54~ Chamboulé

Il y a une forme sombre devant la porte de ma chambre. Je distingue une silhouette du bout du couloir, même pas besoin que les lumières s'allument.
Je serre les poings, allant prudemment à sa rencontre tandis que les appliques s'éclairent. Mais quand j'arrive à détailler les traits de l'individu, que j'aperçois ses cheveux charbon et sa posture lâche, le soulagement me traverse.

— Eliam ?

Le garçon tourne la tête dans ma direction, tout sourire.

— Enfin ! Je commençais à me dire que tu ne rentrerais jamais.

J'ébauche un sourire en m'approchant, ne m'arrêtant qu'à moins d'un mètre de lui.

— Pourquoi ? Tu m'attendais ?

Il hoche la tête de haut en bas.

— Yep.

Et en même temps, qu'est ce qu'il pourrait faire d'autre ici ? Enfin... c'est quand même surprenant.

— Depuis longtemps ?

— Depuis qu'ils m'ont laissé partir, dit-il en hochant les épaules. Pour tout te dire, j'ai pas cherché à compter les secondes.

Il détourne nonchalamment le menton, se tournant vers le mur face à lui. Et il doit penser à quelque chose d'amusant parce que voilà qu'il sourit.

— Le moins qu'on puisse dire, c'est que tu sais te faire attendre.

Je me renfrogne.

— Mais c'est parce que j'étais pas au courant que tu...

Et je m'interromps.
Quelque part, j'aime bien l'idée qu'il m'ait attendue en fait.

— T'as passé une bonne journée ? relance-t-il au bout d'un moment.

— Une longue journée. Pas bien amusante sans toi...

Et je me mords la lèvre. 
Merde, pourquoi j'ai dit ça, moi ?

— ... et toi ? m'empressé-je de me rattraper.

Ça ne passera pas...
Mais tout à ma surprise, même si Eliam a clairement enregistré ce que j'ai dit, il se garde de le relever. Il se contente de sourire, hoche à nouveau les épaules et répond négligemment :

— Longue aussi. Pas bien agréable sans toi.

Et il se retourne. 

Les éclairages se rallument à son mouvement, ça éclaire les traits de son joli visage et fait briller ses boucles noires.
Je contemple ses pupilles rétrécies par la lumière, bouffées par ses iris de saphir, son sourire doux sur ses lèvres rouges, ses sourcils déclicatement froncés... Et puis je m'efforce de trouver comment poursuivre la conversation, luttant contre l'irrésistible envie qui me prend de rester là à le regarder toute la nuit.

— Ils t'ont fait passé beaucoup de tests ? inventé-je, me raccrochant au son de ma voix comme à une bouée de sauvetage pour ne pas finir noyée dans l'océan de ses yeux.

— Pas mal oui, répond-t-il distraitement. Ils ne voulaient pas comprendre que ça servait à rien.

Son regard ne me lâche pas. 
Oh, est-il tout aussi absorbé par mon visage que moi par le sien ?

C'est une idée pour le moins... troublante...

— J'étais venu te dire bonne nuit, se reprend-t-il soudainement.

Il se décolle du mur et se rapproche de moi. Ni une ni deux, le voilà qui m'embrasse doucement la joue.

— Fais de beaux rêves...

— Que pour ça ?

Je me décale de quelques pas, et ai déjà envie de me baffer en sentant sa chaleur s'éloigner.
Seulement, j'aurais aimé parlé avec lui avant de lui dire au revoir.

La garçon me dévisage, surpris. Puis il finit par sourire en se passant une main dans les cheveux, gêné, avant de développer :

— C'est que... je voulais te voir avant d'aller dormir. Comme ça, je peux me dire que cette journée valait la peine d'être vécue.

Oh ! C'est... adorable.
Mais à coté de ça, je ne peux ignorer le vide qui plane dans sa voix.

Je n'avais pas remarqué que ses gestes étaient tremblants. Il m'a l'air épuisé. La journée a dû être difficile.

Je ne peux pas le garder pour moi, il faut qu'il aille se reposer. Les ennuis, ma conversation avec son frère, le Loup encore au Palais... ça peut attendre demain. Ce soir, il a besoin de calme.

Alors je m'avance et passe doucement les bras autour de sa taille pour me serrer contre lui. 

— Ça me fait plaisir de te voir, chuchoté-je contre son torse.

Hésitant, il finit par passer maladroitement les bras autour de moi. Il ne semble pas savoir quoi faire, alors je le serre plus fort. 

— Ielle ? s'inquiète-t-il.

Je le sens trembler contre moi.
Oh, notre prince n'est pas habitué aux câlins ?

Je le serre encore, retardant la fin de notre étreinte. Je ne sais pas combien de temps je reste enlacée à son corps tremblotant. Mais malheureusement, je dois bientôt m'en détacher.

— C'était une bonne journée, lui murmuré-je à l'oreille.

J'embrasse sa joue en me retirant et m'attarde encore un peu à le regarder dans les yeux. Il ne répond pas, il semble à court de mot.

Oups, j'ai rendu Eliam muet ?

— Bonne nuit, soufflé-je en souriant.

Le prince a des yeux doux quand il ne les rend pas hautains. Son regard est innocent dès qu'il laisse de côté son masque moqueur pour n'être que sincérité. Il est désemparé mais si mignon, ça me donne envie de rester dans ses bras toute la nuit !

Mais demain va être une dure journée. Il est fatigué, je dois le laisser. Alors je le lâche totalement pour gagner ma chambre, déjà en manque de sa chaleur.

J'ouvre la porte et me retourne une dernière fois, contemplant son dos et sa tête baissée.

— À demain, souhaité-je doucement.

Ses épaules tremblent quand il répète mes mots, il est vidé. Puis il s'en va.
Sans un regard pour moi, le voilà qui quitte le couloir. Et moi, je referme ma porte, troublée.

Ça peut chambouler tant que ça, un simple câlin ?

ღ ღ ღ

Le front innondé de sueur, je ferme les yeux et repose ma jambe au sol. Mes membres me lancent atrocement. Mais même si toutes les parties de mon corps m'implorent d'arrêter, d'aller m'asseoir et de prendre une pause bien méritée, je ne cède pas. 

Je rouvre résolument les yeux, regarde mes mains et les lève au dessus de ma tête. Je me remets sur la pointe des pieds, me cale sur le rythme rapide de la musique que Kav laisse en fond sonore et me lance.

J'enchaîne furieusement les mouvements — jambes en l'air, sauts, pirouettes— tout en grognant sous l'effort. 

J'ai trouvé cet échappatoire, je ne le lâcherai pas. Ça détend de me concentrer là-dessus plutôt que sur les cours de la journée ou sur le boudin que me fait Eliam.

Ici, dans cette bulle de chaleur, de musique et de douleur, je ne pense plus à ma journée à chier. Je ne pense plus au monologue long et incompréhensible que le prof de maths nous a balancé ce matin, pendant que je cherchais le regard d'Eliam qui tournait obstinément la tête. J'oublie les angoisses que j'ai au sujet de ce garçon incompréhensible. J'oublie le fait que je tiens à notre relation, j'oublie son "j'ai besoin de plus de temps, on peut faire une pause ?" de tout à l'heure malgré le mal que ça me fait.
J'oublie encore le temps passé penchée sur les cahiers, celui passé à griffonner sur du papier pour essayer de retenir tout ce que je vais bientôt devoir recracher. La dernière manche se concentre sur les capacités intellectuelles, je dois me donner à fond. Mais la réflexion est loin d'être ma tasse de thé. Et puis, seule comme je me sens, c'est encore moins bien parti. Alors le temps qui m'est offert pour me lâcher, j'en profite à fond !

Kav ne m'interrompt pas. Je ne sais même pas si il s'intéresse à moi. Les seules fois où je laisse mon regard peser sur lui, il semble obnubilé par la pluie qui tombe dehors et qui glisse sur les grandes fenêtres de la salle de danse.

Bah, je ne vais pas me plaindre de ne pas être dérangée.

— Vous cherchez à trouer le parquet ? m'interrompt-il au bout d'un long moment de silence.

Les pieds bien ancrés au sol, je le fusille du regard, vexée. D'accord, mon atterrissage n'était pas parfait. Mais quand même !
Si c'est pour critiquer, je préfère qu'il la ferme.

— Ça fait deux heures que je m'entraîne, je commence à fatiguer, répliqué-je sèchement. 

Kav se détourne enfin du parc. Le regard un peu dans le vague, une main sur le menton, il m'inspecte de la tête au pied.

— C'est quand on commence à fatiguer qu'il faut redoubler d'efforts, moralise-t-il. Si vous manquez d'endurance, utilisez votre volonté.

Je le défie du regard, les poings fermés. Mais c'est impossible de gagner face à un adversaire qui ne s'intéresse pas au combat.
Alors je me résigne, retourne à mon entrainement en veillant cette fois à faire bien attention quand je retombe au sol.

— On ne sait jamais à quoi s'attendre avec vous, déclare Kav au bout de quelque minutes.

Surprise par sa nouvelle prise de parole, je m'arrête pour le jauger.
Il s'est retourné vers la fenêtre, toujours perdu dans ses pensées.

Mais qu'est-ce qui lui prend aujourd'hui ?

— Ça fait des semaines que je vous côtoie et je n'arrive toujours pas à vous cerner, déclare-t-il pensivement. Des fois vous vous battez, des fois vous céder. Et dans tous les cas, vous vous en sortez toujours avec une adresse déconcertante...

De plus en plus paumée, je le regarde se détourner de sa contemplation pour gagner le bureau rafistolé plaqué contre le mur.

— Qu'est-ce que ça veut dire ? questionné-je en le regardant fouiller dans un tiroir.

Il ne répond pas tout de suite, tirant d'entre des dossiers une petite enveloppe froissée avant de revenir vers moi.

— Ça veut dire que je vous fait confiance, Gabrielle, déclare-t-il en arrivant à ma hauteur.

Comme si je comprenais mieux comme ça !
Non mais sérieusement, qu'est-ce qu'il veut dire à la fin ?

— Je vous libère du cours de danse pour cette après-midi, vous avez assez travaillé.

— Et je suis censée faire quoi de mon temps libre ?

Si c'est juste parce qu'il ne veut pas me garder ici, c'est pas cool. 

— Vous pouvez l'utiliser pour aller tirer ?

— Il pleut.

— Ça ne rendra l'entraînement que plus intéressant.

Je fronce les sourcils, réfléchissant à sa proposition.

Je suis fatiguée et si je sors sous cette pluie, je vais finir malade. Mais en même temps, j'ai bien envie de provoquer cette partie raisonnable de moi en allant tirer. Et puis si ça peut m'empêcher de trop réfléchir...

Je secoue la tête pour me remettre les idées en place. Peu importe ce que je vais faire, l'attitude de Kav n'est pas nette.

Je dévisage le danseur, sur mes gardes. Et quand il finit par me donner l'enveloppe qu'il gardait en mains, je ne sais pas comment réagir.

— Tenez, prenez ça, fait-il distraitement. Je l'ai trouvé au Palais, je pense que vous en ferez une meilleur utilisation que moi.

J'attrape l'enveloppe et la tourne dans mes mains, étonnée.

— ... merci ?

Kav hoche sereinement la tête, satisfait. Je ravale ma salive, le dévisage un moment avant de reculer.

Pourquoi me donner ça ? Et puis pourquoi dit-il me faire confiance ?

Mes doigts me démangent, j'ai besoin d'ouvrir cette enveloppe. Mais en même temps ce n'est ni le lieu, ni le moment. Alors je m'empresse de quitter la pièce, perdue dans mes pensées.

— Bonne chance, Gabrielle, souffle Kav de l'autre bout de la salle.

Je tourne vivement la tête vers lui.
Il est retourné dans son monde, si distrait que je croirais avoir inventé ces mots.
Pourtant, je sais ce que j'ai entendu !

... mais pourquoi me souhaiter bonne chance ?

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