chapitre 8

Les petites et douces mains de la seule Mexicaine du groupe d'amies travaillaient en silence sur celles de la jeune Cubaine. Les dents serrées, Camila ne bougeait pas et ne disait rien. Son regard analysait le visage de son amie sans un mot ; Ally était tellement calme, toujours. Toutes admiraient ce sang-froid exceptionnel qu'aucune autre ne savait garder. Mais c'était Ally, et Ally ne se laissait jamais dépasser par ses émotions.

La chambre était calme, trop même. La compresse emplie de désinfectant était tamponnée avec tendresse sur les blessures de la brune -même s'il était un peu tard pour ça- et son amie était tellement concentrée sur son travail qu'elle n'avait pas remarqué qu'une question brûlait les lèvres de Camila depuis plusieurs minutes. Le silence finit par être brisé dans la petite pièce, où la lumière du jour déclinait déjà à cette heure-ci en plein mois de décembre.

- Comment tu fais?

Ally fronça les sourcils et releva soudain le regard vers Camila, dont la douleur était lisible dans ses iris marrons. En penchant légèrement la tête sur le côté, la plus âgée étudia l'expression brisée sur le visage de son amie. Camila essayait de le cacher, ça se voyait ; mais Ally n'était pas dupe, et elle pouvait sentir tout ce qui émanait de Camila. Elle était semblable à une tempête ; ses larmes silencieuses étaient la pluie et ses sentiments enfouis les coups de tonnerre. Camila était un ouragan en plein désert : elle ravageait tout sans le vouloir sur son passage.

- Comment je fais quoi? répondit la blonde en détournant le regard pour attraper des compresses propres.

- Tu sais bien, souffla doucement Camila. Tu es toujours si posée, même en crise.

Ally sourit doucement alors qu'elle enroulait une bande de gaze autour de la main blessée de son amie. Celle-ci était aussi détruite à l'intérieur qu'à l'extérieur ; les coups qu'elle avait infligés à ses petites mains la nuit d'avant quand son esprit se noyait dans l'alcool rejouaient inlassablement dans sa mémoire. Une main avait été soignée, et c'est toujours le sourire aux lèvres qu'Ally s'attaqua à la deuxième, avant de répondre après quelques instants de silence paisible :

- Tu l'es aussi, Cam. Tu ne t'en rends juste pas compte.

- Non, dit la jeune femme en secouant doucement la tête, des larmes lui piquant les yeux pour la millième fois ce jour-là. Je bouillonne à l'intérieur.

- C'est normal.

Alors Camila ne répondit pas, et reprit son étude silencieuse du visage d'Ally en serrant les dents. Si elle laissait ses larmes couler, le sel brûlerait les coupures qui traversaient ses joues ; souvenir de la veille également. La jeune femme était torturée : elle se torturait elle-même. Elle ne le réalisait même pas, parce qu'au fond, une torture est une torture. Mais c'était visible, on le savait : la seule à vraiment blesser Camila, était Camila.

Les mots prononcés par Lauren quelques heures plus tôt l'avaient eux aussi blessée : elle en avait assez de laisser les autres la contrôler, jouer de sa vie conme de celle d'une poupée de chiffon. Mais la douleur qu'elle s'était infligée à elle-même après ça était encore plus intense que tout ce que l'autre Cubaine aurait pu faire ou dire. Camila se torturait ; elle rejouait dans sa tête chaque scène médiocre de la pièce tragique qu'était désormais sa vie. Elle se voyait dans quelques mois, années, au fond du trou, et ne pouvait s'empêcher de penser que peut-être elle le méritait.

Sans un mot, Ally sembla relâcher un peu la pression sur sa main et Camila baissa le regard : les deux étaient enroulées de bande blanche et tendrement saisies dans celles d'Ally. Leurs regards se croisèrent, et Camila se revit quatre ans plus tôt, face à la toute petite Mexicaine : sur la scène d'une émission qui avait exaucé leur voeu le plus cher. Elle ne savait pas si elle changerait le jour où elle s'était inscrite, si elle en avait l'occasion. Elle aurait préférée être à la fac qu'être enceinte, elle en était sûre, mais renoncer à sa célébrité voudrait dire renoncer à ses amies.

Alors avec un petit sourire, elle gratifia Ally d'un regard reconnaissant et murmura :

- Merci.

Elle la remerciait pour ses mains, mais aussi d'avoir toujours été là. Et ça, d'une simple rencontre entre leurs iris, Ally le comprit. Elle comprit que Camila ne changerait pas le passé, qu'elle n'aurait pas renoncé à ses amies si elle l'avait pu. Elle comprit que la Cubaine voyait plus loin que l'instant présent dans ses remerciements. C'est donc silencieusement, les yeux dans les yeux, qu'elle sembla répondre à Camila : "Merci à toi."

***

Lauren, de son côté, ruminait au bar du rez-de-chaussée de l'hôtel. Accoudée sur le rebord en bois, elle avait le regard baissé vers son shot de tequila. L'interview tournait en boucle, comme Camila, dans sa mémoire. Elle ignorait si elle avait bien fait de lâcher cette bombe au monde, mais ce qui était fait, était fait. Ce qui lui restait à faire, c'était de boire jusqu'à oublier la sensation du regard brûlant de Camila sur sa peau à la seconde où Ellen sursauta de la nouvelle. Elle quitte le groupe.

Tels étaient les mots prononcés sans réfléchir par Lauren ; elle quitte le groupe. Et prononcer ces mots pour la première fois rendit la chose beaucoup plus réelle, plus douloureuse. Camila quittait le groupe, elle quittait Lauren. Et beaucoup plus tôt que prévu, puisque sa grossesse la poussait à se cacher avant que son ventre se remarque. Camila partait.

Lauren attrapa son verre et en versa son contenu cul-sec, le liquide lui brûlant la gorge. Elle en commanda un autre, puis un autre, et encore un autre. Les heures défilaient, son estomac criait famine et la nuit tombait ; mais le verre transparent des récipients remplis d'alcool continuait de claquer contre le bois et contre ses dents, chaque verre faisant un aller-retour entre sa bouche et le bar. L'alcool continuait de couler à flot dans son corps et dans ses veines, ses pensées s'embrouillaient.

C'est ça qu'elle voulait : oublier. L'alcool lui permettait d'évacuer ses secrets et ses sentiments, son cerveau et son coeur devenaient insensibles. Elle était heureuse à cet instant, mais son bonheur fut vite interrompu quand son sang ne fit qu'un tour : elle reconnut instantanément la peau qui entra en contact avec la sienne. Ces doigts doux et bronzés qui effleurèrent son avant-bras, lui provoquant une longue série de chocs électriques le long du dos. Et ses soupçons furent confirmés quand elle baissa le regard vers ces mains enroulées d'un bandage propre.

- On peut parler?

Lauren frissonna de nouveau : les mots avaient été soufflés, presque sourdement. Si la jeune femme ne connaissait pas si bien ces mots qu'elle avait pris l'habitude d'entendre, elle ne les aurait pas compris. Mais elle savait que Camila avait besoin de ces explications qui tracassaient l'esprit de Lauren depuis cet après-midi. Elle aussi, elle avait besoin de s'expliquer. Toutes les deux avaient besoin de cette conversation, aussi compliquée et douloureuse soit-elle. Peu importe les conséquences, et Dieu sait qu'il y en aura, Lauren était prête à parler et Camila à entendre.

Leurs sentiments les aveuglaient depuis trop longtemps, et le tempérament de Lauren la poussait à tout laisser éclater là, et maintenant. Alors silencieusement, elle se leva en jetant quelques billets sur le bar sans même prendre la peine de récupérer le reste, et se dirigea vers la sortie de la pièce sans un mot. Elle savait que Camila la suivait, comme toujours. C'était l'une aux côtés de l'autre, le vert et le marron, Lauren et Camila.

La grande Cubaine déambula dans le hall d'une démarche peu assurée, et ne s'arrêta pas. Elle poursuivit son chemin jusqu'aux immenses portes de l'hôtel St Regis, et en sortit. L'air glacé lui fouetta le visage, un frisson lui remonta le corps entier et elle ferma les yeux, appréciant la fraîcheur de la nuit d'hiver contre sa peau humide de sueur.

Camila était toujours derrière elle, elle pouvait sentir sa présence. Et elle voulait parler, la petite brune, elle voulait sortir Lauren de sa torpeur pour la confronter à ses paroles et actes. Mais la vision de son amie apparemment heureuse, même l'espace d'un court instant, la fit se taire. Elle la regardait, cette star aux longs cheveux noirs, et ne bougeait pas. Elle se contentait de la regarder, d'apprécier ce dos à un mètre d'elle, au milieu de la rue encore pleine de vie en plein coeur de New York.

Elle avait froid, mais elle ne disait rien. Elle attendait, sagement, que Lauren soit prête à affronter la réalité. Camila n'avait eu d'autre choix, ces derniers mois, de retomber brutalement sur le béton après une longue période dans les nuages. Mais Lauren, elle, ne méritait pas ça ; et Camila le savait. Seulement, le temps avait passé et continuait de leur filer entre les doigts à toute vitesse ; il était l'heure de parler, les yeux dans les yeux, ici et là.

Alors Lauren, qui sembla soudain réaliser que Camila devait avoir froid dans son petit tee-shirt, se retourna vers elle et pour la première fois, accepta de parler. Complètement, véritablement, réellement. Elle allait parler, sans faux-semblant et sans barrière entre leurs deux coeurs. Parce que cela avait trop duré. Parce que l'interview avait encore plus approfondi le fossé qui semblait s'être creusé entre elles ; fossé qu'elles devaient tout faire pour franchir.

- On peut parler.

Camila se mordit l'intérieur de la joue avec force, toujours aussi sensible -après toutes ces années- à l'intensité déstabilisante de ces yeux verts qu'elle connaissait par coeur. Elles pouvaient parler. Enfin.

- Pourquoi tu as fait ça? elle demanda finalement en retenant un frisson alors qu'un petit vent caressa sa peau.

- Tu sais pourquoi je l'ai fait, Camila.

Évidemment qu'elle le savait. Parce que dans ces yeux verts qu'elle connaissait par coeur, elle lisait les sentiments de Lauren. Elle les voyait si clairement qu'il en devenait difficile de respirer correctement, qu'il était facile de dire que tout était compliqué. Chacune lisait dans les yeux de l'autre, mais ne parlait pas, ne disait rien. Chacune savait, voyait, mais se taisait. Parce que ces sentiments faisaient mal, ils broyaient leur estomac et contaminaient leur sang : ces sentiments devaient s'en aller, et elles le savaient.

- Je sais que tu veux me protéger, oui. Mais tu ne me contrôles pas, Lauren. C'était à moi de prendre cette décision, à moi seule.

Lauren déglutit avec difficulté : bien sûr que Camila savait. Mais l'entendre le dire, ça lui retournait l'esprit parce qu'elle ne voulait pas la protéger, elle ne voulait pas que Camila pense que ces sentiments qu'elles avaient étaient permis. Ils ne l'étaient pas, ou en tout cas aux yeux des deux jeunes femmes.

- Je protégeais le groupe, elle dit d'une voix qui se voulait ferme, mais qui trembla sur le dernier mot.

Camila ne répondit pas, pas tout de suite. Que pourrait-elle dire? Elles se voilaient toutes deux la face, c'était devenue une habitude qui n'était même plus nécessaire : c'était ça le pire. Leurs sentiments l'une pour l'autre avaient le droit d'être exposés, puisque Camila quittait le groupe. Elles pourraient bien s'enfuir ensemble, vivre et s'aimer à en crever : elles en avaient le droit. Mais elles se voilaient la face, depuis toujours, par habitude.

Une goutte de pluie s'écrasa sur le crâne de la plus petite des deux, qui leva les yeux vers le ciel. Il était magnifique, recouvert d'un tapis étoilé sur lequel se fondaient les lumières de la ville. Il n'y avait qu'un seul nuage qui masquait la beauté de l'univers, une seule goutte de pluie qui venait de rappeler à la jeune femme que toute oeuvre d'art, aussi belle soit-elle, pouvait être tâchée.

Tout ciel étoilé a son nuage ; qui vous ramène à la réalité brusque d'une force supérieure qui pourrait tout contrôler, tout tâcher.

- Alors dis-le moi dans les yeux, Lauren. Dis-moi que tu ne me protégeais pas, et que tu ne le feras plus. Dis-moi que tu me laisses partir.

Les mots de Camila tombèrent sur Lauren comme une massue qui lui aurait fracassé le crâne avec force. Si on lui avait arraché les yeux et les membres en même temps, elle n'était pas sûre qu'elle aurait souffert plus. Ses mots lui étaient tombés dessus tellement vite, tellement fort. Et dans ses yeux verts, on lisait le doute et les regrets. Pouvait-elle mentir à Camila? La regarder dans les yeux, lui dire qu'elle la laissait partir? Elle aurait pu, parce que c'était ça dont Camila avait besoin. Elle aurait pu la laisser partir, parce que c'est ce qu'on fait par amour, non?

Elle aurait pu.

Mais dans son long silence, Camila comprit que même si elle le faisait, elle mentirait. Camila comprit que Lauren mentirait en lui disant de partir. Et la brunette se rappela de quelque chose qu'elle avait lu quelque part, une fois. Les mots lui revinrent en mémoire et elle réalisa qu'elle avait peur, qu'elle était terrifiée.

"Les gens n'ont pas peur de partir, ils ont juste peur que lorsqu'ils le feront, personne ne leur demandera de rester ; et c'est ça, la triste vérité."

Elle avait peur que Lauren, qui se perdait dans ses yeux à ce moment-même, ne lui demande pas de rester.

- Pars, elle finit par souffler.

Le coeur de Camila sembla rater un battement, et la larme qui roula aussitôt sur sa joue se perdit parmi les gouttes de pluie qui tombaient maintenant abondamment. Elle n'avait même pas réalisé, et Lauren non plus, qu'elles étaient trempées jusqu'aux os, que la pluie faisait couler leur maquillage, que leur cheveux bruns collaient à leur front. Ou peut-être qu'elles l'avaient remarqué ; mais elles s'en fichaient.

Elles s'en fichaient parce que Lauren venait de mentir à Camila, et parce que Camila eut soudain envie de vomir. Une envie irrépressible, horrible, de vomir ses tripes parce qu'elle n'avait rien mangé et qu'il n'y avait rien à recracher. Elle voulait vomir ses tripes, ses muscles, ses organes ; son coeur. Elle voulait le recracher, ne plus jamais le sentir battre dans sa poitrine. Parce que chaque battement lui faisait mal, chaque mouvement lui lacérait la poitrine. Elle voulait que l'on le lui arrache sur-le-champ, et alors elle n'aurait plus à affronter ces iris verts.

- Tu mens, elle souffla en retour, les larmes roulant toujours sur ses joues déjà mouillées. Tu mens... Dis-moi que tu mens..

Lauren ne dit rien ; seul un faible mouvement de tête de gauche à droite répondit à Camila. Elle ne mentait pas ; elle voulait que Camila s'en aille, elle la laissait partir. La plus jeune Cubaine savait que c'était faux, elle le savait au plus profond d'elle ; mais elle se voilait la face, une fois de plus. Ses sentiments, bien trop enfouis, n'étaient plus que restes cassés du passé. Irréparables, perdus à tout jamais. C'était peut-être ce que Lauren cherchait à faire : enfoncer Camila et la réduire en cendres, pour que son propre coeur oublie qu'il était lui-même sur le point de brûler.

- Tu devrais partir.

Le discours avait changé : les mots de Lauren ne paraissaient plus aussi sûrs, plus aussi crus. Son mensonge, en l'espace de quelques minutes, l'avait déjà consumée. Elle n'y arrivait pas, c'était trop dur. Trop dur de laisser Camila pleurer à un mètre d'elle à cause de ses mots, trop dur de vraiment la laisser partir. Ses propres joues étaient traversées de perles salées, mais la pluie les emportait bien. Peut-être que le ciel les aimait, au fond. Peut-être qu'elles devraient être reconnaissantes de ce nuage qui cachait leurs faiblesses aux yeux de l'autre. Même si aucune des deux n'était dupe : leurs voix brisées avaient raison de leur fierté.

- Force-moi à le faire. Regarde-moi dans les yeux et force-moi.

Les mots de Camila étaient brouillons, ils sonnaient enfantins dans sa bouche. Ils n'avaient presque pas atteint les oreilles de Lauren, qui, l'espace d'une seconde, entendit le bruit des taxis, des rires et de la pluie autour d'elles.

- Je n'ai pas besoin de te forcer : tu sais déjà que c'est la meilleure chose à faire, Camila.

Et au milieu du bruit, de la vie et de la pluie, elle prit conscience que la "vie" devenait un mot vide de sens, complètement dérisoire. Parce que l'espace d'une seconde, elle se rappela que le monde continuait de vivre autour d'elle ; mais son monde à elle s'était arrêté de tourner quand les yeux de Camila s'étaient décrochés des siens. La "vie", c'est quoi au juste?

Peut-être que Camila avait eu tort de croire, peut-être que depuis le début, tout était voué à l'échec. Elle avait eu tort de croire que détruire les murs qui protégeaient son coeur pourrait pousser Lauren à la laisser entrer dans le sien. Tort de croire à l'impossible, de croire qu'aimer jusqu'à l'impossible était possible.

- Très bien, je partirai.

Et le coup final avait été donné : Lauren ne se relèverait pas. C'était sa faute, pourtant ; c'était elle qui laissait partir Camila, et personne d'autre. C'était elle qui laissait celle qu'elle aimait partir loin d'elle, parce qu'elle était trop lâche pour répondre à la détresse qui s'entendait dans la voix de la petite Cubaine. Elle était trop lâche pour comprendre que dans ses sous-entendus peu discrets, Camila attendait, patiemment et depuis beaucoup trop longtemps, que Lauren parle enfin. Qu'elle parle.

Et au milieu du bruit, de la vie et de la pluie, Camila était partie.

***

Du coup, vous aimez ce chapitre? J'ai adoooooré l'écrire en m'imaginant la scène sous la pluie au milieu des passants, j'espère que vous avez adoré le lire :) Dites-moi.

Prenez soin de vous.

x, -ness

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