Chapitre X : Les festivités du dauphin noir

Alester Astré

Batyse - château du Seigneur

Plusieurs jours de navigations avaient été nécessaires afin d'atteindre le port de Batyse, pour faire bonne figure au Seigneur Loren, Alester avait dû enfiler sa plus belle tenue. Le puissant air marin le forçait à porter une cape en velours pour se protéger du froid. Il n'avait pas l'habitude de porter de telles parures, il se sentait important et cela le mettait mal à l'aise.

Patientant dans la salle du conseil accompagné de six gardes d'Auva chargés de l'escorter, le jeune homme observait son nouvel environnement au travers de la fenêtre. Il n'avait encore jamais contemplé la ville de Batyse en hauteur. Le château étant encastré au sommet d'une colline rocheuse, il pouvait apercevoir la grande ville maritime vivre dans son ensemble. Du port caressant les vagues d'un bleu nuit, aux habitations et commerces que le peuple faisait tourner. A cet instant, Alester fut parcouru d'un sentiment de puissance. Il voyait toutes ces personnes sillonner la ville telles des fourmis, il observait leurs balades, leurs routines, leurs choix. De sa hauteur, il eut l'impression que rien ne pourrait lui échapper.

Il fut néanmoins tiré de ses pensées par le bruit de la lourde porte de la salle qui s'ouvrit. Un petit homme trapu et courbé entra suivi d'un vieil homme plus grand à la peau brune et à la barbe grisonnante. Ce dernier était vêtu somptueusement et portait une couronne dorée sur sa chevelure dégarnie.

— Sir, salua Alester en tentant de faire une révérence.

Les gardes firent de même, mais le Seigneur Loren leva la main leur faisant signe de se redresser et de quitter la salle.

— Installez-vous autour de la table jeune prince, dit le Seigneur en s'asseyant. Voici mon conseiller Ludwig Bellwether, il tiendra compte de toutes les décisions que nous prendrons aujourd'hui.

Jeune prince. 

Ce fut tout ce qu'Alester retint, néanmoins il prit place autour de l'immense table rectangulaire face au Seigneur et à son conseiller. Sans la présence des gardes, il se sentait pris au dépourvu. 

Son sentiment de puissance retomba brusquement, mais une question lui brûla cependant les lèvres :

— Votre fille... Ma promise, ne va-t-elle pas nous rejoindre ?

— Amalica vous admire beaucoup et vous craint tout autant à cause de votre... Il chercha ses mots un instant, votre réputation. Elle n'osait pas quitter ses appartements, je vous invite à lui rendre visite plus tard.

La réputation de fils indigne de la reine noir faisait frémir n'importe qui, même les sorcières d'autres villes. Alester se demandait comment pouvait-on le craindre, lui qui n'a jamais pratiqué l'art de la sorcellerie. Il savait à peine combattre à l'épée.

— Comme vous le savez, poursuivit le Seigneur, nous célébrerons sous peu et en ces lieux votre mariage avec ma fille. Car voyez-vous, je ne serais bientôt plus en état de diriger Batyse et ma fille n'en serait pas capable sans l'aide d'un époux.

Alester se racla la gorge, la réalité du mariage était de plus en plus proche et pourtant il n'avait toujours pas vu le visage de sa promise. Il allait sacrifier sa liberté pour une femme et un peu de pouvoir. Mais le pouvoir n'était qu'une illusion puisqu'il sera toujours sous l'autorité de la Reine.

— Lorsque vous serez Seigneur, intervint le conseiller d'une voix éraillée, sachez que la ville de Batyse est très dévouée à la Reine mais qu'elle tient à garder son indépendance. En effet, en tant que première ville commerciale du royaume et nous tenons à notre autonomie.

 Commençant à se lasser de cette entrevue, le jeune ingénieur se contenta d'acquiescer, et c'est ce qu'il fit à chaque énumération des différents atouts et faiblesses de la ville par Ludwig Bellwether.

L'entrevue allait toucher à sa fin lorsque le Seigneur Loren ajouta une dernière chose, il semblait hésiter à la dire. Il lança un bref regard à son conseiller qui hocha la tête avant de fixer Alester d'un air sérieux.

— Vous devez savoir que depuis quelques années Batyse et Mosae entrent souvent en conflit... Et pour cause, Mosae souhaite obtenir l'accès au passage menant à l'île Torment.

À l'écoute de cela Alester fronça les sourcils et devint méfiant. 

— Mosae possède son propre port, déclara-t-il d'un ton involontairement sévère. Le conflit devrait être réglé.

— En partant du port de Mosae, expliqua le Seigneur, la route vers l'île Torment est obstruée par l'un des maelstroms du Tempestaire.

L'histoire des deux maelstroms du Tempestaire, les ignares de la capitale l'oubliaient souvent.

En un geste aussi bien rapide que confus, Alester prit dans sa besace un bout de parchemin enroulé sur lui-même. En le déroulant sous les yeux hagards du Seigneur et du conseiller, une carte du royaume se dévoila. Cette carte, il l'avait lui-même tracer, son index parcourait alors les côtes de Mosae caressant la mer, tout comme celles de Batyse. Mais il avait négligé un détail dans sa cartographie, un élément de grande importance, les deux puissants tourbillons d'eau qu'avait jadis créés Ran Mordon à des fins mystérieuses. Les maelstroms étaient la source de la colère de Mosae, colère qui menait souvent à des batailles finissant dans un bain de sang.

Alester n'était pas prêt à affronter cela, jamais il ne pourrait gérer une armée de millier d'hommes et les envoyer se battre. Ses mains commençaient à trembler, il enroula sa carte et la rangea.

— Pourquoi la reine ne met pas définitivement terme à cela ? Demanda-t-il d'une voix frémissante.

— Nous vous l'avons dit, jeune prince, répondit le conseiller Bellwether. Batyse est indépendante, la reine noire n'interviendra pas.

Le jeune homme fixa d'un regard inquiet le conseiller qui fit mine de ranger ses documents. Le Seigneur Loren toussa brusquement, puis se leva signifiant que l'entrevu était terminé.

— Jeune prince, déclara-t-il, ce soir nous célébrerons les festivités du dauphin noir. Bien sûr, ce serait un honneur si vous vous joignez à nous.

— Ce serait aussi l'occasion de passer vos premiers instants avec votre promise et de faire bonne impression au peuple, ajouta le conseiller. Nous fixerons une date à votre mariage d'ici peu.

L'entrevu était terminé, Alester sourit légèrement au Seigneur Loren en lui faisant une révérence, puis sorti de la salle avec un goût amer en bouche et l'estomac noué. Il demanda aux gardes de l'accompagner à ses appartements, sa vision se troublait peu à peu, il ne savait pas si cela était dû à la fatigue du long voyage en mer ou bien à la crainte de savoir qu'un jour il devra mener un bataillon et se battre.

Alors qu'il suivait ses gardes, il remarqua les nombreuses entailles et fissures aux murs de pierre, certains étaient même partiellement détruits et les gravillons encombraient encore le passage. Des statues avaient été démembrées, et leurs têtes jonchaient le sol. Alester devinait facilement qu'une récente attaque avait réussi à atteindre le château, il pouvait même encore sentir l'odeur âcre et cuivrée du sang.

Devant la lourde porte noir de sa chambre, il fit signe aux gardes de le laisser et de partir.

— S'il vous faut quelque chose ?

— Je me débrouillerais, j'ai toujours vécu sans demander quoi que soit aux autres.

Il entra ensuite et découvrit la chambre, celle-ci était bien plus grande que le bouge dans lequel il avait grandi, les murs étaient en pierre noir et les meubles en marbre. La fenêtre donnait sur l'étendue de montagnes qui séparait Batyse de Mosae. Alester ne s'attarda pas plus sur la décoration et se laissa tomber sur le lit, il pensait que le sommeil le gagnerait vite mais hélas il était bien trop troublé.

C'est au bout de quelques longues heures de réflexions intenses à consulter sa carte, traçants et retraçant les deux maelstroms manquants qu'il s'endormit sans même s'en rendre compte.

La nuit venait de tomber lorsqu'il fut réveillé par des rires et de la musique venant de dehors, une flûte de pan dont le son était emporté par le vent marin. Il se souvint alors que les festivités du dauphin noir avait lieu ce soir. Il se leva et vit au dehors des torches enflammées qui virevoltaient, des hommes et des femmes se donnant en spectacle, dansant et jouant sous l'air marin et les chants ancestraux de la ville.

Curieux d'en découvrir d'avantage, Alester quitta sa chambre sans oublier d'emporter sa besace et ses outils. Malgré ses habilles froissés par le sommeil et ses cheveux en désordres, il ne fit guère attention à son apparence et à ses manières en croisant les gardes et les chevaliers. Il emprunta un couloir étroit menant à une aile du château qu'il n'avait pas encore visité, les murs et le sol étaient immaculés, baignant dans la lumière orangée d'une dizaine de flambeaux. Le jeune homme devina que cette aile était réservée à la fille du Seigneur, la porte de sa chambre similaire à la sienne, si ce n'était que la charpente était ornée de gravures semblable à du langage runique. Alester ne pu s'empêcher de faire glisser ses doigts sur ces gravures bien qu'il n'en comprenait pas le sens.

La porte s'entrouvrit soudainement laissant paraître un œil brun à demi voilé par une épaisse chevelure noire. Alester recula par surprise et fut hébété face à la jeune femme qui se cachait derrière le battant.

— Je... Commença-t-il à dire.

Mais il perdit la voix, ses idées s'emmêlaient à chaque fois que son regard croisait celui de celle qui était certainement sa promise. Il inspira alors profondément et se ressaisi afin de ne pas paraître ridicule devant elle.

— Ma Dame... Je ne voulais pas vous importuner.

Toujours cachée, la jeune femme rétorqua d'un ton calme et claire :

— Est-ce vous, le prince ?

— En effet, Alester Astré ma Dame, dit-il en s'inclinant.

Laissant échapper un soupir d'étonnement, elle ouvrit entièrement la porte de sa chambre laissant paraître son visage et ses traits fins. Sa robe d'un vert émeraude contrastait avec la couleur matte de sa peau et dénuda ses épaules lorsqu'elle fit une révérence.

— Amalica Loren, annonça-t-elle, fille du Seigneur Caspar Loren et de la sorcière Pacifique Bellwether. C'est un honneur mon prince.

— Tout l'honneur... Est pour moi, déclara maladroitement Alester.

Un silence prit ensuite place, silence durant lequel le jeune homme observa sa promise. Bien entendu elle était ravissante, elle était jeune et semblait insouciante mais Alester ne pouvait se résoudre à admettre qu'elle deviendrait sa femme.
Les crépitements des flammes jaillissant des flambeaux comblaient le vide de leur conversation lorsqu'un mal-être s'empara du jeune homme. Il aperçu à l'intérieur de la chambre une forme mouvante, longue, fine et écailleuse qui glissa au sol  en dévoilant une langue fourchue.

— Qu'est-ce donc ? Demanda-t-il intrigué par cette créature.

Amalica prit délicatement la chose dans ses bras et la fit s'enrouler autour de son bras.

— Le dernier cadeau de ma mère, répondît-elle tandis que la bête remonta jusqu'à son cou. Un serpent azur, le dernier de son espèce. Son venin permet de soulager les mœurs.

— Fascinant, lâcha Alester en approchant sa main du serpent.

Ce dernier ne se laissant pas faire, ouvra brutalement la gueule en signe de défense. Le jeune homme décida finalement, par crainte, de ne pas caresser la bête.

— Fascinant... Répéta-t-il n'y croyant plus réellement.

Il inspira profondément en essayant de se comporter comme un homme galant et tendit son bras à la jeune femme :

— J'aimerais vous inviter aux festivités ce soir, s'il vous plaît que je vous tienne compagnie.

Une pointe d'hésitation se lisait dans les yeux d'Amalica faisant regretter à Alester son geste. Mais un rire léger et sincère de la part de sa promise le rassura.

— Ce sera avec joie, sourit-elle en prenant son bras.

Le serpent azur logeant au creux du cou de sa maîtresse, fixait intensément le jeune homme comme s'il représentait une menace, ou alors un rival. Alester ne saurait deviner, il se contenta d'ignorer les intenses regards de la créature et conduit sa promise au lieu des festivités.

Au-dehors, l'air et la brume titillèrent ses narines d'une senteur marine et florale. Un grand feu de joie avait été bâti sur la grande place de la ville, les flammes virevoltantes et hautes, faisaient rire et danser les plus jeunes habitants de Batyse. Les braises qui retombaient ressemblaient aux fées, jadis disparues, qui dansaient dans le ciel lors des festivités du dauphin noir.

Alester s'émerveillait devant tel spectacle, les musiciens de flûtes, harpes et tambourins lui donnait du baume au cœur et lui fit oublier que cette ville était régulièrement prise d'assaut par le Seigneur de Mosae. 

— Chaque année, intervînt Amalica en le tirant de ses pensées, les grands dauphins noirs reviennent aux abords de la mer. L'on raconte qu'ils apportent sérénité, bonheur et chance à ceux capables de les nourrir convenablement.

Toujours au bras de son cavalier, Amalica se baladait sur la grande place tout en observant le port droit devant elle. Alester l'écoutait, il ne connaissait pas l'histoire qui se cachait derrière cette ancienne tradition.

— Un jour, un humble paysan donna une seiche enduite d'huile de Karacan à l'un de ses dauphins. Ce paysan devînt alors un noble riche et puissant. C'est ainsi que la tradition naquit, chaque année nous remercions et espérons que les dauphins noirs veillent sur nous et nous apportent le bonheur en les nourrissant de seiches trempées au Karacan. 

— Les  habitants de Batyse demandent tous de connaître le bonheur et la richesse ? Interrogea Alester.

— Hélas non... Rétorqua la jeune femme en mordillant sa lèvre. Nous avons tous une seule et unique requête à demander aux dauphins noirs, celle de nous protéger des attaques de Mosae.

La présence hostile de Mosae régnait sans cesse à Batyse, Alester comprenait alors que l'ambiance festive de ce lieu cachait en réalité l'immense peur de se retrouver la gorge tranchée par le couteau d'un soldat de Mosae. La crainte aussi d'assister à l'assassinat du Seigneur Loren et de voir la ville s'effondrer, prise au piège.

Se promenant toujours, un marchand de fleurs interpella Amalica Loren :

— Ma Dame, se prosterna-t-il en lui tendant un bouquet de fleurs oranges aux feuilles jaunes. 

— Bien le merci, brave homme.

— Que les grands dauphins noirs vous apportent la sérénité.

Amalica prit le bouquet et remercia une dernière fois le marchand avant de reprendre sa promenade.

— Qu'est-ce donc ? Demanda Alester avec curiosité.

— Des fleurs de Karacan, c'est avec cela que l'on fabrique l'huile de Karacan.

Le serpent azur s'approcha du bouquet et dévora une fleur avant de retourner se nicher dans le cou d'Amalica.

Soudainement, des cloches se firent entendre au loin. Leur son perçant résonna dans toute la ville et cessa après une dizaine de coups. Alester aperçut une foule d'habitants se diriger instinctivement vers le port de Batyse.

— C'est le moment, mon prince, sourit Amalica. Les dauphins sont arrivés, venez avec moi ! 

Il se laissa entraîner par la jeune femme, déboussolé et ne sachant quoi répondre. Ils arrivèrent au port, des gardes et des marins distribuaient des sauts remplis à ras bord de seiches aux habitants qui attendaient devant la mer.

Amalica avança seule sur le ponton, l'on commençait alors à la regarder. Alester pouvait entendre les murmures de ceux qui se réjouissaient de voir la fille du Seigneur débuter les remerciements aux dauphins. 

Elle lui tendit ensuite la main :

— Remerciez les dauphins avec moi, cela vous permettra d'obtenir l'admiration et la reconnaissance du peuple.

L'admiration et la reconnaissance du peuple.

Encore des termes qui étaient inconnus aux yeux du jeune homme, comment le fils renié pouvait-il obtenir l'admiration d'un peuple ? 

Le peuple devait au contraire déjà le haïr.

Par politesse, il prit tout de même la main de sa promise. Il sentait déjà les regards empli de fureur et de crainte le juger pour ce qu'il est. 

Il tenta de rester impassible, tandis que l'on pouvait distinguer des ailerons noirs qui se confondaient avec les faibles vagues de couleurs obscures de la mer en cette froide soirée.

Amalica serra le bouquet de fleurs de Karacan contre sa poitrine et inspira profondément en souriant :

— Mon prince, ce geste est le premier pas qui vous mènera au trône.


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