62~ Qui sème le vent...

C'est avec un calme olympien que j'entre dans la salle d'enregistrement, gagnant ma place sur l'un des quatre fauteuils en cuir brun disposés sur l'estrade éclairée. Avec ce même calme que j'avise alors l'assemblée, passant sur les visages des différents profs sans ciller.

Kav, Uma, Auvain, Armina. Prof de sport, d'histoire, de maths, de français, de théâtre, de littérature...
Ils sont tous là.

Adama est installée dans un fauteuil à ma droite. Digne dans sa robe orangée, le buste bombé, rayonnante de fierté.
Eliam, lui, est assis dans un fauteuil juste devant moi. Moins distingué, il remue dans son siège assez bruyamment pour que j'imagine ses mouvements malgré le fait que je m'obstine à ne pas le regarder.

Je ne sais pas ce qui peut le perturber.
Le fait que sa famille va bientôt apparaître et qu'il va devoir être digne d'elle ? Le fait de participer à la final du Best's Game alors que c'est un Loup-Gris ? C'est vrai qu'il a de quoi être préoccupé... mais peu importe !

Je ne le regarde pas pour tenter de comprendre. Non, ça fait six jours que je ne le regarde plus. Il a voulu me tuer, il ne mérite plus mon attention.

Je sens le regard doux d'Isira peser sur moi avant même de me tourner vers elle.
C'est à elle d'animer l'émission de ce soir, et c'est bien la première fois que je me retrouve sur le même plateau que cette auguste femme.
Assise entre Adama et Eliam, son aura rayonne sur toute l'estrade. Elle est sévère et droite, mais son sourire est tout à fait sincère. Une belle femme encore plus impressionnante en vrai qu'à la télé.

J'arrête de l'observer quand la famille royale fait son entrée.
Le père, la mère, le fils et la fille, tous les quatre ruisselants d'or. Somptueux dans leurs tenues à la couleur de l'aurore, ils vont dignement s'installer bien au centre du public, à la tribune qui leur est réservée.

Le menton levé, je me concentre sur Athelios, assis à la droite de son père.
Je me rappelle notre dernière entrevue, un peu honteuse.
Oh, elle qui s'est soldée par un magistrale raccrochage à son nez afin d'éviter d'avoir à lui confier qui était le traître... il m'en veut toujours ?

D'ailleurs, c'est étrange qu'il ne m'ait pas rappelée. C'est vrai, si ce n'était pour me punir, il aurait au moins dû exiger que je lui dise la vérité. C'est pas comme si il n'en avait pas eu l'occasion ces derniers jours...

Alors pourquoi a-t-il gardé le silence ? Pourquoi n'a-t-il pas insisté ?

Oh... me ferait-il confiance ?

Enfin de toute façon, c'est trop tard désormais. D'ailleurs il ne me regarde même pas. Ses lèvres sont pincées et ses yeux restent rivés sur son frère.

Alors je comprends qu'il n'est pas à l'aise.
C'est moi, cette fille incapable de coopérer convenablement, qui doit gagner. Et à côté de ça, il ne veut pas voir son petit frère perdre.

Ça entacherait la réputation de leur famille. Ça agrandirait le fossé qu'Eliam creuse entre eux et approfondirai un peu plus son manque de confiance.
De lourdes conséquences en soit...

Mais ce n'est pas mon problème !
Je sais ce que j'ai à faire : ne pas me laisser perturber. Juste gagner. Le reste, je dois laisser tomber.

Mais quelque chose m'arrête dans mes pensées. Quelque chose qui attire soudainement mon attention à l'autre bout de la salle. Quelque chose qui me fige sur place, quelque chose qui ne me plait pas, mais alors vraiment pas !

Il y a un garde posté à côté des deux conseillers. Un soldat au ventre bedonnant, au visage sombre bouffé d'une barbe hirsute et aux sourcils froncés. Il est raide et me regarde, avec un tel éclat d'haine dans les yeux qu'il m'est difficile de l'ignorer.

Je n'aime pas ça...

Et quand l'homme porte une main à son bras droit en grimaçant, à un endroit bien précis que je n'ai aucun mal à identifier, mes doutes ce confirment.

Putain, c'est l'ours !

Je tourne fébrilement la tête, détachant mon regarde de cette silhouette qui fait battre mon cœur bien trop vite pour sonder l'assistance.

Mon dieu, l'ours est là. Et si c'est l'ami d'Eliam... un ami Nuit... il y a de grandes chances que ce soit un Loup-Gris lui aussi !

Un Loup a intégré la garde !

Mon sang afflue dans mon crâne tandis que j'inspecte la salle, repérant chacun des soldats.

Ils sont nombreux, raides et fermes. Mais merde, il y a combien de Loups-Gris parmis eux ?!

Je suis prête à parier qu'ils sont nombreux, l'assistance est bien dense. Et au fait, cette teinte de peau dorée largement répandue, ce ne sont pas non plus des Bavateliens ?

Mon souffle se coupe tout à fait. Il ne fait aucun doute, c'en sont bien. C'en sont ! Et c'est sûr qu'Eliam les a ralliés à sa cause, je sais même exactement comment il s'y est pris : grâce moi. Grâce à ma bêtise, grâce à ce foutu papier que j'ai laissé traîné dans ma chambre en pensant que ça ne craignait rien !

Je crois que je vais craquer. Qui aurait cru que ça irait si loin ?
Mes erreurs d'hier vont tuer combien d'innocents aujourd'hui ?

Des Bavateliens ont rejoint les Loups-Gris. Ils sont armés jusqu'aux dents et prêts à en découdre. J'ai peut-être réussi à empêcher une attaque il y a quelques jours, celle-là par contre, je ne pourrai pas l'éviter. Parce que si il y a bien un moment où ils doivent agir, c'est maintenant !

Ils ont des armes, ils sont au cœur du Palais. Dans la même pièce que deux conseillers, qu'un futur troisième et que toute la famille royale réunie. Putain, y a pas pire comme configuration !

Paniquée, je ne peux m'empêcher de ramener mon regard sur Eliam. Peu importe qu'il ait tenté de m'assassiner, la situation est bien trop grave pour rester rancunière.

Sait-il que ses alliés ont investi le Palais ? Merde, les a-t-il aidée ! Ou bien... agissent-ils en total liberté ?

Toutes ces propositions sont plus horribles les unes que les autres. Mais si c'est le dernier cas, c'est la pire des choses.

Eliam est peut-être instable, mais il aime assez les gens d'ici pour ne pas tous les faire assassiner. Ce qui n'est sans doute pas le cas de Loup-Gris en roues libres...

Putain, ça sent vraiment pas bon !

La garçon n'a portant pas l'air paniqué.
Stressé, oui. Les lèvres mordues et les sourcils froncés, il remue sur son fauteuil et rive les yeux vers le sol comme si il ne voulait pas avoir à affronter le regard de ses alliés. Mais il n'est pas non plus paniqué au point de vouloir les trahir.

Et pourtant...

Je lutte contre l'envie qui me prend de crier son nom pour attirer son attention.
Non, ce n'est décidément pas une bonne idée de parler de ses copains rebelles potentiellement incontrôlables devant eux et devant toute sa famille.
Alors je me force à garder la tête froide, ravalant difficilement ma salive.

Je décide plutôt de tousser, assez fort pour attirer son attention. Comme prévu, Eliam lève la tête vers moi. Et quand, pour la première fois depuis six jours, je soutiens son regard, il écarquille les yeux de surprise.

Je me mords les lèvres, le cœur battant à la chamade.
Que peut-il bien penser ?

Rapidement repris, le garçon fronce les sourcils dans une moue concentrée qui manque de me couper la respiration.
Oh, je ne l'ai pas regardé comme ça depuis qu'il a quitté ma chambre l'autre soir... et il est toujours aussi beau quand il réfléchi !

Ça fait du bien de se raccrocher à ça.
Dans cette salle où se mêlent pouvoir et rebelles, c'est bien ce gars un peu fou sur les bords qui constitue mon unique point de repère.

Eliam inspecte mon visage, le front plissé. Il me sonde, cherchant à savoir ce que je lui veux. Puis il hoche doucement la tête en comprenant, sourit, et détourne les yeux.

Cette expression, cette posture lâche qu'il adopte pour aviser l'assistance et cette aura de confiance qu'il déploie me rassurent aussi formidablement que si il m'offrait un poignard.

Tout va bien se passer.

Alors j'hoche la tête, acceptant son message. Et je me reconstruit ce masque que j'ai délaissé le temps de quelque secondes pour tourner la tête vers les caméras, le visage habité de cette expression implacable que je perfectionne depuis trois jours.

On va s'en sortir, je dois y croire !

— Trois... deux... un... décompte un machiniste tandis que le silence s'installe dans le studio.

Mon cœur se pose sur le rythme de sa voix. Les yeux rivés sur l'œil noir de la caméra, un sourire aux lèvres, j'oublie alors le danger qui guette.

Je ne suis plus qu'obnubilée par ma mission : gagner.

Allez, c'est mon moment !

— Ça tourne !

— Bonsoir Marath ! engage vivement Isira avec un grand sourire, plus rayonnante que jamais. Bienvenu sur le plateau du Best's Game pour cette dernière émission de l'année : le classement final !

Le public applaudit et je laisse le bruit raisonner dans mes oreilles, trop étourdie pour penser à quoique ce soit.

— Nous avons du lourd pour ce soir ! poursuit la présentatrice avec un enthousiasme débordant. Tout d'abord, je tiens à remercier notre illustre famille royale d'être présente pour cette occasion !

Un signe de la main de sa part vers la tribune et des applaudissements éclatent à nouveau.

— De même, merci à Théo Warger et Hélina Drav de nous faire le plaisir de s'être libérés de leurs obligations pour nous assister. Bientôt, vous repartirez avec un troisième conseiller, anciens gagnants !

Et dans sa voix passe toute l'affection qu'elle leur porte.

Oui, c'est elle qui a annoncé leur victoire il y a un et deux ans. Elle y est attachée, à ces deux conseillers.

— Et enfin, bienvenu à nos trois glorieux finalistes !

Les applaudissements s'intensifient encore, toujours plus fort dans mes oreilles. Les tympans vibrant, j'hoche sensiblement la tête avec un sourire de facade, regardant le public caché par la lumière des éclairages.

Sous le feu des projecteurs, loin de l'obscurité. C'est comme ça que cette histoire va se terminer.

Et je repartirai conseillère.

— Bonsoir Eliam, bonsoir Adama et bonsoir Gabrielle ! fait Isira en se retournant vers nous. Je suis ravie de vous avoir enfin à mes côtés.

— Le plaisir est partagé, Isira, lance Eliam avec un large mouvement de tête pour le public, sourire ravageur et yeux brillants.

Il est éclatant, notre prince.
Une vraie bête de scène.

— Je n'en attendais pas tant, se pâme la présentatrice en souriant plus largement. Enfin, bien que votre présence soit fort agréable, nous ne sommes pas ici pour parler chiffons ! Vous le savez, nous allons vous tester une dernière fois. Conseillers, votre Altesse, je vous laisse donc nos candidats. Lancez le débat !

Et je regarde une dernière fois Isira avant de me tourner vers le jury, menton levé et buste bien droit.

Allez-y, testez-moi !

Comme je m'y attendais, mes questions sont faciles. Et avec ce que j'ai appris ces derniers jours, il ne m'est pas difficile de trouver des choses convenables à répondre.

Les questions d'Adama sont plus complexes. Et malgré quelques difficultés, elle s'en sort admirablement.
Ses réponses ne sont pas les meilleurs, mais sa majesté réussi à éclipser sa faiblesse.

C'est Eliam qui se récupère les questions les plus difficiles. Et je dois dire qu'il s'en sort magistralement.

Il est sérieux, concentré. Je l'ai rarement vu prendre une tâche autant à cœur, exceptée la fois où il a failli me tuer.
Oui, notre prince se débrouille avec brio ce soir.

— Comment pourrions-nous améliorer nos relations avec la république de Fiorn ?

— Que proposeriez-vous afin de redynamiser la ville d'Anh malgré un budget qui lui fait défaut ?

Il répond sans la moindre hésitation, maîtrisant à merveille son sujet. Il expédie les questions les plus difficiles avec bon sens et originalité sans jamais se laisser submerger.

Économie, éducation, politique, éthique, il ne laisse rien de côté. 
Oh, c'est bien ce garçon qui a planifié mon assassinat pour unir les Nuit ! Il est juste putain d'intelligent !

Et il ne semble pas décidé à me laisser gagner.

Ça met son frère dans de beaux draps.
Aucune de ses questions ne le déroutent. À s'affirmer comme ça, c'est Eliam qui va l'emporter. Aussi quand ils arrêtent le débat, et qu'Isira se tourne vers nous pour nous demander si nous avons des choses à rajouter, le premier prince me foudroye du regard.

Il veut que je me manifeste. Oui, il veut que je prenne la parole et que je les éblouisse tous. Que je dise quelque chose qui mette en déroute son frère, que j'emporte la compétition. Alors je souris discrètement, amusée par la situation.

Eh bien, votre marionnette doit se débrouiller toute seule maintenant, votre Altesse ?

Le public s'agite.
Du coin de l'œil, j'aperçois l'ours se rapprocher des conseillers. Et je comprends que les rebelles ne vont pas tarder à passer à l'action.

Une certitude s'impose alors à mon esprit : le prochain conseiller va mourir.

Je dois empêcher ça !

Alors, je me lève. 
Je ne sais pas quelle folie me monte à la tête mais je crois que je commence à l'accepter.

L'héroïne va parler :

— Moi, j'ai quelque chose à dire, fais-je en me tournant vers le public.

J'avise l'ours posté à côté des conseillers, ses bras raides sur son arme et ses petits yeux méfiants rivés sur moi. Puis je m'attarde sur Athelios qui ne me lâche pas du regard. Les sourcils froncés et un sourire au coin des lèvres, ravi de me voir prendre parole mais anxieux de voir ce que je vais pouvoir inventer. Et enfin, je m'arrête tout à fait sur Eliam assis face à moi.

Eliam qui  me dévore du regard, Eliam qui sourit, confiant.

Alors je reprends mon souffle, fin prête à me lancer.

Oh mon prince... je crois que je vais tout faire exploser.

Tu me pardonneras ?

— ... Eliam a tenté de m'assassiner.

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