58~ Jusqu'à l'os

Ma respiration se coupe net, le temps se déforme. Abasourdie, je ne sens plus que le souffle glacé du poignard frôler ma joue... pour aller se planter dans le parquet. Juste derrière moi.

Je ne détourne pas la tête. Les yeux rivés sur Eliam, je me fiche bien de tout le reste.

Le garçon esquisse un sourire triste en de se retournant, ouvrant la porte sur le couloir ténébreux et quittant ma chambre sans plus de cérémonie.
Impossible de le rappeller, impossible de le rattraper. Toujours sous le choc, je ne peux que regarder dans le vide, les membres tremblants aussi violement que si j'étais en pleine tornade.

À peine quelques secondes passent avant que débarque Patrina. Je la regarde entrer, détailler la pièce de son regard implacable et s'attarder sur moi, agonisant au sol.
Eh bien, quelle belle image tu renvois, Gabrielle !

Ayant pris conscience de la scène, elle tire sur la chaînette près de la porte pour appeler Nora puis va allumer une lampe de chevet près du lit. La faible lumière illumine la pièce, c'est juste assez pour éclairer sans agresser mes yeux fatigués.

À genoux sur le parquet, la main en sang, je reste alors à dévisager la photographe en silence.

Rien n'habite son visage fermé. C'est à la fois comme si elle savait ce qui venait de se passer et comme si ça ne l'intéressait pas. Une chose est donc sûre : même si elle a vu Eliam sortir de ma chambre, ce n'est pas elle qui ira le dénoncer. Elle, elle restera neutre.

Et moi... qu'est ce que je ferai ?

— Mademoiselle ! s'écrit Nora en pénétrant dans la pièce. 

Nous levons toutes les deux la tête vers la domestique qui débarque, cheveux attachés à la vis-vite derrière la tête et joues rouges d'avoir courru.

— Elle a besoin d'aide, l'informe Patrina en m'indiquant du menton.

Je baisse les yeux sur mes genoux, honteuse d'affronter le regard de Nora.

Elle me prend à perdre tout le sang de mon corps sur ce parquet ciré et elle n'aura même pas le droit à des explications. C'est ingrat.
Mais je ne tiens pas vraiment à lui raconter ce qu'il vient de se passer...

Et ça n'a pas l'air de la contrarier outre mesure.

Reprenant son souffle, la domestique se frotte résolument les mains et file à la salle de bain. Patrina, elle, m'adresse un dernier regard avant de quitter la chambre, prenant soin de bien fermer derrière elle.

La porte se clanche. Et moi, je reste à contempler le sol. Pas sûre de savoir quoi penser de la photographe.

Nora revient rapidement, dissipant mes doutes. Elle prend ma main dans les siennes pour l'inspecter, et je ne peux retenir un gémissement de douleur.
Ça fait un mal de chien !

La domestique fronce un peu plus les sourcils, contrariée, puis commence à me soigner. Elle nettoie la plaie sous mes grognements, obligée de changer plusieurs fois l'eau de la bassine saturée par le sang, et finit par enrouler un large bandage autour de ma main. Elle s'occupe ensuite de mon visage, épongeant le sang étalé sur ma joue à moitié sec et soignant la coupure. Puis elle le nettoie entièrement à l'eau tiède, me procurant une douce sensation de propreté.
Ses gestes précis m'apaisent, je me sens en sécurité entre ses mains.

— Il y a autre chose ? s'inquiète-t-elle en s'écartant pour m'inspecter plus globalement.

— Je crois pas... balbutié-je en bougeant les épaules.

Mes muscles éreintés me font mal à chaque mouvement, mais il ne semble rien avoir de vraiment grave.

Avec l'aide de Nora, je parviens à me traîner jusqu'à mon lit de fortune près de la fenêtre.
La domestique m'y allonge doucement, prenant même le soin de me border. Et je laisse les douces couvertures couvrir ma peau brûlante, le cerveau tournant au ralenti.

— Nora... soufflé-je en la regardant s'éloigner, prise d'une soudaine bouffée de panique. S'il te plaît... restes avec moi...

La femme se retourne, les yeux emplis de douceur. Elle attrape ma main indemne tendue vers elle, la presse entre les siennes et s'agenouille près de moi.

— Je reste là, chuchote-t-elle. 

Une bouffé d'affection me traverse. Nora est là, elle veille. Alors, soulagée, je me laisse fermer les yeux.

Le sommeil vient aussitôt m'emporter.
Il m'envole loin, bien loin de cette réalité cruelle où l'on ne sait que me trahir.

ღ ღ ღ

Comme promis, Nora m'a veillée toute la nuit. Elle s'est occupée de changer mes pansements, de nettoyer ma chambre, d'inspecter mes blessures et de me réconforter quand des crises de douleurs me réveillaient. Puis, aux premiers rayons de soleil, elle m'a conduite à l'infirmerie.

Là-bas, on m'a présentée à un médecin. J'étais trop fatiguée pour faire attention à ses manipulations. Tout ce que je sais, c'est que je suis fourrée à l'infirmerie pour la journée. Et pour ne plus sentir ma main au bout de mon bras, enrubannée de gaz et de bandages, j'ai compris qu'elle n'était pas dans le meilleur des états.

Les images de veille tournent et retournent dans ma tête, au ralenti comme en accéléré. À moitié réveillée, je n'arrive pas à lutter contre ces pensées lancinantes et pompantes.

Comment Eliam peut-il être le traître ?
D'accord... il a de bonnes motivations. Enfin "bonnes", tout est relatif. Du moins, il a des motivations.
Mais... on parle de la rébellion tout de même. Merde, c'est vraiment possible qu'un prince soit de mèche avec la rébellion ?!

J'ai l'impression de l'avoir rêvé. Tout, tout ne doit être qu'un large cauchemar dénué de bon sens.
Eliam n'est pas... non...
Et puis c'est impossible qu'il ai tenté de me tuer !

Les larmes aux yeux, je ressasse ses explications.
La Cause, les Nuits, ma popularité... Rien n'y fait, je n'arrive pas à trouver la logique.
Non, rien ne peut justifier le fait qu'il s'est joué de moi !

Penser à ça me fait plus mal que tous les coups qu'il a pu me porter.
Tout du long, il savait que mes efforts étaient vains. Oui, il savait je moulinais dans le vide ! J'ai confié tous mes soupçons à ce gars alors que c'est lui que je devais coincer !!

Je suis débile...

Des larmes mouillent mes joues, je ne peux pas les retenir.
Je repense à ces moments de complicité, le cœur lourd. Je lui ai fait confiance... quelle idiote ! Corentin avait raison, on ne peut se fier à personne !

Personne, jamais. PERSONNE ! 

À Hiberna, à Baraven, dans les cours de récré ou au Palais, rien ne change. Rien ne changera jamais.
Les Hommes se la joueront toujours solo !

Et à côté de ça... Eiam semblait si déterminé quand il m'a exposé ses raisons hier soir. Vraiment, il y croyait. Et il était tout à fait détruit de ne pas réussir à accomplir sa mission.
C'est un comble ça, pleurer devant moi parce qu'il n'a pas eu le courage de m'assassiner !
Un idiot... c'est un idiot !

Et lui, il se serait tué pour sa Cause ? Si c'est sa mort qui était nécessaire. Si en mourant, il unifierait la rébellion. Il serait prêt à mettre fin à ses jours ?
Oh, croit-il qu'il existe quelque chose qui valle la peine de mourir pour le défendre ?

Et moi... je suis égoïste de m'être battue ? N'aurais-je pas dû... mourir ? Ne devrais-je pas mourir pour cette Cause ?

Cette pensée me tiraille, parce que jamais je ne devrais me poser la question.
Non, je ne suis pas ce genre d'héroïne ! Je ne pense qu'à moi, rien qu'à moi, et ce depuis mon plus jeune âge. C'est comme ça que je suis ! Et qui pourrait m'en blâmer ?
Suis-je la seule à vouloir faire passer ma vie en premier ? 

Et pourtant... je continue à avoir honte. Parce qu'Eliam a raison, parce que ma mort vaudrait le coup.
Son plan est cruel, mais censé. C'est le genre de plan que je comprends, le genre de plan que je pourrais même appliquer.
Oui, ça vaudrait largement le coup de m'assassiner !

Alors... devrais-je mourir ?

Les yeux fermés de rage, je secoue la tête pour m'éclaircir les idées.

Non, je raconte n'importe quoi ! Un monde dans lequel on ne peut pas accorder sa confiance aux autres est un monde où l'on doit jouer seul. Alors hors de question que je donne ma vie pour autre chose que pour moi-même !

Mon mantra était juste, il l'a toujours été. Peu importe qui je trahis, peu importe qui je laisse de côté, je dois vivre pour moi seule. C'est comme ça que ça doit marcher. Parce que sinon, plus rien n'aurait de valeur...

Alors je vivrai.
Contre la justice, contre la liberté et contre leur Cause merdique. Si il le faut, je me battrai contre tout ça ! Juste pour vivre, je suis prête à tout gâcher.

Parce que j'ai mal. Parce qu'on m'a pris les dernières miettes d'amour que je gardais en moi, qu'on a à nouveau trahit ma confiance et qu'on m'a fait comprendre que le seul moyen de ne pas souffrir, c'était de ne plus rien avoir à faire avec les autres.

Eliam m'a donné des coups. Il m'a fait perdre beaucoup de sang et m'a sans doute aussi fait perdre ma main. Mais il n'aura pas ma raison, il n'aura pas ma vie ! Personne d'autre que moi n'aura ma vie !

Et si j'emmerde des gens en vivant, si je pourrais faire changer les chose en crevant, tant pis ! Moi, j'ai pas envie de me sacrifier !

Je suis seule. Saignée de plaies béantes, et seule. À jamais seule. Mais je m'en sortirai.

Et le prochain qui pensera pouvoir compter sur moi, qu'il aille se faire foutre !

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