57~ La Cause

Je ne sais pas combien de temps nous restons là, à pleurer ensemble. Larmes contre larmes, corps enlacés. Je suis trop perdue pour y songer.

C'est Eliam qui rompt notre étreinte.
Il décolle son visage du mien pour embrasser ma joue en se retirant. Puis il prend une mèche de mes cheveux, il la tourne autour de son doigt et plonge dans mon regard.

Il n'est plus énervé.

Il est désemparé. 

Perdu, détruit. La détresse qui remue mes entrailles, c'est la même qui afflue dans ses yeux.

Il m'a trahie et le voilà tout aussi trahi que moi.

— Désolé... souffle-t-il.

Il ferme les yeux, les joues barbouillées de larme. Puis il laisse retomber mes cheveux et se détourne, loin de mon visage.

J'aimerais le toucher, j'aimerais le ramener face à moi. Qu'il assume ce qu'il vient de faire, merde !

— Pourquoi ? répété-je, à défaut de pouvoir faire autre chose avec mes membres ankylosés.

Ma voix est caverneuse. Je n'arrive pas à parler normalement, je suis trop remuée.

— La Cause, chuchote-t-il tout bas. Il n'y a que ça... il n'y a que ça qui doit compter.

Il ré-ouvre les yeux, tremblant de tout ses membres.

— Je suis faible ! crie-t-il, me figeant instantanément sur place.

Je serre les poings, pas sûre d'être prête à l'affronter à nouveau. Mais sa pique n'amène à rien, sa colère s'est déjà renvolée.
La tête de mon adversaire tombe, des sanglots le reprennent. Il sombre à nouveau.

Mais... qu'est-ce qui lui prend ?
C'est bien lui, le Loup qui essayait de me tuer il y a quelques minutes ? Ce garçon qui pleure devant moi, c'est lui le meurtrier dément que je viens d'affronter ?

Non... ce fou furieux a disparu.
Et je ne peux pas laisser Eliam dans cet état.

Gémissant sous les frissons que m'envoie mon membre blessé, j'arrive à me traîner vers lui. Je tends alors ma main intacte pour la poser sur son épaule, soutenant instinctivement ce pauvre gars en pleurs.

Merde... je suis vraiment en train de consoler mon assassin ? 
Elle vient d'où cette bienveillance ?

Eliam relève la tête à mon contact, tout aussi surpris que moi.

— C'est quoi, cette Cause, chuchoté-je, sans me laisser divaguer.

Il fronce les sourcils et se dégage, tentant tant bien que mal de se détourner de moi avant de s'effondrer, les deux mains plaquées sur le sol.

— La Cause des Loups-Gris, souffle-t-il, le visage baissé vers le parquet. La paix, la liberté, la justice...

Oh... mais qu'est ce qu'il raconte ?

La paix... impossible venant d'eux. La liberté par contre, je veux bien leur accorder. Mais la justice... ?

— Eliam, c'est juste de tuer des gens dans leur sommeil ?

Le garçon relève la tête, secoué d'un rire douloureux.

— Non, c'est complètement injuste, gémit-il, les yeux levés sur un point au dessus de mon visage. C'est injuste que tu doives mourir, c'est injuste que ce soit moi qui doive te tuer. Injuste... tellement injuste...

Et il rit encore, hilare d'une réalité qui ne fait bien marrer que lui.

— Mais c'est nécessaire ! assène-t-il en baissant les yeux sur mon visage. Pour les autres, pour la vie de tous les autres. C'est putain de nécessaire !

Je ravale ma salive, chamboulée par sa voix brisée. 
Vraiment, il est à bout de nerfs...

— Tu devenais trop perspicace, tu comprenais trop de choses, dit-il, battant furieusement des paupières. C'est tes soupçons qui ont tout précipité. Tu ne devais pas me démasquer, tu aurais tout fait foiré ! Alors je devais agir... sauf que c'était déjà trop tard.

J'agrandit les yeux, étonnée.
Alors comme ça, c'est de ma faute ? Merde, c'est lui l'assassin !

 — J'aurais dû agir plus tôt, bien plus tôt ! se réprimande-t-il furieusement. Ça aurait été moins symbolique, mais tu aurais fait tellement moins de dégâts !

Il se prend le crâne dans les mains, ébouriffant sa tignasse bouclée et humide de sueur.

— Kav t'a donné ma lettre... même Kav a craqué !

Il relève vivement la tête, plongeant furieusement son regard dans le mien.

— Et moi, je t'ai laissé m'approcher, siffle-t-il. Sauf que maintenant, c'est plus un jeu. Je gère plus rien ! Je t'ai laissé m'approcher et tu m'as enfoncé la tête sous l'eau. Tu es un monstre, tu m'empêches de te tuer ! Et maintenant je... je ne sais plus... je ne peux plus... TU M'AS RENDU FOU !

Il crie ces derniers mots avec haine, une haine si profonde qu'elle me percute de plein fouet. 

Ça fait mal, ça...

— T'as pas besoin de moi pour être fou, rétorqué-je haineusement.

Il faut qu'il remette les choses à leur place, lui !

Mon ton le coupe net dans sa colère.
Il fronce les sourcils, touché par mes mots. Puis il passe une main sur son visage pour se calmer et finit même par sourire, la respiration apaisée.

— C'est vrai... admet-il, d'un ton soudainement tout à fait posé. Je n'avais pas besoin de toi... j'ai toujours été fou.

Oh... je n'aime pas le voir confirmer ça. Et je n'aime pas le voir retrouver son sang froid !
Ça veut dire que je ne suis plus protégée par ses émotions, ça veut dire qu'il est redevenu calculateur et qu'il pourrait tout à fait repasser à l'attaque si l'envie lui prend.

Non, c'est pas bon ça...

— Pourquoi es-tu devenu un Loup-Gris alors que tu es un prince ? demandé-je alors, tentant d'accaparer son attention. Pourquoi vouloir renverser ta propre famille ? Pourquoi m'avoir proposé de m'aider dans mon enquête alors que c'est toi que je cherchais depuis le début ? Et puis pourquoi nouer des liens avec moi si c'était pour me tuer à la fin ! 

Ces derniers mots viennent du cœur, je ne les avais pas prévus. 

Je suffoque, étouffée par mes émotions.
Oh, j'ai encore des flots et des flots de questions à déverser ! Il m'en reste beaucoup trop pour m'arrêter là. Sauf qu'Eliam m'interrompt net en prenant une grande inspiration, portant un regard formidablement calme sur moi et commençant à y répondre l'une après l'autre :

— Je me suis engagé parce que j'en avais marre de ce monde, expose-t-il calmement. En me promenant en ville, j'ai vu des choses horribles. Des Nuits avec qui j'avais lié amitié mouraient devant mes yeux. Ils étaient tabassés, affamés, dénigrés et moi, je ne pouvais rien faire pour les aider. C'était injuste, parfaitement injuste. Vous n'avez pas à être traités de la sorte ! J'aime tous ces gens, je ne peux pas laisser faire ça. Et même si j'ai confiance en mon frère, je sais qu'il n'arrivera pas à tout changer. Il est limité, ce n'est pas lui qui a le pouvoir. Et puis, plongé dans ses dossiers comme il est, il ne sait sans doute même pas qu'il y a des choses à changer... Les gens ne sont pas de chiffres. C'est donc pour changer tout ça moi-même que j'ai intégré les Loups-Gris.

Il ravale sa salive avant de poursuivre, toujours aussi posé. Son attitude est irréelle, irréelle par rapport à tout ce qu'il vient de se passer.
Et pourtant...

— Ensuite, je ne cherche pas à renverser ma famille. Je cherche à destituer le conseil. La monarchie n'est qu'un symbole, nous n'avons aucun pouvoir. Oui, les conseillers font tout ce qu'ils veulent, et ils sont pourris jusqu'à la moelle ! Je vois tout ça depuis mon enfance, je ne pouvais pas rester passif...

Il rabat un doigt sur sa main. Une autre réponse de donnée, à la suivante :

— Si je t'ai aidé, c'est parce qu'au début, ça m'amusait. Et puis je pouvais évaluer ton avancée comme ça, je gardais le contrôle. Puis, tu as découvert l'histoire d'Henry-Louis. Ça, ça m'a bien arrangé. Je pensais pas qu'il y avait un autre assassin au Palais. Merci de t'en être occupée pour moi !

Il rit doucement à cette pensée puis rabaisse un autre doigt. 
Son visage se ferme quand il rejoue ma dernière question. Résolu, il répond encore :

— Et enfin... notre relation... Je dois dire que je n'avais pas prévu ça. J'ai l'habitude de m'entourer de gens à manipuler, et puis c'était rigolo de traîner avec toi au début. Ta répartie, ton caractère, même ton refus m'a amusé. Mais au fil du temps...

Et il ne termine pas sa phrase, baissant les yeux sur ses mains.

Ah, il a honte maintenant ? Hein ? Parce qu'il a bien intérêt !

Désabusée, je laisse mes épaules s'affaisser.
Alors c'était ça ? Je le distrayais ? Tout... tout n'était que machination et hypocrisie ?
Je n'étais qu'un accessoire, qu'une pauvre petite fille perdure dans ses filets. Une idiote qui jouait avec des forces qui la dépassaient et qui restait dans les codes que lui fixait.

C'est... abominablement vexant.

Je serre les lèvres pour réprimer mes larmes. Non, j'ai assez pleuré !
Au moins Eliam est-il honnête maintenant...

— De tout... balbutié-je. De tout... de tout ce qu'on a vécu ensemble. Il y avait quelque chose de vrai ?

Ma voix se brise à la fin de ma question. Je lève des yeux craintifs vers Eliam pour aviser sa réaction.
Il reste de marbre, se contentant de me sonder de ses grands yeux bleus.

Oh, je n'ai pas envie de savoir. Je n'ai pas envie qu'il me réponde. Mais en même temps... je n'arriverai pas à me relever sans ça.

— Tout était vrai, souffle le garçon, la voix rauque d'émotions. J'ai souvent joué sur les mots mais je ne t'ai jamais menti. Je n'ai jamais voulu mentir. Et puis... pour nous deux...

Il baisse les yeux, à court de mots. Et moi, je tremble comme une feuille, apeurée par ce qui va suivre.

Le garçon se rapproche de moi. Il prend ma main déchiquetée dans la sienne et caresse la peau sanguinolente, grimaçant à chaque fois qu'il effleure une coupure à vif. 
Il veut son geste doux. Décidément, il a une conception particulière de la douceur ! Mais si ses caresses me font mal, je me garde bien de lui dire. 

Il me sens frissonner, il frissonne avec moi. Nous échangeons sans nous parler. Et je me dis que pour ça, pour nos blessures, nous nous comprenons peut-être...

Eliam finit par prendre une grande inspiration avec de reprendre, les yeux rivés dans les miens :

— C'était vrai aussi. Terriblement vrai. Oh, tu peux me croire, je n'en voulais pas ! J'ai maudis chacune de tes respiration, je t'ai maudis toute entière pour ce que tu m'infligeais. Mais... c'est vrai. Et je hais chaque sentiment que tu m'apporte, Gabrielle.

Il passe une main sur ma joue pour essuyer les larmes qui recommencent à y couler.

Oh, j'aime bien ce geste...

— Je hais ton visage que je ne peux m'empêcher de contempler dès que j'en ai l'occasion, avoue-t-il doucement. Je hais ton caractère affirmé que j'admire tous les jours un peu plus, je hais chacun de nos échanges parce qu'il me rendent heureux. Et puis je hais ton sourire. Plus que tout au monde ! Oui, je le hais parce que je l'aime comme pas possible. Parce que quand je l'aperçois, je veux qu'il reste à jamais sur ton visage. Je veux le voir à chaque fois que je te regarde, je veux qu'il ensoleille chacune de mes journées. Oh et puis je veux l'embrasser à en crever. Gabrielle, il est si beau ton sourire ! Et je me déteste de garder tout ça en vie juste parce que je l'aime. Je suis... je suis juste un putain égoïste.

Il force sa voix à s'affermir pour continuer :

— La Cause est plus grande, je dois tout abandonner pour elle. Mais seulement... je n'y arrive pas...

Des frissons parcourent mon corps. 
Je tremble de douleur et de fébrilité. Tout, tout ce qu'il dit, c'est trop beau pour être vrai. Mais c'est si terrible !

Pourquoi doit-on maudire un sourire ?!

— T'as volé un bout de moi, Gabrielle, chuchote-t-il, les yeux brillants de larmes. Tu le gardes en toi et moi je... je n'arrive pas à le sacrifier comme tout le reste.

Il ferme les yeux, tremblant de douleur. Lui, il a dû sacrifier beaucoup de choses pour en arriver là...

Moi aussi, j'ai mal. Parce que je me sens coupable maintenant, parce que je ne veux pas le voir souffrir comme ça. 

J'ai été stupide. Complètement stupide. Je me suis attachée à un garçon brisé. Et lui, il s'est brisé un peu plus en s'attachant à moi en retour.

Putain !

— Eliam... soufflé-je doucement, soucieuse de changer de sujet. Dis-moi, pourquoi ils t'obligent à me tuer ?

— C'est moi qui l'ai proposé, ricane-t-il, dessinant un sourire sur ses lèvres pour retrouver son armure. Les Nuits sont tous en colère, mais ils sont dispersés. Alors pour les monter ensemble contre le régime en place, quoi de plus simple que de leur donner une cause commune à défendre ?

Il secoue la tête et croise à nouveau mon regard, les yeux brillants d'une nouvelle flamme. 
De l'enthousiasme, de la conviction. Oui, il est conquis par son idée.

— Une Nuit qui a fait sa place dans la compétition, qui fait des discours flamboyants et qui défend leur cause. Une Nuit en passe de gagner le Best's Game et d'entrer au conseil. Oui, une Nuit qui a une putain d'importance pour eux tous ! Et voilà qu'on la retrouve assassinée dans sa chambre un matin... Ça, ça va faire du bruit !

Je passe sur le futur qu'il emploie —je ne vais pas mourir ce soir—, jetant plutôt un coup d'œil au poignard qui brille à côté de moi.

Une arme resplendissante à la garde ouvragée. C'est vrai qu'avec ça, le conseil aurait été le premier à être accusé de mon assassinat.

Et ça aurait ouvert les yeux à beaucoup de gens...

— Alors tu dois me tuer parce que je défends votre cause ? murmuré-je.

— C'est l'idée... concède-t-il en fermant les yeux.

Génial, ça. Ça m'apprendra à ouvrir ma gueule !

— Mais je peux aussi être utile vivante ! argué-je. Je peux gagner la compétion et intégrer le conseil pour faire changer les choses de l'intérieur !

Eliam hausse un sourcil, amusé. Puis il se penche en avant, décroche le poignard planté dans le sol et passe le doigt sur la lame en ricanant.

Je me mets aussitôt sur la défensive.
Malgré ce qu'il vient de me confier, j'ai toujours peur. Il ne fait que joujou avec son arme pour l'instant, mais dingue comme il est, c'est parfaitement possible qu'il décide de m'assassiner finalement.

— Je t'ai dis que le conseil était pourris jusqu'à l'os, maugrée-t-il. Ils t'auraient muselée comme tous les autres, tu leur aurais appartenu. Rien n'aurait changé.

Il détache les yeux de son poignard pour les river dans les miens.

— Ça t'aurait plu, de jouer la marionnette toute ta vie ?

— Je ne me serais pas laissée pas faire.

Non, c'est vraiment pas mon genre !

Eliam éclate de rire.

— Parce qu'ils ne te contrôlent pas déjà ? Voyons, tu ne vas pas me dire que tu ne suis pas leurs ordres. Regarde, ils te fournissent même tes discours ! Tu crois que tu es encore libre, Gabrielle ?

Ses mots glissent dans mon dos comme une cascade de glaçons. 

Il a raison...
Oh merde, il a terriblement raison !

Le garçon rit en se levant, titubant jusqu'à la porte de ma chambre.
Je le regarde faire, transie jusqu'aux os.

Je suis manipulée... par tout le monde... depuis le début.

Putain Gabrielle, mais qu'est-ce qu'il t'est arrivé !

— Notre solution n'était pas la pire quand on y songe, partage Eliam en se retournant vers moi, faisant danser son poignard entre ses doigts. Excuse-moi d'être faible, j'aurais pu t'épargner beaucoup de difficultés. Il faut espérer que tu seras plus courageuse que moi désormais. Tu arriveras peut-être à prendre les bonnes décisions, qui sait...

Je le dévisage, les yeux grands ouverts, et il stoppe ses gestes pour prendre le poignard bien en mains.

Puis il le lance tout droit vers ma tête.

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