Je ne t'oublierai jamais
- Allez. Tu peux le faire !
Oui je peux le faire. J'ai réalisé des dizaines de sorts, pourquoi celui-ci serait-il différent ? Assise en tailleur sur le parquet de ma chambre, pile au centre de mon cercle de bougies rouges, j'inspire un grand coup en fermant les yeux. Allez. Lorsque j'ouvre à nouveau les paupières, je focalise mon attention sur la porte devant moi : ses conseils, ses recommandations, et par-dessus tout, ses mises en garde. Elle me les a fait répéter tellement de fois pour être certaine que j'allais les appliquer à la lettre!
J'étais désespérée. Oh, j'ai bien conscience de ne pas être la seule à avoir du mal à vivre un deuil... Mais moi, je refusais catégoriquement d'accepter son départ. C'était trop tôt, trop brutal. Il avait la vie devant lui. Mon esprit refusait d'intégrer l'idée. Je le voyais partout, à chaque coin de rue, dans chaque rayon de magasin. Quand mon téléphone sonnait, je m'attendais à voir son numéro s'afficher. J'avais beau me répéter que c'était impossible, je ne pouvais pas m'y résoudre.
Alors j'ai fait ce que je faisais de mieux. Je me suis lancée corps et âme dans mes recherches. Tout y est passé : vaudou, magie noire, wiccan. J'ai exploré toutes les légendes, acheté des dizaines de livres. S'il existait un rituel me permettant de le ramener, je le trouverais. Les années ont passé, mais ma détermination est restée intacte.
Enfin, il y a quelques semaines, j'ai trouvé une piste sérieuse sur Internet. Des témoignages par centaines vantaient les prouesses d'une médium qui communiquait avec les défunts. Je n'ai pas hésité une seconde. J'ai posé un jour de repos et j'ai sauté dans le premier train.
Elle avait accepté de me rencontrer sans problème. C'était une petite dame d'un âge avancé, avec de beaux yeux bleus et des cheveux blancs. Elle ne devait pas dépasser le mètre cinquante, et encore. Elle m'a reçue dans son salon d'une maisonnette semblable à toutes celles de son quartier. Son intérieur était typique d'une octogénaire lambda, avec ses meubles d'un autre âge et ses photos jaunies par les années. Mais lorsque nous sommes passées dans la pièce suivante, c'était un tout autre décor : bocaux, grimoires, bougies, pilons et leur mortier... Cette femme sans âge avait là un véritable arsenal magique, dans son petit pavillon de banlieue qui ne payait pas de mine! Une fois assises à la table ronde placée au centre de la pièce, son regard s'est durci.
- Dites-moi, jeune fille, pourquoi voulez-vous réaliser un tel sortilège ?
Me dandinant un peu sur mon siège, j'essayais de trouver la réponse idéale, tout en étant le plus franche possible. Inutile de mentir lorsque l'on veut frayer avec des sorcières. Elles découvrent toujours la vérité.
- J'en ai besoin. Je veux dire... C'est presque vital pour moi. Je n'arrive pas à passer à autre chose. Malgré toutes ces années, je ne peux pas l'oublier.
- Qui vous demande de l'oublier ? Nos défunts sont toujours avec nous.
- J'ai tellement de choses à lui dire. Je sais qu'il les sait, mais je n'ai pas eu l'occasion de les lui dire moi-même.
Elle m'a fixé quelques secondes. Je pouvais sentir son regard azur fouiller au plus profond de moi.
- Il y a des règles.
- Je le sais.
- Il y a des risques.
- Je m'en fous.
Mince, c'était sorti tout seul. Moi qui n'avais jamais sorti ne serait-ce que « Zut » devant ma propre grand-mère, voilà que je me mettais à jurer devant cette femme qui tenait mon désir le plus cher entre ses mains.
- Excusez-moi, ce que je voulais dire...
- Ne vous excusez jamais d'être franche, jeune fille. Vous avez répondu avec le cœur, c'est bien.
Après toute une série de tests, elle avait décrété que j'étais digne de confiance. Avec beaucoup de conseils et mises en garde, elle m'avait finalement remis mon sésame : un parchemin assez abîmé, roulé et scellé à la cire. Bonjour le cliché.
Et on est là. J'ai suivi scrupuleusement toutes les étapes préparatoires. J'ai rassemblé les ingrédients, même ceux qui étaient quasi impossible à dénicher, comme cette racine malodorante qui est la dernière de son espèce. Je fixe mon regard sur cette porte qui, dans quelques minutes, sera le dernier rempart entre lui et moi. J'expire un grand coup, et commence le rituel. Chaque geste en précis. Chaque ingrédient placé dans le grand bol en céramique blanche au moment exact. Je répète la formule, encore et encore... Lorsque je me saisis du couteau et me tranche la paume de la main sans une once d'hésitation, j'ai la tête qui tourne un peu. Mais hors de question de flancher maintenant. Je trace une entaille assez longue, peu profonde et laisse perler les précieuses gouttes rubis sur les herbes. Malgré moi, je ferme les yeux mais sans arrêter ma litanie. Soudain, je me retrouve le dos collé à ma porte de placard, un peu violemment. Ma tête frappe contre le bois et j'ouvre les yeux sous le choc.
- Merde.
Ce n'est pas mon corps qui est contre la porte, mais juste une projection astrale. Mon corps, lui est toujours assis à la même place, dans une posture presque rigide, à un mètre de là. Mon sang ne fait qu'un tour lorsque de l'autre côté de la porte, j'entends une voix.
- Steph ?
Ça fait des années que je ne vis que pour cet instant. J'avais presque oublié le son de sa voix... Mais là, tout de suite, je sais que c'est Tom. Et je laisse libre cours à mes larmes.
- Allez, ne pleure pas.
Je me mettrais des claques de perdre du temps si précieux à pleurer.
- Tom... C'est vraiment toi ?
- Ben... il paraît !
Je me mets à rire. C'était son truc. Nous faire rire en toutes circonstances. Je me retourne et pose ma main sur le panneau en bois.
- Tu nous manques. Enfin... Tu me manques.
- Ouais. Allez, raconte-moi tout ce que j'ai loupé !
Alors que j'ai toujours été presque timide avec lui, je me lance dans le récit des années qui viennent de s'écouler. Peut-être que lui parler à travers la porte m'aide ? Qui sait comment j'aurais réagi en plongeant mon regard dans ses prunelles marron ? Je lui raconte mes galères post-bac, les voies différentes et parfois surprenantes que nos copains de promo ont choisies. Je lui parle de mon boulot qui me pèse. Je lui décris le mariage d'Estelle, combien elle était belle.
- Enfin tu t'en doutes. Elle a toujours été belle, notre Tetelle. Ben je peux t'assurer que ce jour-là elle a battu tous les records.
- Tu sais, t'étais pas mal non plus au tien.
J'entends le sourire dans sa voix. Avec une boule dans la gorge, j'essaie de ravaler les larmes qui montent à nouveau.
- Tu nous vois ?
- Tout le temps ! Enfin, pas tout le temps mais tu vois ce que je veux dire. De temps à autre, je viens aux nouvelles. Et j'aime bien le mec que tu as choisi. Tu sais, ça n'a pas toujours été le cas.
Oui je m'en souviens. Je me souviens que, quand j'ai renoncé à lui dire combien j'étais amoureuse de lui, j'ai accepté de me laisser tenter par un garçon de sa classe, James. Nous avons joué au chat et à la souris pendant plusieurs semaines, sous le nez de sa copine. Et lors d'une soirée un peu arrosée, nous avons profité de l'obscurité du parking pour céder à la tentation. Tom était venu me chercher manu-militari pour me sermonner. Il avait même pris le risque de se fâcher avec son ami. Ce jour-là, j'ai réalisé qu'il tenait peut-être un peu à moi. Juste pas de la manière dont j'aurais voulu. Mais c'était certainement mieux d'être son amie qu'une vague fille avec qui il serait sorti par gentillesse, pour l'oublier aussi rapidement, non ?
- Mince, du coup tout ce que je te raconte depuis une heure tu le sais déjà...
- Ouais mais t'as toujours été douée pour raconter. J'aime ça chez toi.
Des années en arrière, j'aurais sauté de joie d'entendre qu'il aime quelque chose chez moi. Ressaisis-toi ma grande, il n'est plus question de jouer les fleurs bleues .
- Oh, alors tu connais son fils, à Estelle ?
- Ben évidemment !
Nous parlons encore un peu des enfants : ceux de nos amis, les miens... Lorsque enfin, la conversation se tarit, j'entends une petite mélodie. De l'autre côté de la porte, Thomas l'entend également.
- Dis, c'est pas ton téléphone qui joue Let it be ?
Merde, c'est bien mon portable. J'entends les paroles de la vieille dame résonner à mon oreille :
- Surtout, pensez à mettre une alarme. Parce qu'il est dangereux de rester trop longtemps au seuil de la mort.
Et immédiatement, une autre phrase me revient.
- Quoi qu'il arrive, n'ouvrez jamais la porte. Jamais.
Elle avait refusé de me dire ce qu'il en coûterait. Pressée et fébrile, j'étais prête à promettre n'importe quoi.
Cette satanée musique continue de me narguer. Je ne l'écoute plus depuis bien longtemps, elle est trop lourde de souvenirs pour moi. Celle-ci et tant d'autres, qui me rappellent un temps où, insouciants, ignorants, nous partagions des chansons, de la musique. Je passais des heures à les écouter chanter. Et eux me faisaient toujours le plaisir de m'accorder un petit concert privé. Aujourd'hui, j'ai du mal d'écouter Estelle. Même lorsqu'elle est accompagnée, je ne peux m'empêcher de me dire que maintenant, elle chante seule pour moi dorénavant. La musique est toujours aussi importante dans ma vie, mais elle revêt parfois un goût amer. Je n'arrive pas à expliquer aux gens pourquoi je pleure par moment. Je me sens bête de devoir dire que des années après, c'est le visage de mon ami qui m'apparaît en entendant Jean-Jacques Goldman.
Alors que les dernières mesures des Beatles résonnent, Tom reprend la parole.
- C'était sympa de te revoir. On pourra peut-être le refaire ?
Je n'ai pas le cœur de lui dire que non. Que c'est un rituel trop dangereux pour être répété. Que j'ai dû donner une partie de mon âme pour obtenir ce parchemin, et que certains ingrédients sont maintenant impossibles à trouver. Malgré tout, le silence qui s'installe me dit qu'il le sait.
Je me lève et pose mon front contre le bois, les mains collées à la porte.
- Attends, reste encore un peu.
- Je ne peux pas, Steph. Je dois repartir.
Malgré moi, je pose la main sur la poignée en métal glacé. Mon cœur s'emballe, j'entends le bourdonnement de mon sang dans mes veines. Non, je ne peux pas. Je n'arrive pas à lui dire au revoir une fois encore. Cet au revoir que le destin m'a refusé, je dois profiter de cette opportunité qu'aucun de nous n'a eu la première fois pour le lui dire. Comme toujours, il est beaucoup plus raisonnable que moi.
- Je vais y aller. Embrasse Estelle pour moi. Bon, sans lui dire, elle flipperait. Continue ta vie. Profite. Pour moi. Et n'oublie pas que je serais toujours là, à tes côtés. Je suis là et je serai là lorsque ton heure sera venue.
Il rit doucement :
- Même vieille et ridée je te reconnaîtrai, t'inquiète. Eh, je ferai un panneau comme dans les aéroports ! Parce que tu auras peut-être oublié ma tronche !
Merde, c'est lui qui est en train de me consoler, là ? Je n'arrive pas à rire de sa blague, je suis trop submergée par mes sentiments. J'étais une ado amoureuse. Aujourd'hui, des années plus tard même si j'aime mon mari de tout mon cœur, j'ai une plaie béante qui saigne chaque fois que j'entends son prénom. Je n'ai jamais été raisonnable lorsqu'il s'agissait de lui. Je ne le serai jamais.
- ATTENDS ! Je n'ai pas eu le temps de te dire que je...
J'ai le cœur si plein que je ne remarque pas le silence. La musique est terminée. Mon temps avec lui aussi. Alors, sans vraiment savoir pourquoi, sans réfléchir aux conséquences que je sais funestes, ma main tourne la poignée et ouvre la porte.
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