48~ Discours

— T'as mal dormi ?

La voix sévère de Capucine me fait lever le nez. Les sourcils froncés, je regarde la jeune fille se placer face moi et m'inspecter méticuleusement sans broncher.

Pff, elle me gonfle déjà. Ses manières, la façon qu'elle a de me parler comme si rien ne s'était passé, c'est lourd. Pourquoi doit-elle faire partie de mon groupe ?

— Non, j'ai parfaitement...

— Tu piques du nez. T'es crevée.

Et comme pour lui donner raison, je ne peux retenir un bâillement qui vient me décrocher la mâchoire.

— Je le savais !

Elle ricane et je baisse la tête, vaincue.

Ah, ça se voit qu'elle n'a pas une horrible enquête à mener, elle. Qu'elle n'a pas à se méfier de tout le monde !
... et qu'elle ne connait pas la chaleur des mains... la douceur des lèvres... d'Eliam.

Merde, je dois me reprendre ! 

Ces pensées m'ont gâchée la nuit, à me tourner et me retourner dans les couvertures sans parvenir à les faire passer. Pas question qu'elles me prennent en plus ma journée !

— On devrait commencer à rejoindre l'estrade, conseille une voix non loin de là.

Je tourne la tête pour repérer Louise, un peu en arrière. Son expression est neutre, identique à elle-même. Mais les cernes qui se dessinent sous ses yeux m'informent que je ne suis pas la seule à mal dormir en ce moment.

— Louise a raison, approuve Capucine en me forçant à me lever. On doit y aller !

Comme si j'avais besoin de son aide pour me mettre debout. Et puis comme si j'avais besoin qu'elles me rappellent que c'est bientôt notre tour !

C'est encore une idée tordue de madame Armina, ça. Le demi-groupe qui n'est pas avec elle à raconter des histoires doit se pavaner en ville et répondre à toutes les questions que les habitants peuvent nous poser. Le répit que j'ai réussi à glaner hier me retombe dessus, ma matinée est prise par l'activité. Et c'est sans compter le discours que je vais devoir fournir cette après-midi devant la gratin de la société (et que je n'ai bien-sûr absolument pas préparé).

Quel bordel...

— Tu devrais aussi essuyer ce filet de bave, conseille une voix taquine sur ma gauche, qui manque d'arrêter mon cœur.

Eliam !

Oh, peu importe ce qu'il peut dire de stupide. Tant qu'il est là, je suis obligée de sourire.

Je me tourne et essuie distraitement mon menton pour dévisager le prince. Aussi beau que dans mes pensées...
Je demande ensuite, un sourire rieur au coin des lèvres :

— J'ai vraiment bavé ?

Son rire est encore plus agréable que ce que je gardais en tête.

— N'importe quoi ! s'emporte Capucine en rappliquant derrière le garçon.

— Par contre si il faut parler de tes cheveux...

Eh bien ! Louise a beau rester à l'écart, elle n'hésite pas à rajouter son grain de sel.

— Qu'est-ce qu'ils ont mes cheveux ?

— Ils sont emmêlés.

Génial...

— Tu veux les coiffer ? s'enquiert aussitôt Capucine. J'ai une brosse si tu veux, je peux...

— Mais non, je suis sûr qu'elle a fait exprès ! la coupe Eliam en s'approchant. Sympa comme nouveau style !

Et je n'ai pas le temps de bégayer ma désapprobation que le prince passe une main dans mes cheveux. Il la fait doucement glisser le long de mon crâne, dans un mouvement qui me paraît s'étendre à l'infini. D'un simple geste, le voilà qui coupe la parole de Louise, la respiration de Capucine et les battements de mon cœur.

Oh mon dieu...

— On est mauvaise langue, ils ne sont pas si emmêlés que ça, remarque-t-il en dégageant sa main.

Et peu m'importe qu'il tire sur les nœuds —ce qui démentit formidablement son observation— le constat suffit à me redonner confiance.

Puis on nous appelle sur l'estrade, et je me ressaisis.

Sortant de notre parenthèse, nous avançons tous les quatre à la rencontre du public. Martin, en arrière, nous rejoint sans tarder.

Il y a du monde sur la grande place.
Beaucoup de monde !
On dirait que toute la ville s'est donné rendez-vous pour venir nous interroger.
Ça me faire peur, je n'aime pas être ainsi exposée.

Eliam s'est trop éloigné pour que je puisse attraper sa main, je ne peux pas compter sur ça pour me rassurer. De toute façon, il l'aurait sans doute refusé... 

Alors courage ! C'est pas deux trois admirateurs qui vont me faire peur !

Je me mets donc à répondre à toutes les questions qui me tombent dessus. Certaines sont sur mon évolution dans la compétition, d'autres sur les amis que je m'y suis faits. On me demande si je pense pouvoir gagner, on me pose des questions sur ma relation avec Corentin, avec Eliam. Je dois dire si j'ai des projets pour la suite, si je me sens prête à endosser le rôle de conseillère...
Dans tous ces cas je sais quoi répondre. Ces questions étaient prévisibles, j'ai fait la liste dans l'hélico. Mais quand on commence à m'interroger sur ma caste, j'ai plus de mal à rester professionnelle.

— Vous pensez qu'une Nuit peut se faire une place au gouvernement ?

— En tant que Nuit, ne manquez-vous pas d'expérience pour le poste de conseillère ?

Autant de questions qui m'hérissent les poils.
On me dit que malgré le fait que je sois une Nuit, je suis gentille. Malgré le fait que je sois une Nuit, je suis une bonne candidate. Malgré le fait que je sois une Nuit, j'ai l'air à ma place au Palais, parmi les candidats des autres castes. Et même si ce genre de remarques doivent être vues comme des compliments, je ne peux desserrer les dents.

Les Nuits sont toujours rejettés...

Puis vient une question qui me prend un peu plus au dépourvu :

— Vous pensez qu'une Nuit est légitime à rester auprès de notre prince comme vous le faites ?

Je me mets sans doute trop en colère pour cette remarque débile. Mais je n'y peux rien, ça me révolte.
Je foudroie la foule du regard —à défaut de trouver l'homme qui s'y cache— et m'apprête à contre-attaquer quand une voix ferme s'interpose :

— Et vous, vous ne pensez pas que c'est à lui d'en décider ?

Je ne m'étais pas rendu compte qu'Eliam s'était rapproché de moi. C'était le plus occupé par la foule, je pensais l'avoir perdu pour la matinée. Mais quand le garçon vient serrer ma main dans la sienne, devant tous ces gens aux regards exigeants, je ne l'ai jamais sentit aussi proche.

ღ ღ ღ

— Mademoiselle Gabrielle ?

Intriguée, j'interromps le jeu de cartes que nous avons improvisé pour me tourner vers la secrétaire de mairie.

La femme a un sourire professionnel. Elle esquisse un signe de tête quand tous les regards convergent vers elle et expose calmement :

— On vous demande au téléphone.

Surprise, je pose mon jeu sur la table basse pour la suivre. Je connais peu de personnes qui ont accès à un téléphone, et ceux-là n'en ont pas besoin pour me parler.

Qui peut bien m'appeler ?

La femme m'emène dans une salle à part et m'indique d'un geste de la main le téléphone. Je la remercie, la regarde partir puis saisis le combiné pour le porter à mon oreille.

— Allô ?

— Mademoiselle Gabrielle ?

La voix est déformée, mais je n'ai pas de mal à deviner l'identité mon interlocuteur.

— Votre Altesse ?

Mon ton est ferme. Qu'est-ce qu'il me veut encore, lui ?

— Bonjour Gabrielle, fait sereinement le prince.

— Pourquoi vous appelez ?

D'accord, ce n'est peut-être pas la première chose que je devrais dire. Mais avoir une conversation téléphonique avec Athelios dans un moment pareil, ça me fait zapper toute formule de politesse.

— Qu'est-ce que j'ai fait de mal ?

Un rire résonne dans le combiné.

— Rien pour l'instant, détendez-vous, répond-t-il avec amusement. À vrai dire, vous vous êtes plutôt bien débrouillée ce matin.

Je me renfrogne.

— Ravie de vous entendre dire ça ! C'est pas vraiment l'impression que j'en ai eu, moi...

Les questions exigeantes et discriminatoires qu'on m'a posées me restent en mémoire. Le moins qu'on puisse dire, c'est que je n'ai pas apprécié.

Je raffermis ma prise sur l'appareil et baisse la voix pour continuer :

— Je crois que je ne suis pas prête à assumer cette pression. Excusez-moi, je ne pense pas que je ferais une bonne conseillère. Et puis il me semble que le peuple ne veut pas de moi.

Un silence pèse du côté du prince.

— Vous n'avez fait face qu'à un petit échantillon...

— C'est bien pour ça que je dis ça !

Le sifflement agacé qui fait vibrer mon tympan me rappelle à l'ordre. Au téléphone ou pas, il n'est pas conseillé de couper la parole d'Athelios. 
Bon après vu ce que je lui ai dit la dernière fois, il doit avoir l'habitude...

— Gabrielle, nous ne reviendrons pas sur notre décision, dit-il fermement. C'est d'ailleurs pour cela que je vous appelle.

Ah ouais, pour ça ? Eh bien si il a une solution miracle, je suis preneuse. Parce qu'entre mes capacités diplomatiques douteuses et l'hostilité du peuple, je suis pas prête de gagner la compétition.

— Vous savez que vous avez un discours à faire devant Baraven cette après-midi, ayant pour but de soutenir votre candidature ?

Oh oui, cette épreuve final tant redoutée... que je n'ai toujours pas préparée.

— Ce sera une présentation déterminante, développe-t-il. Vous pourrez faire basculer les votes de beaucoup de personnes en votre faveur si vous vous débrouillez bien.

Comme si j'avais besoin qu'il me mette la pression !

— Oh, oui... bégayé-je en serrant plus fort le combiné. Mais c'est à dire que... je me suis plutôt concentrée sur mon enquête ces derniers jours. Elle avance bien, hein ! Par contre pour le discours...

Le prince soupire et je m'arrête, m'attendant à essuyer une large vague de reproches. À coup de "vous devez être sérieuse" et "la vie de votre frère" certainement...

— Votre progression dans votre enquête est une bonne chose, dit-il plutôt avant de reprendre calmement son souffle. Puis pour une fois, votre maladresse nous arrange.

— Ah oui ?

Il soupire longuement, digérant mal le fait d'être interrompu sans arrêt.

— En effet, confirme-t-il. Nous vous avons écrit un discours...

Je me braque de suite.

— Et vous pensez que je vais bêtement accepter de le lire. C'est de la propagande ?

D'accord, je suis peut-être trop véhémente. Mais pour qui il me prend ? Je ne veux pas être l'outil de manipulations politiques, moi !

— Vous avez entendu les questions qui vous ont été posées tout à l'heure ? défend le prince, gardant admirablement son calme. Si nous devons vous installer au conseil, il faut que vous faites taire ces remarques. Eliam vous a défendu tout à l'heure. Seulement, ça reste ses mots. Vous ne pouvez pas le laisser s'occuper seul de votre image public, c'est à vous de vous imposer.

— Mais le truc, voyez-vous, c'est je n'y tiens pas vraiment...

— Ça ne m'étonne pas de vous, soupire-t-il lassement. Mais songez aux clichés que vous pourriez briser en siégeant au conseil. Songer à la manière dont vous pourriez redorer le blason de votre caste. Ça ne vous intéresse donc pas ?

Oh et bien... y penser me fait un drôle d'effet.

Je suis loin d'être une héroïne. En parfaite voleuse, j'ai toujours tout fait pour ma pomme. Mais quand je repense à tous ces clichés, tous ces jugements... oui, j'ai envie de les briser. 

Il sait s'y prendre pour persuader les gens. Mais je dois rester mesurée.

— Si, ça m'intéresse, reconnais-je. Sauf que je n'en ai pas la trempe...

— C'est pour ça que nous vous avons écrit un discours, insiste-t-il.  Nous vous le fournirons à votre retour au Palais, vous pourrez prendre le temps de le corriger. Nous ne vous demandons pas de le lire mots pour mots, vous pourrez modifier ce que vous voulez. Nous faisons ça seulement dans le but de vous aider.

Euh... c'est pas un peu triché ? Bah après tout, c'est pas comme si ça devait me surprendre.

Je réfléchis un instant. Cette solution servie sur un plateau d'argent est presque trop belle pour être vraie.

Tel qu'il me l'expose, l'arrangement est idéal. Il m'aide et me laisse le choix.
Pas mal, l'idée...

— J'accepte, décidé-je.

De toute façon, je ne crois pas que je puisse faire autrement. Et puis ça ne m'engage à rien.

Athelios soupire, soulagé le me voir enfin coopérer.

— C'est une bonne nouvelle. J'espère que vous saurez vous débrouiller, vous pourrez changer beaucoup de choses cette après-midi.

Il a raison. Je ne crois pas que ce poids soit fait pour mes épaules, mais il va falloir me débrouiller.

Après c'est pas comme si je partais mal...

— Je vous souhaite une bonne chance, Gabrielle.

— Merci, votre Altesse.

Et j'attends qu'il ait raccroché de son coté pour en faire de même. Un minimum de respect pour celui qui vient de me sauver la mise tout de même ! Je ne suis pas si ingrate.

Un discours tout frais payé destiné à défendre ma position que je peux modifier à ma guise ?

Ça me va !

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