit qu'ils construisent des trucs.

— Quel genre ?

— Des yourtes et des mini-chalets. Ça pousse comme des champignons, il paraît.

— Sur leur terrain ? Ils ont eu un permis ?

— Oui et oui. Paulin est passé à la mairie et c'est pour ça qu'il nous a convoqués d'urgence.

— Ça pue. Qu'est-ce qu'ils préparent comme nouvelle entourloupe ?

— Justement, il faut le découvrir. N'empêche que la moitié du village se fout de la tête de Paulin depuis qu'il crie à qui veut l'entendre que cette histoire de centre de yoga est pourrie...

— Sauf nous, je la coupe. Les onze, les seuls sceptiques sur les trois cent vingt habitants.

— Ouais, c'est sûr qu'on pèse pas lourd en nombre, mais on est moins con.

— Si tu le dis, je réponds en riant.

— Allez, chut, l'heure est grave.

Si ce n'était qu'une heure, ça irait, mais ça fait un peu plus d'un an que ça dure cette histoire. Tout a commencé lorsque notre abruti de maire a vendu un vaste terrain qui borde le lac, notre coin de paradis, pour la construction d'un centre de yoga. Du yoga... Ici, dans nos collines où la moitié des villageois sont des retraités, et la majorité des autres sont des agriculteurs. Du yoga ! Inutile d'être un génie du marketing pour comprendre que nous ne sommes pas la clientèle visée et qu'il faudra donc aller la chercher ailleurs pour la ramener chez nous. Ce n'est pas que nous sommes des sauvages, mais si on reste dans ce coin paumé, c'est qu'on aime le calme, justement.

À part nous, tout le monde s'en fout complètement dans le village. Le maire a réussi à faire avaler aux autres habitants que la venue de ces amateurs de corps tout mou allait dynamiser Boussolins. Peuh ! Nous, on a compris l'embrouille qui est très simple : le maire, c'est aussi le notaire. Il a empoché un paquet de fric dans la transaction, il n'y a pas à chercher plus loin.

On s'est rebellé, on s'est dressé, vent debout, fait quelques conneries aussi pour bloquer les travaux. En vain. Déjà catalogués comme des ploucs, nous passons désormais pour des demeurés qui refusent de s'ouvrir aux gens. Bref, le centre est en activité depuis un mois. Trente jours qui nous prouvent que nous avions raison. Nada. Pas un fondu de yoga n'a mis le pied dans nos commerces, pas même franchi le pont.

Même si l'absence de remous avait calmé les choses, Paulin nous explique qu'il faut repartir au combat. Soit. Avant d'épauler les armes, un détail me semble important, alors je lève la main. Paulin me fait signe de la tête, je me lance :

— S'ils ont les autorisations pour leurs yourtes, à quoi bon ? On va une nouvelle fois se prendre une veste. Je crois qu'il est plus sage cette fois d'attendre de savoir ce qu'ils trament.

— Jeanne a raison, m'appuie Lola. On nous taxera encore de charlots puisqu'on se plaindra d'un truc qui n'existe pas.

— C'est sûr. On commence à nous appeler « les zinzins de Boussolins », maugrée un autre.

On prend cher depuis un an et on en a un peu ras le bol. Paulin aussi, il se range donc à l'avis général. L'ordre du jour est donc que nous verrons bien. Quelle avancée ! Ça ne valait pas le coup de risquer ma vie dans la pente de nuit.

Nous pouvons attaquer la seconde partie de notre réunion, la plus intéressante. Nous convergeons vers le vieil établi en bois recouvert de plats, verres et bouteilles. Les bouchons sautent et le nectar rouge, en provenance directe des vignes de Paulin, est servi. Ce n'est pas un grand cru, son vin, mais il est fait avec amour. Ça lui rajoute le corps et les degrés qui lui font défaut.

Depuis le temps que nous nous réunissons, nous n'avonspas gagné un seul combat, mais on a bien picolé.

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